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En question: la politique des transports
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Une lutte de salariés
qui fait surgir un thème central de politique publique

Urs Zuppinger

La lutte des travailleurs des Ateliers mécaniques CFF Cargo de Bellinzone a été suivie et largement traitée par La brèche: voir les nombreux articles sur nos sites www. labreche.ch et alencontre.org. Cet article restitue cette importante lutte dans le contexte des changements à l’œuvre dans le transport marchandises en Europe. Il insiste aussi sur quelques perspectives politiques qui pourraient déboucher sur des initiatives à l’échelle nationale et européenne.

1998: le tournant s’accentue

Durant les quatre semaines de la grève, le Département fédéral de l’environnement, transports, énergie, communication, à la tête duquel se trouve, officiellement, le social-libéral Moritz Leuenberger, s’est distingué par son silence. En effet, son administration et lui savent que les CFF sont propriété de la Confédération. Il en découle qu’ils jouent un rôle essentiel dans le domaine des transports. Les mutations en cours ont des implications importantes non seulement sur le plan économique et social, mais également en matière de protection de l’environnement et de développement régional.

Le mutisme du Conseil fédéral et le comportement de Moritz Leuenberger – au-delà de son intervention in extremis comme premier médiateur entre les grévistes et la direction des CFF – peuvent être aisément compris. Une fois décidé, en 1998, que les CFF avaient le statut d’une société anonyme soumise par la loi à l’obligation de se conformer aux «principes de l’économie d’entreprise», le retrait politique des autorités était légiféré, quand bien même le Conseil fédéral reste propriétaire de la société. C’est le principe même de la libéralisation en termes de «non-intervention de l’Etat» dans la gestion des entreprises. Le Conseil fédéral se cache derrière une «Con­vention quadriennale de prestations», dont l’édition présente vaut pour la période 2007-2010. Les autorités prennent simplement acte de la réalisation des objectifs quantifiés, objectifs sur lesquels Moritz Leuenberger n’a pas beaucoup d’emprise et qui sont, en termes de formulation, souvent contradictoires. Ce qui permet de mettre entre parenthèses la thématique du «développement territorial et des attentes des régions quant à une répartition équitable des emplois».

Bien sûr, ni le rôle de l’Etat, ni celui des CFF n’ont fondamentalement changé en 1998. Le parlement s’est contenté d’adapter ces rôles aux nouveaux besoins du capital.

Dans la période d’après-guerre, la régie publique des chemins de fer était utile à l’essor du capitalisme suisse. A l’époque, il y avait une certaine convergence entre les besoins du capital et les besoins de la population comme des salariés·e·s. Dans un pays dont la géographie a, pour des raisons physiques et historico-institutionnelles, la structure d’un réseau urbain d’envergure nationale, entrecoupé en son milieu par les Alpes, l’existence d’un réseau ferroviaire (puis routier) dense et performant était dans l’intérêt des trois «acteurs» mentionnés.

Depuis lors, cette convergence a disparu. Le capital veut mettre la main sur le rail à l’échelle européenne afin de dicter les prix, de façonner le réseau et d’avoir la mainmise sur le rapport des flux entre la route et le rail. Voilà le sens des décisions de 1998 prises par l’Assemblée fédérale. Or, les sondages et les votations populaires montrent que la population suisse, celle ayant le droit de vote, est attachée aux CFF. Elle est persuadée qu’ils constituent un atout à utiliser en matière de protection de l’environnement et de développement régional. Avec la libéralisation de la régie fédérale décidée en 1998, la Confé­dération s’est tout simplement privée de la possibilité d’user à l’avenir de cet atout afin de mener dans ces domaines des politiques publiques dignes de ce nom (voir encadré: «Vraiment plus écologique»).

Conseil fédéral et direction des CFF: une complicité destructrice

A mesure que la grève des travailleurs des Officine de Bellinzone s’est prolongée, il est devenu manifeste que le Conseil fédéral n’avait qu’un seul souci: assurer la non-ingérence dudit pouvoir politique. La droite et la fraction dominante du capital helvétique l’ont applaudi. Néanmoins, un nombre croissant de voix s’est élevé pour signifier avec plus ou moins de clarté que cette «autolimitation» était inadmissible. En effet, la grève avec occupation aux Ateliers ( Officine) CFF de Bellinzone a fait ressortir qu’un avenir soumis au diktat des intérêts privés – au nom du respect des lois d’un marché contrôlé, de fait, de façon oligopolistique – n’est pas seulement incompatible avec les intérêts de salarié·e·s, mais aussi avec la «volonté populaire» de préserver le rail, l’environnement et un développement régional moins inégal.

