La bataille des 35 heures
Michel Husson
Droite et patronat ont lancé l’assaut
final contre les 35 heures. En prenant appui sur les brèches ouvertes par le
gouvernement Jospin. La résistance est vive et elle pourrait modifier le climat
social.
L’offensive libérale contre les 35 heures
vient de relancer la confrontation sociale en France. C’est l’occasion de
revenir sur le bilan de cette mesure et d’analyser la nouvelle donne qui est en
train de se dessiner [1].
Quel bilan des 35
heures?
Pour les néo-libéraux, le passage des 35
heures a été une catastrophe économique: il a conduit selon eux à une
augmentation du coût du travail, donc à une perte de compétitivité. La
réduction du temps de travail (RTT) n’aurait finalement pas créé d’emplois, et
conduit au contraire à une baisse du nombre d’heures travaillées.
Tout ceci est évidemment faux: entre 1997 et 2001,
deux millions d’emplois ont été créés en France et le nombre d’heures salariées
est passé 21,1 à 25,9 milliards, tandis que la part des salaires dans la valeur
ajoutée des entreprises restait constante. Bref, la RTT est un moyen de créer
des emplois qui résistent à la conjoncture, puisque le retour à une croissance
médiocre n’a pas fait redescendre le volume de travail à son niveau antérieur.
Les libéraux ne peuvent attribuer le surcroît
d’emplois aux baisses de cotisations sociales menées dans la première moitié
des années 1990 et expliquer en même temps que la RTT a conduit à une hausse
monstrueuse des coûts salariaux. Car si c’était vrai, on aurait donc dû avoir
beaucoup de créations d’emplois jusqu’en 1997, et beaucoup moins après. Or,
c’est l’inverse qui s’est produit. Il faudrait donc admettre que les patrons
ont embauché sous l’influence des exonérations obtenues quelques années plus tôt,
sans se soucier de l’augmentation du «coût du travail» qui leur faisait
pourtant pousser des cris d’orfraie instantanés. C’est absurde.
N’en déplaise aux néolibéraux, la RTT a créé entre
350’000 et 500’000 emplois: cette fourchette est le résultat convergent des
enquêtes et des études disponibles. La vraie question qui se pose est plutôt de
comprendre pourquoi une réduction du temps de travail d’environ 10% (de 39 à 35
heures) n’a pas donné lieu aux 1,5 million d’embauches attendues.
Les reculs de la gauche
Ce bilan décevant doit être analysé du point
de vue des modalités pratiques de la RTT. Le premier recul de la gauche
gouvernementale a été de renoncer à toute exigence d’embauches
proportionnelles. La loi Robien, votée par la droite en 1996, instituait un
dispositif (facultatif) où les entreprises bénéficiaient d’aides publiques sous
condition de créer 10% d’emplois pour une baisse de 10% du temps de travail.
Avec la loi Aubry 1, l’exigence de créations d’emplois avait baissé à 6%, et
elle avait complètement disparu dans la loi Aubry 2.
Le patronat a su profiter de l’occasion pour «réorganiser»
le travail à sa convenance, en l’intensifiant, en l’annualisant, bref en le
flexibilisant. Le résultat se lit très clairement dans les statistiques: le
passage aux 35 heures s’est accompagné d’un véritable bond en avant (environ 5%)
de la productivité horaire du travail, et c’est d’ailleurs pour cela que le
coût du travail par unité produite est resté à peu près constant. En pratique,
on a donc coupé la poire en deux: les effets de la baisse du temps de travail
se sont ventilés à peu près également en intensification du travail et en
créations d’emplois.
Le deuxième recul correspond à la non-généralisation
des 35 heures et des créations d’emplois. Dans le secteur public –et c’est très
net dans les hôpitaux– le gouvernement a donné un très mauvais exemple en
passant aux 35 heures à effectifs constants. Concernant les entreprises de
moins de 20 salariés, Martine Aubry a institué un calendrier différent pour la
mise en place des 35 heures, puis Elisabeth Guigou a reporté aux calendes
grecques cette extension. Dans le même temps, des mesures dérogatoires étaient
mises en place quant au tarif des heures supplémentaires.
Au total, le bilan pour les salariés est ambivalent:
en gros, les femmes et les ouvriers ont plutôt perdu dans l’affaire, tandis que
les cadres et les salariés qualifiés des entreprises les plus dynamiques en ont
mieux profité.
