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Le monde à l’envers !
Urs Zuppinger
Dissimuler l’inégalité sociale face à la maladie et aux accidents professionnels en levant l’étendard des « abus »
A chaque fois, lorsqu’un droit social, donc collectif, est attaqué, le discours officiel se coule en quelque sorte dans les canons d’une propagande qui était, dans l’entre-deux-guerres, résumée de manière sinistre ainsi : « Mentez, mentez toujours, il en restera quelque chose. »
Inventer un coupable
Deux propositions structurent ce monologue gouvernemental.
• La première : si des salarié·e·s sont malades ou sont accidentés, la faute leur en incombe. Ils n’ont pas assez fait de prévention. Ils n’ont pas appliqué les préceptes indiqués dans la bande dessinée intitulée Le roi Boudin. Au pays des Fruits & Légumes Attack (2007). Elle est diffusée par la caisse de santé Philos et l’Office fédéral de l’agriculture, avec le soutien financier de l’Office fédéral de la santé publique.
Sa recette est simple : « Bien manger, bien bouger, c’est la clé d’une bonne santé. » Pour cela, il suffit de respecter les deux pyramides qui servent de tables de la loi : la « pyramide alimentaire » et la « pyramide du mouvement ». Le travail, avec ses contraintes, n’existe pas. La vie est un jeu d’enfant. Cette recette renvoie à l’infantilisation à l’œuvre, plus d’une fois, sur le lieu de travail. Donc aucune excuse ne peut être invoquée par celui ou celle qui négligerait les « préceptes » du Décalogue du… bon entretien de son « capital santé. » On est membre du TCS : Touring Club de la Santé !
• La seconde proposition en découle. Si vous n’avez pas « tout fait » pour éviter l’AI ou l’AA, si vous n’avez pas « tout fait » pour réintégrer le marché du travail, vous êtes, a priori, des fraudeurs, au moins potentiels.
L’abus est au bout de ce genre de catéchisme auquel revient Benoît XVI. Comme tout catéchisme, il a peu à voir avec le monde réel, avec le vécu quotidien, avec ce qui est possible. Les « citoyens et les citoyennes » de l’URSS catéchisée de Brejnev le savaient parfaitement.
La « morale » de ce conte propagandiste peut se décliner ainsi. 1° Les victimes d’accidents au travail, de maladies professionnelles, de burn-out sont des coupables ou, au moins, soupçonnées de l’être. 2° Dès lors, elles risquent d’être considérées comme des simulateurs, des profiteurs. 3° Quant aux responsables économiques et politiques, qui façonnent pour l’essentiel le contexte social dans lequel les salarié·e·s doivent agir, ils sont blanchis. 4° Un blanchiment qui va profiter aux assureurs privés cherchant à étendre leur marché. 5° Et aux grandes fortunes, aux capitaux et aux entreprises qui cherchent, avec ardeur, à payer le moins d’impôts possible, à ne pas abonder le budget public.
A l’origine : l’inégalité sociale
Ce discours officiel doit cacher, oblitérer, taire l’inégalité sociale, structurée et reproduite par le système capitaliste. Une inégalité qui se traduit brutalement face à la maladie, au handicap, à l’accident au travail, face à la mort. Une inégalité qui, pour la très large majorité, perdure de la naissance à la mort.
Nombreuses sont les études qui indiquent que si l’espérance de vie augmente régulièrement, les inégalités de santé ne se réduisent pas. Certaines ont tendance à s’accentuer, en particulier selon l’insertion dans un secteur et dans la hiérarchie de l’organisation du travail, ainsi que selon le parcours professionnel : évolution professionnelle avec l’âge, et chômage.
Une étude, datant de mars 2000, faite à Genève, indiquait que sur 5137 hommes nés entre 1925 et 1927 (retraite entre 1990 et 1992), l’espérance de vie des ouvriers non qualifiés et peu qualifiés était inférieure de 4,4 ans par rapport à ceux exerçant une profession libérale ou scientifique. Seuls 57 % des ouvriers étaient « arrivés » à 65 ans, vivants et sans handicap permanent. Les travailleurs du bâtiment étaient frappés d’invalidité. Ils avaient certainement oublié « de bien manger et de bien bouger » (E. Gubéran, M. Usel, Mortalité prématurée et invalidité, OCIRT, 55 p.).