En effet, en décidant, le 6 mars, le démantèlement des Officine, le directeur des CFF, Andreas Meyer, n’a fait rien d’autre que de se conformer à l’obligation légale de gérer les CFF dans le respect des «principes de l’économie d’entre­prise». Depuis qu’il a repris la direction des CFF, au printemps de l’année passée, il a constaté que CFF Cargo était dans les chiffres rouges; que la structure des ateliers de réparation des locomotives des CFF était, de manière comptable, en surcapacité, situation qu’il est aisé d’accroître ou de réduire pour un site (ici Bellinzone), en y faisant aboutir des ordres de réparation, d’entretien, etc., ou en les détournant; qu’une réduction de cette surcapacité permettrait de diminuer le déficit de CFF Cargo de quelque 10 millions sur les 70 à récupérer. Dans la foulée, la charge imputée aux ateliers d’Yverdon, qui venaient d’être modernisés, pouvait être augmentée. Partant de ces constats il a conclu qu’il fallait entre autres sacrifier les  Officine en privatisant le secteur de l’entretien des wagons et en transférant l’entretien des locomotives à Yverdon.

Avant lui, Benedikt Weibel, son prédécesseur, avait pris des décisions semblables sur la base de constats analogues. Des milliers de places de travail ont déjà été supprimées au cours de ces dernières années aux CFF. Personne ne s’en est offusqué, parce que les syndicats – en priorité le SEV (Syndicat du personnel des transports) et Transfair (Syndi­cat chrétien du personnel des services publics et du tertiaire de la Suisse) – n’ont ni organisé les salariés, ni émis une opposition et présenté une orientation de mobilisation, intégrant salariés des CFF et usagers.

Le programme de restructuration de CFF Cargo d’Andreas Meyer comportait de nombreux autres volets et touchait bien d’autres salariés: à Fribourg, à Bâle et à Bienne. Mais à Bellinzone les travailleurs ont opposé leur veto, concrètement et dans les faits.

La lutte des Officine fournit la preuve que les fameux «principes de l’économie d’entreprise», censés régir la société anonyme des CFF, ne peuvent être imposés que si les salariés sont muselés par les menaces de la direction et l’apathie collaboratrice des directions syndicales, qui con­forte à sa manière les intimidations en provenance de la hiérarchie. La lutte des Officine ainsi que la mobilisation de la population ont placé sur l’avant-scène politique l’avenir des transports publics, et en particulier celui du transport par rail du fret et du transfert route-rail. Et cela à partir d’une région qui, géographiquement, voisine les lieux où ont été effectués des investissements de milliards de francs pour les nouvelles lignes ferroviaires à travers les Alpes, des investissements payés par les salariés-contribuables.

Transport de marchandises et CFF Cargo

Si les autorités fédérales voulaient mettre en œuvre une véritable politique publique en matière de transport des marchandises, c’est le transfert de la route au rail qui devrait être au centre des mesures et décisions à prendre. En effet, l’impact des gaz à effet de serre sur le réchauffement climatique et l’importance du trafic poids lourds pour la production de gaz à effet de serre sont connus. On sait que le volume de marchandises transportées par la route a augmenté de près de 50 % entre 1990 et 2008 dans les pays de l’OCDE. Or, il n’y a que deux moyens d’influencer cette évolution dans les conditions présentes: 1° soumettre les camions à une redevance kilométrique (voir encadré: «A quoi sert la redevance kilométrique»); 2° développer une offre publique attractive et ciblée de transport de marchandises par le rail.

