Les résultats d’une production privée de la ville
par les promoteurs et les banques
Urs Zuppinger
Que nous soyons riches ou pauvres, patrons, salarié·e·s, chômeurs, chômeuses ou retraités, un point nous est commun: sauf exception nous vivons «en ville». Cette ville a envahi tout le territoire en Suisse. Elle impose à tous d’être mobile. Elle évolue sous le diktat de la promotion immobilière et des gérances (avec des différences régionales, le pourcentage des locataires reste proche de 70%). Elle oblige toutes et tous à vivre dans un environnement de plus en plus pollué, dangereux et bruyant, soumis à l’omniprésence d’une publicité toujours plus agressive et un contrôle policier de plus en plus impitoyable de l’espace public.
Une mobilité contrainte
La ville-marché – qui s’est imposée après la Seconde Guerre mondiale et s’est emparée du territoire jusqu’au dernier recoin du pays – est, essentiellement, faite pour une figure sociale type d’habitant: le salarié propriétaire d’une voiture.
Pour les autres il est devenu vraiment difficile de suivre le rythme de vie qui s’accélère en permanence, de rester attractifs sur le marché du travail, d’assumer la localisation du logement qu’une gérance a bien voulu leur attribuer, de s’approvisionner dans les supermarchés qui pullulent en périphérie et d’assumer (en temps, énergie et argent) le parcours entre le domicile, la crèche, l’école et les commerces et le travail que des parents-travailleurs de petits enfants de 12 ans et moins sont contraints d’accomplir chaque jour.
Si vous bénéficiez d’un revenu dit communément confortable (sic!), vous pouvez vous équiper pour être «à la hauteur» des exigences de la ville d’aujourd’hui et vous prémunir contre certains inconvénients. Le problème est qu’un nombre croissant de salarié·e·s, de sans-emploi, de jeunes, de rentiers et de familles monoparentales ne peuvent plus se payer une voiture, à moins de s’endetter.
Pour se rendre compte de quelle façon s’opère le tri, il suffit de scruter le peuple des usagers des transports publics urbains. Ils se composent dans leur majorité de personnes à faible revenu.
Or, les personnes âgées et les jeunes qui font le gros des usagers de ces transports, fournissent aussi, comme par hasard, l’essentiel du contingent des accidentés non-automobilistes de la route. En effet, la ville d’aujourd’hui est sans pitié avec celles et ceux qui ne savent pas encore ou ne savent plus se conformer aux règles de la circulation routière.
Une offre de logements privilégiant les bons risques
C’est bien sûr le dernier souci des promoteurs immobiliers et de leurs pourvoyeurs de fonds (caisse de pension, banques cantonales et privées, fonds d’investissements immobiliers) qui sont les seuls à véritablement produire de la ville en Suisse. Et cela pour la simple raison que les collectivités publiques ne peuvent et ne veulent pas le faire à leur place, par manque d’un patrimoine foncier adéquat et par soumission aux intérêts des accapareurs privés et parasites de la rente foncière.
Durant les années 1990, les investisseurs privés du secteur immobilier ont concentré leur activité sur le marché des maisons individuelles qui sont implantées à la lisière des villes, là où le bilan écologique est le plus négatif. A partir de 2002, ils ont relancé le marché des immeubles d’habitation collective en lui imprimant une nouvelle orientation qui favorise la vente en PPE (propriété par étage) au détriment de la location.
Les habitants, salarié·e·s, chômeurs et chômeuses et rentiers AVS pauvres ou en voie d’appauvrissement (voir encadré ci-contre: «A l’AVS et payer son loyer») ne les intéressent guère. L’offre d’appartements à loyer abordable est sans rapport avec la demande.
Celle-ci a d’ailleurs de la peine à émerger face au black-out des gérances. Essayez toujours d’être retenu pour louer un appartement subventionné ou non, si votre revenu est bas ou incertain ou si vous êtes en poursuite. Vous n’avez tout simplement aucune chance, sauf si une personne ou un organisme solvable garantit le loyer à votre place.
Résultat: la population des SDF (sans domicile fixe) ne cesse de croître et les offices d’aide sociale croulent sous le travail afin de chercher, de manière hypothétique, des solutions pour des ménages menacés d’expulsion.
Un environnement inégalement attribué
La pollution de l’air et le bruit routier envahissent le territoire urbanisé sans faire le détail. Certains peuvent s’en prémunir parce qu’ils disposent des ressources matérielles (et culturelles) pour choisir leur domicile principal. Ils peuvent se réfugier, le cas échéant, dans leur résidence secondaire. Par contre, les autres sont contraints de subir.