Selon l’OFS (Office fédérale de la statistique) 44 % des salarié·e·s, en 2002, disaient avoir subi une forte tension nerveuse au travail. Pas étonnant que quelque 30 % des consultations médicales des personnes actives professionnellement sont liées, explicitement, au travail.
Suite au suicide de trois cadres au Technocentre modèle, planté dans la verdure, de Renault à Guyancourt (dans les Yvelines, en France), un sociologue du travail répondait ainsi à la question : « Comment expliquer ces drames ? » : « Par une demande trop forte adressée aux salariés. En gros, on leur a demandé il y a deux ans de changer leur organisation du travail et d’augmenter simultanément leur productivité, cela en un temps record. Devenir Toyota ou Nissan, tout en sortant deux modèles de plus par an, avec la tension du « faut y arriver, sinon Renault va mourir ». La barque était dangereusement chargée. » (Ph. Askenasy et alii, Organisation et intensité du travail, Ed. Octarès, 2006)
Cette situation existe en Suisse. Mais elle est camouflée, elle est tue. Une sorte de honte pèse, lourde comme une chape de plomb, sur la prise de parole individuelle et collective. Les marges de manœuvre se réduisent. Alors, la commotion survient, la tumeur grandit. Qui abuse ?
Les médecins témoignent – malgré les diverses pressions de la Suva et des assurances-maladie – que les « abus » sont négligeables. Le président de la FMH, Jacques de Haller, explique : « Durant mes 21 années de pratique professionnelle, je n’ai quasiment rencontré aucune personne simulant l’invalidité. Près de 99 % des cas traités relevant de l’AI avaient besoin de la rente. » (SonntagsZeitung, 15 avril 2007, p. 31) Et des enquêtes faites à Soleure le confirment. Ladite fraude ne représente que 0,3 % du budget, selon les offices AI eux-mêmes. Dans le domaine des assurances privées, ce taux est considéré comme oscillant entre 5 % et 10 %…
Les abuseurs seront-ils reconnus comme tels ?
Mais là n’est pas le centre du vrai débat, de la véritable opposition à la 5e révision et à ses tenants. La propagande mensongère a mis à l’envers le monde de la maladie ainsi que de l’invalidité, pour ne pas dire de la mort. Réduire le déficit de l’AI (voir p. 3) passe non par une « mobilisation contre les abus », mais par des mesures très concrètes contre les véritables abuseurs.
De simples questions permettent de clarifier les choses, de rétablir la vérité, de voir que le roi Couchepin et ses collègues sont nus, une fois leur démagogie tombée.
• Pourquoi aucune mesure sérieuse n’est-elle prise afin de mettre en place un dispositif de détection précoce – s’appuyant sur la libre activité des salarié·e·s, ouvriers et cadres, dont les droits démocratiques seraient protégés, car ils réduisent les coûts de l’AI – afin de mettre en lumière et d’intervenir face à des conditions de travail nocives pour la santé physique et psychique ?
• Pourquoi ne pas introduire dans le Code des obligations l’obligation pour les employeurs de mettre à disposition un cadre de travail respectueux de la santé ? Cela implique que l’intervention des travailleurs soit possible.
• Pourquoi ne pas bloquer les transferts de charges financières effectués par les employeurs en direction de l’AI et de l’AA ? En effet, nous l’avons vu, ils se défaussent en « socialisant » trois fois sur le dos des travailleurs (cotisations, impôts et captation de la survaleur créée) les coûts d’un travail qui rend malade et suscite des accidents ?
• Pourquoi ne pas contraindre les employeurs à engager des salarié·e·s en voie de « reconversion », comme l’exige la loi en France, au lieu de les laisser « déverser » des malades et handicapés vers l’assistance sociale ?
Ces mesures élémentaires seraient possibles le jour où les salarié·e·s ne seront plus des simples « ressources humaines », des objets produisant de la plus-value, mais des sujets actifs, dans tous les domaines, au sein de la société et sur le lieu de travail.
(23 mai 2007)
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