Non pas que quiconque se fasse des illusions sur la possibilité d’inverser les rapports de flux. Le capitalisme privilégie, par intérêts intrinsèques, le transport de marchandises par la route, tant en ce qui concerne les déplacements entre lieux de production et lieux de consommation qu’entre différents sites d’une production segmentée. Sur un marché à la fois mondialisé et totalement inégalitaire du point de vue des «coûts de production», la recherche du moindre coût, pour capter des parts de marché et dégager des marges bénéficiaires plus élevées, génère des déplacements incontrôlables à grandes distances de produits finis ou semi-finis. Ces déplacements doivent, pour être le plus conforme aux intérêts du capital, avoir lieu, si possible, de porte à porte, sans transbordement et sans stockage intermédiaire (production en flux tendus et grands centres de distribution de biens de consommation). Dans le contexte actuel, suite à la construction d’un réseau autoroutier très diversifié, le rail ne peut pas répondre, en termes d’écono­micité envisagée sur le court terme, aux exigences productives et distributives des fractions dominantes du capital lié à la production, à la grande distribution et aux transports (routiers, maritimes et aériens).

Pas étonnant dès lors que la part du rail au volume total de marchandises transportées a baissé de 25 % à 20 % dans les 15 pays de l’Union européenne entre 1999 et 2006, tout en ayant tout de même augmenté en chiffres absolus de quelque 20 %. Les tendances imprimées par les contrôleurs du marché sont fortement tracées en ce domaine. La part des transports en camions va inévitablement augmenter par rapport à celle, déjà minoritaire, des transports en train; sauf si des mesures volontaristes sont prises par les collectivités publiques, les citoyens et les salariés. En d’autres termes, si dans ce domaine l’exécutif et le législatif étaient décidés à prendre au sérieux le mandat constitutionnel ( Feuille fédérale, 20 mars 2007, pp. 1795-1899), à ne pas le laisser être enterré par les autres objectifs énoncés, ils devraient renforcer leurs moyens d’intervention pour affirmer leur contrôle sur ce marché. Evidemment, cela déboucherait sur un conflit d’intérêts, comme l’écrirait immédiatement la NZZ, l’intérêt étant par définition celui des opérateurs économiques qui font le marché. En outre, il faudrait maintenir et renforcer le soutien financier à CFF Cargo.

La place de CFF Cargo face à la DB et à la SNCF

Au vu de l’évolution en cours on peut nourrir de sérieux doutes quant à la probabilité d’une telle issue. En effet, le trafic marchandises des CFF n’a jamais été dans les chiffres noirs. Avec raison on avait invoqué dans les années 1990 que la problématique devait être abordée à l’échelle européenne. Mais en optant pour la libéralisation, les Chambres fédérales ont obligé les CFF à s’affronter à des concurrents qui étaient dès le départ bien plus puissants (voir encadré: «La bataille européenne du transport fret»). Pour pouvoir «régater» face à la Deutsche Bahn, à la SNCF et aux chemins de fer autrichiens, les CFF ont tenté, dans un premier temps, un rapprochement avec les chemins de fer italiens. Il s’est avéré que cette voie était sans issue. Aucune des tentatives de collaboration avec la DB ou la SNCF engagée par la suite n’a abouti avant 2008.

Grâce à la collaboration de la BLS, la DB, avec sa filiale de fret ferroviaire Railion, s’est en revanche accaparée, au détriment des CFF, de parts importantes du transit alpin. Pour améliorer les comptes sur le réseau suisse, CFF Cargo a concentré son offre de prestations sur les gros clients (Migros, Coop, La Poste, la chimie, les cimenteries). Cette réorientation a certes permis de réduire le déficit sur ce marché en 2007 à quelque 5 millions. Mais elle a en même temps augmenté sa dépendance à l’égard de ces clients et entamé encore plus son profil de «service public».

Pour essayer de se faire une place sur le marché européen, CFF Cargo a pratiqué des prix de dumping avec des effets financiers désastreux. En effet, dans l’ensemble, les comptes 2007 se sont soldés par un déficit record de 170 millions. Or, CFF Cargo a bénéficié entre 2002 et 2007 de subventions fédérales attribuées de manière dégressive (70 millions au départ pour atteindre 17 millions en 2007). Dès 2008, CFF Cargo doit équilibrer seule ses comptes. Cet «équilibre» atteint, CFF Cargo devient une option d’achat plus attractive pour Géodis, la filiale fret ferroviaire de la SNCF, qui a aussi acheté le transporteur allemand ITL (Import Transport Logi­stic). Ce dernier achat assure à la SNCF une expansion sur l’axe européen ouest-est.

