Pour la première fois, une alternative à gauche?
Peter Streckeisen
Des élections anticipées sont prévues pour la mi-septembre. La droite est largement donnée gagnante. Une alternative électorale à gauche du SPD cherche à s’affirmer. Avec quelles perspectives?
Le 22 mai, au soir des élections dans le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, le chancelier Gerhard Schröder a annoncé la tenue d’élections anticipées au niveau fédéral. Elles auront probablement lieu le 18 septembre. Les élections du 22 mai dans la «plus grande région industrielle d’Europe» ont en effet débouché sur une sévère défaite pour le Parti social-démocrate (SPD) du chancelier. Il a dû céder la direction de ce Land, un fief du SPD depuis 39 ans, à une coalition conservatrice (CDU) et libérale. C’est aussi le dernier gouvernement régional rouge-vert en place qui a ainsi été battu.
Fuite en avant
Face à cette débâcle, le chancelier a choisi la fuite en avant. En 2002 déjà, à l’approche des précédentes élections, tous les sondages donnaient le SPD perdant. Schröder avait cependant réussi à refaire son handicap. En exploitant les inondations catastrophiques dans les Länder de l’Est durant l’été 2002, ainsi qu’en critiquant les préparatifs de guerre des Etats-Unis contre l’Irak. Lors de ces élections, le SPD avait finalement obtenu le même pourcentage de voix que la CDU/CSU. Mais le meilleur score des Verts par rapport aux libéraux (FDP) a permis à la coalition rouge-verte, arrivée au pouvoir en 1998 après 16 ans de gouvernement conservateur, de se maintenir au pouvoir.
Ce deuxième gouvernement rouge-vert a placé au cœur de sa politique l’Agenda 2010. Celui-ci constitue l’attaque la plus complète lancée depuis la Seconde Guerre mondiale contre les droits économiques et sociaux des salarié·e·s (cf. La brèche No7 et 12). La loi Hartz IV a provoqué un vaste mouvement d’opposition. Elle diminue brutalement les prestations de l’assurance chômage et contraint les personnes sans emploi à accepter des jobs à 1euro, ou à devenir de faux indépendants (Ich-AG/SA à une personne). Le 3 avril 2004, 500’000 personnes ont manifesté dans les grandes villes d’Allemagne contre la politique du gouvernement Schröder. Durant l’été et l’automne 2004, des dizaines de milliers de personnes ont pris part aux manifestations du lundi.
Le SPD s’est ainsi retrouvé dans une crise profonde: il ne perd pas seulement massivement des électeurs, mais également des membres. Depuis les élections fédérales de 2002, neuf des onze élections ayant eu lieu dans des Länder se sont conclues pour lui par des défaites (cf. tableau).
Bref: la politique du gouvernement rouge-vert est très impopulaire et une réélection de Schröder et de Joscka Fischer (ministre des affaires étrangères, leader des Verts) paraît hautement improbable. Pour tenter d’enrayer leur chute, les dirigeants du SPD, en particulier le président du parti Franz Müntefering, peignent le diable sur la muraille en cas de changement de gouvernement. Soudain, ils se prononcent pour une imposition renforcée des riches ainsi que pour des augmentations de salaires. Ils cherchent à instrumentaliser la critique du capitalisme à leurs fins.
Cette propagande est cependant dépourvue de toute crédibilité. Durant 7 années, le gouvernement rouge-vert de Schröder s’est systématiquement mis au service de la «compétitivité» de l’économie allemande. Il a été inflexible face aux protestations sociales provoquées par sa politique. Schröder a rendu un grand service à la bourgeoisie en faisant progresser de manière décisive la transformation du SPD sur le modèle du New Labour de Tony Blair. De plus, l’intégration des directions syndicales à la mise en œuvre des contre-réformes néoconservatrices a permis d’aller beaucoup plus loin que ne l’avait fait le chancelier Kohl en matière de démontage social ou de privatisations. Aujourd’hui, la base de Schröder s’effrite et les chefs d’entreprise misent majoritairement sur un gouvernement conservateur dirigé par Angela Merkel (CDU) pour poursuivre de manière encore plus agressive la politique suivie jusqu’à maintenant.
