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Industrie
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Le «capital humain»: ça se traite Jean-Pascal Bobst remplace Andreas Koopmann. Voilà les titres de la presse. Par contre, silence sur l’impact de la crise concernant la «gestion des travailleurs». Ces derniers temps, la presse s’est fait l’écho des difficultés rencontrées par le groupe Bobst (Lausanne) considéré comme l’un des plus grands constructeurs de machines en Suisse. Il est spécialisé dans la fabrication de machines à produire des emballages. La direction du groupe a largement informé qu’elle «prendra toutes les mesures nécessaires afin d’adapter ses capacités à cette crise économique sévère et retourner au plus vite au niveau de rentabilité de ces dernières années». Dans l’immédiat, diverses mesures, concernant la «gestion du personnel», sont adoptées par la direction. Nous nous sommes entretenus avec Michel *, salarié de cette entreprise, pour appréhender et mesurer les implications pour les travailleurs de cette volonté de «retour à la rentabilité» antérieure. La brèche: En quoi consistent les mesures que la direction a prises pour faire face à la diminution du volume de travail actuel ? Michel: Tout d’abord, il faut rappeler que le patronat en Suisse dispose d’une législation du travail la plus libérale d’Europe, que les droits des travailleurs sont quasi inexistants. Cela dit, de même que les autres entreprises, la direction de Bobst va puiser dans l’arsenal des dispositions légales et conventionnelles mises en place ces dernières années pour tenter de résoudre à son avantage le manque à gagner dû à une diminution du volume de commandes. Cela se traduit par: le renvoi des travailleurs intérimaires; le retour à l’interne de travaux donnés en sous-traitance; l’application stricte de l’annualisation du temps de travail; le recours au chômage partiel (RHT). Ce sont là les principales mesures. A l’évidence, les employeurs disposent d’une marge de manœuvre incroyable pour faire payer aux salariés les frais d’une débâcle économique dont ces derniers ne sont en rien responsables. Peux-tu être plus précis ? Prenons l’exemple des travailleurs temporaires. On remarquera, et ce n’est pas un hasard, que les premiers auxquels l’on présente la note de la crise sont celles et ceux qui font partie de cette catégorie la plus fragilisée des salarié·e·s. C’est-à-dire celles et ceux qui, au détour d’un licenciement ou d’une fermeture d’entreprise, se sont, un jour, retrouvés plongés dans le cycle infernal des petits boulots. Faute de mieux, ils ont fini par être obligés d’accepter… Parce qu’il faut bien «gagner sa vie» ! Ainsi, fin 2008, alors que la direction affirmait vouloir tout mettre en œuvre pour éviter les licenciements, elle décidait de ne plus reconduire les contrats de 400 travailleurs temporaires. Ou, comme le soulignait dans L’agefi Christian Budry, chef des finances du groupe, avec une formule quasi humaine: il s’agit de «supprimer 400 intérimaires». J’aimerais ajouter que l’engagement de salariés à durée déterminée s’est amplifié ces dernières années. C’est une pratique courante dans le secteur du bâtiment. Aujourd’hui elle tend à s’étendre à l’ensemble des entreprises. La réorganisation du travail selon le principe du juste à temps a eu comme corollaire que les entreprises ont fait appel à une partie toujours plus importante de main-d’œuvre temporaire. De cette manière, les directions peuvent diminuer leurs coûts fixes, tout en exerçant sur ces salariés – qui ne sont pas «estampillés maison» – une très forte pression afin de tenter d’en obtenir une rentabilité maximale. De la sorte, ce sont les conditions de travail et le statut de l’ensemble des salariés qui se trouvent fragilisés par une mise en concurrence généralisée. Ce qui est terrible quand la logique du «chacun pour soi prend le dessus», c’est qu’elle finit par rendre acceptable le fait que l’injustice frappant l’autre nous épargnera, peut-être, de passer à la trappe à notre tour. Cela s’est traduit très concrètement par une absence quasi générale de réactions à l’annonce du renvoi de ces 400 collègues qui, pour certains, travaillaient là depuis plusieurs années. A la question d’un journaliste qui lui faisait remarquer que de réduire le volume de travail donné en sous-traitance était une façon de reporter le problème du manque de travail ailleurs, A. Koopmann – alors président du Comité de direction du groupe – se justifiait en affirmant que les sous-traitants étaient en général mieux positionnés que Bobst «puisqu’ils travaillent pour plusieurs secteurs différents» (PME Magazine, janvier 2009). Qu’en penses-tu ? Voilà une belle illustration, à l’échelle de l’entreprise cette fois, de cette méprisante attitude du chacun pour soi dont nous parlions précédemment. On sait que les PME qui travaillent en sous-traitance sont souvent dans une situation de dépendance technique ou commerciale par rapport aux donneurs d’ordres. Ces derniers, lorsqu’ils prennent la décision de «faire ou acheter» une marchandise, n’ont qu’un seul objectif en tête: baisser au maximum le prix de revient du produit en mettant en concurrence plusieurs centres de production. Ainsi, le département où est produite telle pièce en «interne» se voit également mis sous pression par la «concurrence externe». En période de récession, il suffit pour les donneurs d’ordres de retirer leurs billes pour se les mettre bien au chaud «chez soi» et n’être pas trop regardant sur les éventuels «dégâts collatéraux» que leur décision provoque: faillites ou licenciements. Que le plus fort gagne en quelque sorte ! Ainsi, la boucle se referme. Tout comme pour les travailleurs à contrat précaire, les entreprises les plus vulnérables resteront au tapis. En réintégrant le travail sous-traité, ou en «prêtant ses salariés» à d’autres entreprises pour garantir l’emploi à «son» personnel, la direction cherche avant tout à préserver les sommes investies en formation car, comme le disait Christian Budry à L’agefi, «chaque licenciement est donc l’équivalent d’une destruction brutale d’investissement». L’annualisation du temps de travail, inscrite dans la convention de l’industrie des machines depuis 1998, n’est-elle pas un autre volet des mesures que la direction utilise pour faire face à la contraction des commandes ? Evidemment ! Couplée à une organisation du travail qui cherche à rogner au maximum le temps de fabrication d’un produit (flux tendu), c’est l’outil idéal pour adapter l’horaire des salariés à la variabilité du volume de travail. On comprend pourquoi, dès que l’encre de la signature de la convention entre patronat et syndicat était sèche, la direction s’est approchée de la commission d’entreprise pour lui demander de participer à l’élaboration d’un règlement concernant l’annualisation du temps de travail. Ce qui a été fait, avec l’aval du syndicat, mais sans avoir posé la question aux travailleurs. Aujourd’hui, les 80000 heures supplémentaires accumulées ces dernières années doivent être reprises en congé dans des délais fixés par l’entreprise ! Cela permet, d’une part, de boucher les trous dus à la diminution du volume de travail et, d’autre part, de réaliser de substantielles économies puisqu’une heure supplémentaire (payée à 125%) est reprise en congé comme une heure normale (payée à 100%). De quoi réjouir Christian Budry qui n’a pas manqué d’insister sur le fait que «cette mesure s’est révélée d’autant plus efficace que 2007 était une année record à cet égard». Je pense qu’il est utile de rappeler, ici, que lors des «débats» précédant la signature de la convention, les dirigeants syndicaux présentaient l’annualisation du temps de travail comme la revendication qui permettrait de lutter contre les heures supplémentaires, de protéger les travailleurs contre les licenciements et de créer des emplois ! Après les heures supplémentaires, c’est au tour des vacances d’êtres fixées en fonction de ce que la direction estime conforme à ses intérêts: une semaine a été bloquée en janvier, et trois autres le seront en juillet-août. Dès cette période recommencera le cycle des heures négatives imposées – plus ou moins 100 heures peuvent être reportées d’une année à l’autre dans le cadre de l’annualisation du temps de travail – qu’il faudra ensuite compenser, ainsi que les mises au chômage partiel. Si, pour le premier semestre 2009, le chômage partiel n’a pas eu d’incidence sur le salaire, dès la mi-août, ceux d’entre nous qui seront concernés par cette mesure ne toucheront que le 80% de leur salaire. Cela ne va pas manquer de poser quelques problèmes, notamment pour les plus jeunes, vu la pression à la baisse sur le salaire exercée sur eux. En effet, une prime de 1200 francs remplacera le réajustement (rattrapage) salarial pour 2008 ! Cela bien que le chiffre d’affaires (1,633 milliard) flirte avec les excellentes années passées. Sur fond de récession, la direction n’hésite donc pas à enfoncer le clou en réalisant, enfin, un de ses vieux objectifs: une prime au mérite en lieu et place d’une «augmentation» de salaire. Peux-tu décrire l’ambiance sur ton lieu de travail ? Comment les salariés réagissent-ils face à cette situation ? Il est difficile de généraliser, mais disons que l’inquiétude pointe son nez dans presque toutes les conversations. C’est souvent la disparition de repères «rassurants», comme «le bruit des machines qui tournent», ou les «ateliers vides» qui sont invoqués. Simplement parce qu’à «l’œil» ou, à «l’oreille», la présence ou l’absence de ces indices physiques indiquent «que ça va; qu’il y a du travail» et que «le salaire n’est pas trop menacé», ou l’opposé. Inquiétude également quand les «images de la crise vue à la télé» commencent à se juxtaposer à sa propre réalité, laissant entrevoir que «la crise pourrait bien durablement s’inviter aussi à notre table». Les 400 travailleurs intérimaires qui ont brutalement perdu leur emploi fin 2008; le fait d’être régulièrement ballotté d’un poste de travail à un autre, quand ce n’est pas d’une usine à l’autre; le retour au disciplinaire et à l’uniformisation par l’application obsessionnelle de la méthode dite des 5 S [1]; le passage de périodes chômées au stress du délai impossible à tenir; tous ces éléments contribuent à fragiliser un peu plus la situation des salariés, car ils rendent visible le fil ténu auquel est suspendu leur avenir professionnel. Cela peut, en partie, expliquer le silence pesant qui a suivi l’annonce du résultat des négociations salariales lors d’une récente assemblée: une prime en lieu et place d’un réajustement. Pas un mot. Une assemblée complètement aphone, alors que les années précédentes une telle proposition aurait rencontré une vive opposition. Face aux décisions de la direction qui, lors de réunions d’ateliers, nous sont resservies enrobées de slogans tels que «tous unis nous sommes forts» ou «il faut jouer le jeu», la réaction des salariés oscille entre le coup de gueule que l’on pousse après coup – parce que ça fait du bien – ou la résignation, tout en espérant que la situation se rétablisse au plus vite. Visiblement le moment n’est pas encore venu, comme le souhaitait Maria Wuillemin lors de la grève des «Boillat», de « rompre avec l’ordre établi des choses» et de se battre collectivement pour que tout ne soit plus comme avant. 1. La méthode des 5 S [Seiri, Seiton, Seiso, Seiketsu, Shitsuke] vient tout droit du Japon. Le but est d’organiser l’ensemble du fonctionnement d’une entreprise sur la base de 5 critères: Débarrasser/Ranger/Tenir propre/Standardiser/Impliquer. Ils sont présentés comme «un préalable à toute amélioration de la qualité» (Séminaire Haute Ecole spécialisée de Suisse occidentale). (27 juillet 2009) |
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