Autant dire que l’avenir de CFF Cargo est incertain. Les discussions avec DB et la SNCF entreprises par Andreas Meyer, un ancien de la DB, portent certainement moins sur une éventuelle collaboration entre ces firmes que sur la reprise de CFF Cargo par un de ces deux géants du marché européen du transport de marchandises. La presse économique (L’Expansion, 7 avril 2008, Les Echos, 8 avril, La Tribune, 8 avril, puis Le Figaro, 7 avril, Le Monde, 8 avril, et finalement le fédéral et bernois Bund du 11 avril, p. 15) a annoncé l’intérêt de la SNCF pour CFF Cargo. L’objectif est limpide: CFF Cargo domine, pour le moment encore, une portion stratégique du réseau ferroviaire européen, à l’inter­section entre l’axe central nord-sud et l’axe central ouest-est. Celui des deux géants, SNCF ou DB, qui réussira à mettre la main sur CFF Cargo disposera d’un avantage non négligeable sur son concurrent. Or, le mauvais état des comptes de la filiale des CFF permet d’espérer pouvoir y arriver à moindre coût, après que Meyer, Thierry Lalive d’Epiney (président du conseil d’administration) et Moritz Leuenberger ont porté à terme la restructuration et le démantèlement de CFF Cargo.

Peu importe le nom du gagnant de l’opération, une fois que l’affaire sera conclue, la Confédération aura perdu un moyen essentiel pour agir en faveur du report de trafic de la route au rail. Car au stade actuel de leur mutation structurelle, la seule chose qui compte pour la DB et la SNCF est la recherche du profit maximum en jouant grâce aux entreprises de transport et de logistique récemment acquises sur tous les tableaux (rail, route, mer et air) afin d’optimiser le rapport coûts-bénéfice.

L’obligation du report de trafic de la route sur le rail, instaurée suite à la victoire de l’initiative des Alpes, figurera toujours dans la Constitution fédérale, mais elle sera réduite à un vœu pieux. De plus, l’option d’un rachat va accentuer la pression à la restructuration et risque de retirer le tapis sous les pieds des travailleurs des Officine comme de la population tessinoise.

A l’inverse, si le Conseil fédéral et le parlement voulaient réellement mettre en œuvre cette obligation constitutionnelle, ils devraient soutenir CFF Cargo sur le plan financier, à moyen terme, afin d’assurer que cette filiale des CFF reste propriété de la Confédération et qu’il soit encore possible d’exploiter la position stratégique que le réseau ferroviaire suisse occupe au sein du réseau européen, pour améliorer le report du trafic de marchandises de la route au rail.

Les «Officine» de Bellinzone

Les Officine de Bellinzone sont un fleuron industriel performant. Ils sont situés dans une région du pays qui a toutes les raisons de se préoccuper de son avenir économique, à proximité immédiate de la ligne du Gothard. Difficile d’imaginer démarche plus insensée que celle entreprise par la direction des CFF.

Les salariés-contribuables sont saignés depuis des années pour moderniser ses transversales alpines dans le cadre du projet pharaonique Alptransit. Ce projet avait été vendu au peuple en tant qu’opération majeure de transfert des déplacements de la route au rail. En réalité, il va permettre aux flux des marchandises qui sont déplacées du nord au sud et inversement de se dérouler sans accaparer la capacité des goulots d’étranglement que constituent les traversées routières des Alpes. Or, peu de temps avant que le nouveau tunnel ferroviaire soit mis en service et que l’accessibilité des Officine depuis le réseau ferroviaire européen soit de ce fait substantiellement améliorée, la direction des CFF veut démanteler l’atelier tessinois de réparation des locomotives et wagons en liquidant ou dispersant du même coup le savoir-faire des ouvriers, techniciens, ingénieurs qui en assument le fonctionnement.

La contradiction est manifeste entre cette orientation des CFF et les «Objectifs stratégiques» pour les années 2007-2010 déjà cités. De tels objectifs stratégiques doivent figurer dans la «Convention sur les prestations» qui lie les CFF SA au Conseil fédéral. De deux choses l’une. Soit la direction des CFF ne respecte pas ces objectifs en essayant d’imposer son plan de restructuration; ce qui revient simplement à avouer, d’une part, qu’elle poursuit d’autres objectifs et, d’autre part, qu’elle a simplement accepté la réduction des appuis financiers, pour invoquer ce fait et justifier ses choix présents. Soit le Conseil fédéral, propriétaire exclusif des CFF, avec tous les droits que cela lui donne, a simplement fermé les yeux jusqu’à ce que les travailleurs des Officine, la population tessinoise et l’écho de la lutte le contraignent à les dessiller un peu. Sur le plan politique, la campagne doit être menée pour que, au travers de l’art. 8.3 de la loi sur les chemins de fer fédéraux, les objectifs soient clairement révisés selon les exigences issues, d’une part, de l’initiative des Alpes et, d’autre part, des revendications sociales et écologiques des travailleurs comme de la population tessinoise.