Mais, plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain,
il vaut mieux tirer les leçons de l’expérience quant aux modalités qui auraient
fait obstacle au détournement de la RTT par le patronat. Il aurait fallu,
d’abord, établir les 35 heures comme principe général, de manière à éviter
toute division du salariat; ensuite, mettre en place les dispositifs assurant
une embauche proportionnelle. Cela passait par un contrôle sur les embauches,
assorties de mesures de rétorsion jouant sur les aides publiques. Il fallait
aussi un encadrement strict du recours aux heures supplémentaires, en limitant
leur nombre total et en les faisant payer très cher. Sur tous ces points, la
gauche gouvernementale a fait exactement le contraire, et a ainsi permis au
patronat de vider la mesure de son potentiel en emplois.
Les partisans d’une version radicale de la RTT
mettaient correctement en avant deux clauses à leurs yeux essentielles: «sans
perte de salaire» d’une part, «avec embauches proportionnelles» d’autre part.
Mais, en pratique, la seconde a été sous-estimée. Le mouvement syndical était
polarisé par deux traditions, dont aucune n’était en mesure de dégager une
conception cohérente. Du côté de la CFDT, la revendication des 35 heures était
indissociable de la recherche d’un compromis jouable autour d’un «partage du
travail» où les salariés auraient, en somme, échangé du pouvoir d’achat contre
une RTT assortie de créations d’emplois. La CGT et FO étaient marquées par une
tradition revendicative où l’organisation du travail n’occupait pas une place
centrale. Quant aux mouvements de chômeurs, ils avaient dès leur naissance
associé des «mesures d’urgence» portant sur les minima sociaux à une visée à
long terme sur les 35 heures. Mais leur faiblesse (sans parler du poids des
partisans de la fin du travail et du revenu garanti) les a conduits à parer au
plus pressé pour se recentrer sur la défense des revenus des chômeurs.
La contre-offensive du
patronat
L’objectif avoué du patronat va plus loin que
les 35 heures: il est de supprimer la notion même de durée légale du travail,
qui «n’a pas de sens» pour Guillaume Sarkozy, le No2 du Medef, l’organisation
faîtière des patrons en France. Le patronat ne pouvait donc qu’être violemment
opposé à ce qu’il percevait comme un durcissement de la législation sociale. Il
est aujourd’hui reparti à l’attaque, parfaitement relayé par le gouvernement de
droite, sous la forme d’une proposition de loi émanant de députés
ultra-libéraux.
Si l’on regarde de plus près les modalités pratiques
de cette offensive, on retrouve les points faibles des lois Aubry. Dans son «contrat
France 2005», le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin propose ainsi de porter
de 180 à 220 heures le contingent légal d’heures supplémentaires, ce qui ramène
à 40 heures la durée hebdomadaire du travail. Raffarin veut aussi prolonger la
dérogation qui permet aux entreprises de moins de 20 salariés de payer les
quatre premières heures supplémentaires à un taux de 110%, au lieu des 125% du
régime général. Ces mêmes entreprises pourront racheter dix jours annuels de
RTT aux salariés, sans qu’il soit précisé s’ils seront payés en heures
supplémentaires. Raffarin propose en outre la mise en place d’«accords pour le
temps choisi», par branche ou entreprise, permettant «d’effectuer des heures
supplémentaires choisies, au-delà du contingent conventionnel». On comprend que
Seillière, le patron du Medef, ait pu se réjouir qu’on «redonne la liberté au
temps de travail», parce que ces propositions auraient pour effet de faire
voler en éclats la durée légale du travail et de fractionner encore un peu plus
le salariat.
Aucune de ces mesures ne saurait évidemment doper
l’emploi. Une preuve en est que, sur 160 branches, seules 20 ont signé des
accords rendus déjà possibles par la loi Fillon de 2003, et seuls deux d’entre
eux vont au-delà du contingent légal. De plus, le nombre annuel moyen d’heures
supplémentaires tourne autour de 60, et l’on est donc très en dessous du
contingent légal. Il est vrai qu’il s’agit des heures supplémentaires
rémunérées, qui ne représentent environ qu’un quart du total [2]. Si l’on ajoute à cela le fameux jour férié supprimé,
on constate que le détricotage des 35 heures conduit à un retour subreptice aux
40 heures.