Contrairement à ce qui s’était passé en 1998, lors de l’arrivée au pouvoir des rouges-verts, la majorité de la population ne se fait aucune illusion sur le fait qu’un changement de gouvernement améliorerait sa situation. Selon l’Institut de sondage Allensbacher, 75% des Allemands s’attendent à un changement de gouvernement cet automne, mais seuls 34% y voient un signal d’espoir (NZZ, 17 juin 2005).
Une alternative électorale?
Dans ce contexte, une question est posée: est-il possible de faire entendre sur la scène politique le mécontentement social très largement répandu au sein de la population ainsi qu’une aspiration à une autre politique?
En réaction à la politique brutale du gouvernement Schröder, un nouveau parti est effectivement apparu à la gauche du SPD: l’Alternative électorale pour le travail et la justice sociale (WASG, son acronyme allemand). La WASG a participé pour la première fois à des élections en Rhénanie-du-Nord-Westphalie en mai dernier. Elle a réuni 2,2% des suffrages (181’000 voix). Immédiatement après ces élections, Oskar Lafontaine, longtemps grand rival de Schröder au sein du SPD, a annoncé sa démission du SPD et sa disponibilité pour être candidat de la WASG lors des élections fédérales de septembre. A condition qu’une liste commune soit mise sur pied avec le PDS (cf. encadré).
Depuis lors, les directions des deux formations politiques négocient les conditions d’un tel accord. Le dernier mot appartiendra aux congrès de la WASG (3 juillet) et du PDS (17 juillet). Une votation de l’ensemble des membres de la WASG suivra.
Il est probable qu’une telle liste commune verra le jour. Juridiquement, il s’agira d’une liste ouverte du PDS. Les alliances entre listes électorales sont interdites en Allemagne. Le PDS changerait de nom pour s’appeler «Le parti de gauche/Die Linkspartei». La liste pourrait se présenter avec des dénominations changeant selon les Länder, afin de tenir compte des sensibilités politiques. Les deux moteurs de la campagne électorale seraient Oskar Lafontaine et Gregor Gysi, deux figures politiques très connues en Allemagne et bénéficiant d’un très fort impact médiatique. A moyen terme, des négociations seraient menées pour la fusion des deux partis.
Quel projet de gauche?
Cette évolution représente un énorme défi pour la gauche en Allemagne. La constitution d’une opposition se situant à gauche du SPD, enracinée dans toute l’Allemagne et disposant d’une fraction parlementaire au Bundestag (le parlement allemand), représenterait certainement un pas important. Les instituts de sondage créditent cette alliance de 10% des intentions de vote. Chacun de leur côté, la WASG et le PDS risquent de ne pas franchir la barre de 5% nécessaires pour être représenté au Parlement. Le fait qu’un tel parti pourrait contester le «monopole politique» du SPD sur les questions sociales serait aussi un important changement. La question reste ouverte de savoir comment les directions syndicales réagiraient: jusqu’à maintenant, elles ont toujours apporté un soutien sans faille au SPD lors de moments décisifs.
Des doutes s’expriment néanmoins, en particulier au sein de la WASG. Ils ne peuvent pas être écartés d’un simple revers de la main. Premièrement, les deux formations politiques sont très différentes. Le PDS est l’héritier du SED, le parti-Etat à la tête de l’Allemagne de l’Est jusqu’à la chute du mur de Berlin, en 1989. Il compte environ 60’000 membres, dont deux tiers de retraités. Quinze ans après la réunification, il a été totalement incapable de prendre pied dans les Länder de l’ancienne Allemagne de l’Ouest. La tentative de construire une gauche du PDS, représentant autre chose que la nostalgie d’un passé révolu, a échoué. A Berlin et dans le Land de Mecklenbourg-Poméranie occidentale, le PDS participe au gouvernement, en coalition avec le SPD. Il participe dans ces deux cas à la mise en œuvre de la politique de privatisation et de démontage social du chancelier. La revendication d’une sortie du PDS de ces gouvernements s’est exprimée dans les rangs de la WASG. Elle a été catégoriquement refusée par la direction du PDS. Le PDS souhaite néanmoins cette alliance avec la WASG, car elle constitue peut-être sa dernière chance de se débarrasser de l’image de «parti de l’est».