Une telle démarche s’impose et a été saisie par le comité de grève, dans sa préparation de négociations qui commenceront mi-mai.

L’urgence existe à ce propos. La qualité de la localisation du site de Bellinzone, dès l’ouverture de la nouvelle transversale alpine du Saint-Gothard, n’a pas échappé à des entreprises privées de ce secteur d’activité. Ainsi Bombardier, le leader mondial de la production et de l’entretien de matériel roulant sur rail, a annoncé son intérêt au mois de mars déjà pour les Officine et ce qui en restera. Le 10 avril 2008, la Neue Zürcher Zeitung indiquait que CFF Cargo avait signé au mois de mars un accord préalable avec l’entreprise Josef Meyer de Rheinfelden, le spécialiste suisse de fabrication et de réparation de matériel roulant sur rail, qui semble intéressé à condition que le niveau des salaires aux Officine soit abaissé de 15 à 20 %, c’est-à-dire aligné sur celui prévalant dans l’indus­trie des machines au Tessin.

C’est pour empêcher l’aboutissement de telles manœuvres industrialo-commerciales que l’initiative populaire cantonale tessinoise «Bas le patte des ateliers» a été lancée. Son but est la constitution d’une zone technologique et industrielle sur le site des Ateliers mécaniques CFF de Bellinzone dont la régie incomberait à une société publique réunissant les CFF et le canton. Son but est de faire admettre, par l’intermédiaire d’une votation populaire, que les Officine doivent rester aux mains de ceux qui y travaillent et de la population qui les a soutenus. C’est le sens du terme propriété publique.

 


«Vraiment plus écologique»

Dans la publication des CFF, Via, N° 3/2008, un article est consacré à une comparaison entre le transport routier de marchandises et le trafic marchandises ferroviaire. L’article commence par une affirmation claire et nette: «Les transports publics (TP) ont généralement la réputation d’être plus compatibles avec l’environnement que le trafic motorisé individuel. Une des caractéristiques de chacun des modes de transport montre que cette perception est effectivement juste: comparés à leurs performances, les TP (route et rail) consomment quatre fois moins d’énergie et émettent onze fois moins de gaz carbonique… Même si la politique a son mot à dire [!] pour décider ce qui peut être écologique, il est indéniable que les transports publics sont nettement les meilleurs au niveau de la compatibilité écologique», assure Hans Kaspar Schiesser, expert du trafic de l’Union des transports publics (UTP). Nous reproduisons ci-dessous le tableau comparatif concernant le trafic marchandises (Via, p. 68).

Ruedi Schwarzenbach, chef du Centre environnemental ferroviaire des CFF, déclare: «Le transport ferroviaire de 100 tonnes de bananes de Bremerhaven [en Allemagne, ville du Land de Brème] jusqu’en Suisse consomme 50 % en moins d’énergie primaire que par la route. En même temps, l’émission de CO2 est 60 % inférieures – cela en tenant compte du fait que le courant en Allemagne provient en grande partie de centrales au charbon.» On se demande si Mortiz Leuenberger lit Via, lors des entractes à l’Opéra de Zurich. On se pose légitimement une autre question: le contenu d’études diffusées par les CFF sert-il simplement de campagne de propagande superficiellement écologique? Car les diktats du lobby des camionneurs sont acceptés sans rechigner par le département de Moritz Leuenberger, qui, lui, est bien blotti dans le collège fédéral.

 


A quoi sert la redevance kilométrique ?