Sur le plan idéologique, une énorme campagne a été
lancée sur le thème du «déclin», visant à montrer que les Français ne
travaillent pas assez, et que là réside la cause ultime du chômage. Ce discours
s’accompagne d’une référence au «temps choisi» qui fait l’impasse sur cette
masse de main-d’œuvre potentielle qui ne demanderait qu’à s’employer, à
commencer par les chômeurs et les femmes contraintes au temps partiel. Comment,
ensuite, ne pas comprendre que tout allongement de la durée du travail est un
obstacle à de nouvelles embauches? La conjoncture française actuelle en est une
bonne illustration: les entreprises font des profits mais n’embauchent pas. En
réalité, les patrons sont en train d’éponger les effets des 35 heures en
infligeant aux salariés une «double peine»: garder la flexibilité et
l’intensification du travail tout en allongeant le temps de travail pour un
salaire bloqué. Ils exercent un chantage aux licenciements ou aux
délocalisations, pour obtenir que les salariés travaillent plus pour le même
salaire, l’un des derniers exemples étant celui de l’entreprise rémoise
Chausson Outillage.
Un retournement de
situation
Le gouvernement a jusqu’ici bien mené sa
barque, mais il se trouve aujourd’hui confronté à une véritable contradiction:
d’un côté, il est attentif à éviter le risque d’une réaction généralisée; mais,
d’un autre côté, il est résolu à mettre en œuvre son plan très global de
contre-réformes. Il semble bien qu’il ait franchi la ligne jaune: comme pour
mieux démentir le slogan «travailler plus pour gagner plus», un sondage récent [3] montre que seuls 18% des salariés français (15%
dans le public, 20% dans le privé) veulent travailler plus. En allant trop
loin, le gouvernement a réussi la prouesse de reconstituer un front syndical
uni. Les principales confédérations (CGT, CFDT, FO et CFTC) ont en effet
organisé le 5 février une manifestation à laquelle le PS (fait rarissime) a
appelé à participer. Et un autre sondage [4] faisait état de 69% de soutien ou de sympathie à cette manifestation
en défense des 35 heures, des salaires, de l’emploi et du Code du travail:
c’est un taux d’adhésion supérieur à celui qu’ont pu recueillir les mouvements
sociaux des dernières années.
Après les défaites subies, la remobilisation se reconstruit
en raison de la nature globale d’une offensive qui relie tous les aspects du
sort fait aux travailleurs. Attaqués de toutes parts (incertitudes sur
l’emploi, blocage salarial, menaces sur les retraites, recul de la protection
sociale, absence de toute perspective de carrières, etc.) ils sont en train de
passer de la résignation devant les coups portés à un rejet actif de «réformes»
ressenties comme parfaitement injustes. Et si la question sociale pénètre le
débat sur le prochain référendum au sujet du projet de Constitution européenne,
alors la mayonnaise pourrait prendre, transformant l’ensemble du climat social
et politique en France.
1. Les principales références sont disponibles sur le site Marchandise, http:
//ecocritique.fr, rubrique «35 heures et emploi».
2. Comme l’indique très officiellement Eurostat: «Heures supplémentaires», Statistiques
en bref no11/2004, http:// hussonet.free.fr/hsup2001.pdf
3. Le
Monde, 31 janvier 2005.
4. L’Humanité, 3 février 2005.
Forte mobilisation: le gouvernement de marbre
Les manifestations
appelées unitairement par les centrales syndicales pour la défense des 35
heures ont réuni, samedi 5 février, près de 500’000 personnes dans une centaine
de villes de France. Après les mobilisations de la fonction publique, quinze
jours plus tôt, c’est un succès. Les 35 heures étaient au cœur des cortèges,
mais d’autres exigences sociales s’amalgament: en particulier celle d’une forte
revalorisation des salaires. Le gouvernement Raffarin, en face, semble décidé à
suivre la politique qu’il a appliquée depuis la réforme des retraites en 2003:
ignorer la mobilisation sociale et passer en force. Ce qui revient à parier sur
le fait que les principales directions syndicales –CFDT, CGT, FO– ne répondront
pas à cette offensive par une escalade dans les formes de mobilisations et dans
les objectifs sociaux et politiques donnés au mouvement. Ce qui a réussi au
gouvernement en 2003 ainsi qu’en 2004, en particulier face au personnel
d’EDF-GDF (cf. La brèche No2-3). Le 6 février, le gouvernement Raffarin a donc
annoncé qu’il ne retirerait pas le projet de révision de la loi sur les 35
heures soumis au Parlement. Il cherche aussi à creuser au maximum la division
entre secteur public et secteur privé. A suivre.