Un autre danger résulte de la dynamique propre de la politique institutionnelle, qui peut être fatale à un projet politique émancipateur. Les directions des deux partis ont avant tout en tête des considérations tactiques électorales. Ce qui n’empêche pas les membres de base d’être actifs socialement. La manière dont est négociée cette alliance électorale, à marche forcée et dans le secret, provoque des remous, avant tout au sein de la WASG. De plus, Lafontaine et Gysi ne sont pas des inconnus. Ce sont des politiciens professionnels qui ont fait par le passé la démonstration de leur opportunisme. Ils sont plus préoccupés de leur image dans les médias que des membres de base et des règles de fonctionnement démocratique d’un parti. Malgré son hostilité affichée vis-à-vis de Schröder, Lafontaine a joué un rôle central dans la «modernisation» du SPD. On peut dire la même chose de Gysi pour la transformation du SED/PDS de parti de gouvernement «socialiste réellement existant» en parti de gouvernement social-libéral.
Offensive ininterrompue
A l’ombre de ces manœuvres électorales, des développements sociaux significatifs ne reçoivent pas l’attention qu’ils mériteraient. Ainsi, le 21 juin 2005, le syndicat IG Bau (construction) a signé un contrat collectif de travail pour la construction (gros œuvre) prévoyant une augmentation du temps de travail de 39 à 40 heures, sans compensation salariale (Junge Welt, 22 juin 2005). Le quotidien Handelsblatt, proche des milieux d’affaires, constate: «Les accords conventionnels […] donnent une image étonnante de l’état de la République fédérale. Les contraintes empêchent les syndicalistes et les sociaux-démocrates de fuir vers des rêves de redistributions, quelles que soient par ailleurs leurs proclamations de combat. En même temps, l’idée est largement répandue que la vraie révolution est encore devant nous: que ce soit en matière de contrats collectifs, de droit du travail ou d’assurances sociales. […] A quoi sert un contrat collectif de travail qui prévoit à large échelle des baisses de salaires? Il enterre le soutien aux syndicats parmi les salariés.» (Handelsblatt online, 23 juin 2005). Ce contexte et le type de rapport de forces – fort défavorable aux salarié·e·s – qui est en train de se nouer dans ces confrontations façonneront au moins autant que les stratégies électorales la portée politique et sociale des prochaines élections.
Une forteresse minÉe
La droite allemande, qui a de bonnes chances de revenir au pouvoir en septembre, a placé la flexibilité du travail au cœur de son programme. Le gouvernement Schröder a usé et abusé de l’argument que cette flexibilité serait la condition pour faire reculer le chômage. La barre des 5 millions de sans-emploi a été franchie, le SPD s’est largement discrédité, mais la droite et le patronat veulent poursuivre sur cet élan pour pousser l’avantage.
Pour mesurer l’impact que les mesures de flexibilisation peuvent avoir, il faut rompre avec une certaine inertie des représentations. On associe souvent l’Allemagne à l’existence de syndicats puissants, défendant un système de contrats collectifs de travail nationaux et robustes. Les batailles exemplaires pour les 35 heures des années 80 ont forgé cette image. La réalité est fort différente. Selon une étude de l’institut de recherche des syndicats allemands (WSI), en 2003 23 % des entreprises avec plus de 20 salarié·e·s et un conseil d’entreprise sont au bénéfice de clauses permettant des dérogations aux dispositions du contrat collectif de leur branche, en défaveur des salarié·e·s. 56 % des plus grandes entreprises profitent de ces clauses d’exception. Près d’un salarié sur deux (49 %) est ainsi concerné. Les exceptions concernant le temps de travail sont les plus nombreuses. Mais les dérogations en matière salariale sont en forte croissance. (Transfer, printemps 2005, pp. 26-44).
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