L’utilisation de l’infrastructure ferroviaire est prise en compte dans le calcul du prix des transports de marchandises par rail, alors que l’utilisation de la majorité des routes est gratuite pour les camions qui les empruntent. La redevance kilométrique contrebalance un peu cet avantage incalculable que le transport par la route a sur celui par le rail. En Suisse cette taxe est appelée RPLP 1. Dans un premier temps elle avait fait ses preuves. Entre 2001 et 2005 le volume de marchandises transportées par camions avait diminué de 6,5 %. Depuis cette date les 40 tonnes ont accès au réseau routier suisse et la part des marchandises transportées par la route s’est envolée. De plus, seuls trois autres pays européens (Allemagne, Autriche, Espagne) connaissent une taxe semblable.

1. RPLP = Redevance sur le trafic des poids lourds liée aux prestations, applicable aux véhicules de plus de 3,5 t, introduite en 2001, parallèlement à l’ouverture du réseau routier suisse aux 34 t (poids augmenté en 2005 à 40 t)

 


La bataille européenne du transport du fret

Le trafic de marchandises est un cas d’école pour comprendre la politique néolibérale de démontage de l’emprise publique sur un secteur d’activités potentiellement rentable. Si on sait que c’est un secteur dont la croissance quantitative est ininterrompue depuis des années, effrénée sur les routes, non négligeable sur le rail, on ne doit pas être très futé pour comprendre que le profit est obligatoirement au rendez-vous. L’Union européenne ne prenait donc pas de risques, en termes économiques, en obligeant ses membres au cours des années 1990 à libéraliser les entreprises de transport de marchandises. La Suisse a rejoint le cortège. En un rien de temps la bagarre entre entreprises concurrentes s’est engagée, les enjeux étant le contrôle des axes nord-sud et est-ouest et des réseaux qui relient l’Europe au reste du monde.

C’est aujourd’hui, en 2007/2008, qu’elle est entrée dans une phase d’épuration structurelle intensifiée et donc que les inégalités structurelles héritées du passé pèsent de tout leur poids.

Ce secteur d’activité se distingue par le fait que les concurrents qui avaient pris place dans les starting-blocks au début de processus étaient déjà peu nombreux et d’envergures dissemblantes, en raison de leur limitation antérieure à des territoires nationaux de taille et de densité de réseaux inégales. Cela procurait des avantages de départ considérables à la Deutsche Bahn (DB) et à la SNCF. Dans une première phase, la DB avait dominé le marché. Mais, au début de cette année, Rail Cargo Austria (RCA) s’est hissé à la troisième place des opérateurs européens, en avalant le secteur des marchandises des chemins de fer hongrois avec la prétention de dominer désormais le marché du sud-est européen. La SNCF a passé à l’offensive depuis l’arrivée de Sarkozy à la présidence de l’Etat français.

Dans l’orientation de ces firmes, on ne trouve pas la volonté de dominer le transport par rail. Prédomine en réalité la constitution de conglomérats qui puissent offrir des prestations par rail, par route, par mer et par air afin de pouvoir s’adapter à toute la palette des demandes de la clientèle (demandes ciblées et combinées). Elle se fixe aussi pour objectif de pouvoir abaisser les prix du rail grâce aux bénéfices engrangés dans les autres secteurs de transport. Pour y parvenir, la DB a acheté en 2002 le leader privé du fret Schenker et en 2006 Box Global. La RCA a constitué un holding d’expédition qui regroupe 80 entreprises spécialisées. La SNCF fait de même avec Géodis, filiale qu’elle va contrôler à 100 %, le rachat de l’opérateur allemand de l’est de fret ferroviaire Import Transport Logistic (ITL).

La séparation entre l’infrastructure ferroviaire et le matériel roulant que l’Union européenne a imposée dans les années 1990 permet à toutes ces «entreprises nationales» libéralisées d’opérer sur tout le réseau européen. Sur le papier, ces firmes sont toujours propriété publique de leur pays d’origine. Dans les faits, rien ne les distingue plus d’une entreprise privée. Au bout du compte, le marché des transports de marchandises sera dominé par quelques oligopoles privés face auxquels les Etats n’auront plus rien à dire.

L’affirmation selon laquelle cette issue était inévitable dès lors que le transport des marchandises ne pouvait plus être assuré par des chemins de fer nationaux reliés entre eux est fausse. A la place d’opter pour la libéralisation des chemins de fer nationaux, l’UE aurait pu mettre en place un service public européen de prestations de transports par rail. Mais l’UE, comme institution, a comme objectif le contraire.

(25 avril 2008)

 
         
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