Quant au matraquage publicitaire omniprésent, il véhicule un modèle social de nantis qui suscite frustration et tensions chez celles et ceux, jeunes et vieux, qui n’y correspondent pas. Ou qui stimule l’endettement… avec les poursuites à la clé. Et des problèmes de logement.
Or, ladite crise sociale ne gonfle pas seulement les rangs des personnes en difficulté. Elle renforce aussi le rôle, le poids et l’arrogance de la minorité fortunée, qui s’enrichit (entre dans l’immobilier) et détient le pouvoir effectif. Ces dominants se sentent d’autant plus légitimés dans leur attitude que le sol est dans la société capitaliste un bien qui se vend et qui peut donc être approprié privativement, par toute personne qui dispose du capital nécessaire.
N’oublions jamais que le territoire des villes suisses est à 90%, au moins, en mains privées et, de ce fait, inaccessible à Monsieur Tout-le-monde sauf accord du propriétaire. Si vous voulez faire l’expérience de ce que cela signifie, il suffit de combiner un prochain achat dans un supermarché avec la distribution d’un tract qui informe le personnel sur son statut de salarié. En un rien de temps vous serez éconduit… car vous êtes sur un «terrain privé».
Du côté de la population qui subit la crise sociale on a plus de peine à reconnaître les intérêts communs. Chacun a déjà assez à faire en s’occupant de ses problèmes à lui. De plus, il faut reconnaître qu’il n’y a pas grand-chose en commun, de prime abord, entre: des jeunes sans avenir professionnel; des mères célibataires qui ne savent pas comment nouer les deux bouts; des SDF; des locataires menacés d’expulsion; des salarié·e·s qui croulent sous les dettes parce qu’ils n’ont pas su résister à la «tentation de vivre en dessus de leurs moyens»; et des personnes âgées qui, elles, ne disposent plus des ressorts pour se frayer, sans faire face à d’énormes difficultés, leur chemin à travers les aménagements labyrinthiques et souvent dangereux de nos villes.
A cela s’ajoute le citoyen «automobilisé» et «natelisé» d’aujourd’hui. Il a perdu le sens de la communauté de voisinage. L’espace public d’aujourd’hui n’a plus rien de convivial. Il est soumis à l’obligation de paraître (look). Pourtant, il est fréquenté la plupart du temps dans l’anonymat, le stress et l’indifférence. Les sociologues parlent du «lien social», sans saisir que son délitement est provoqué par la fragmentation produite par les rapports sociaux capitalistes, que ce soit dans les activités de travail comme dans les «relations sociales» d’une vie quotidienne dominée par la reproduction du capital.
«Pourvu que les utilisateurs multiples de la ville ne se gênent pas mutuellement et que tout le monde se sente en sécurité!» semble être le souhait le plus largement partagé au travail, à domicile et en ville.
Voilà un souhait qui blinde contre les difficultés de nos concitoyens. Alors que les reconnaître serait un premier pas sur le chemin de la résolution des – et de nos – problèmes!
Ce souhait génère de même une sympathie pour les forces de «l’ordre» (lequel?) alors que ces dernières (en tant que corps social hiérarchisé et soumis à l’Etat dominant) ne sont, tout de même, pas seulement là pour faire respecter le code de la route et veiller à la sécurité des citadins. Elles exercent un contrôle et le cas échéant appréhendent toute personne «suspecte»: un «étranger», un immigré de couleur, un possible «sans-papier». Elles garantissent la propriété privée du sol et des entreprises qui y sont implantés et visent à empêcher (ne serait-ce que par le biais d’une crainte intériorisée (forte en Suisse), une contestation de l’ordre (désordre) social existant.
Un combat possible et nécessaire
Ce descriptif ne reflète cependant qu’une face de la médaille. L’expérience prouve en effet aussi que les citadins sont attachés à leur milieu de vie au point d’être prêts à se battre si des projets menacent d’en effacer les avantages. L’action collective permet de remporter parfois des victoires contre les promoteurs et les autorités dans les domaines de l’urbanisme et du logement. De telles luttes peuvent faire tomber les barrières entre les différentes catégories de victimes de la crise sociale, si elles sont consciemment conçues pour atteindre ce but.
Or, la promotion de telles luttes n’est pas seulement nécessaire pour obtenir telle ou telle victoire particulière, mais aussi afin de faire comprendre aux responsables publics et privés de la production et du développement urbains que la crise sociale a changé la donne.
Dans le contexte actuel, la gestion urbaine ne peut plus consister à gérer les aménagements construits du domaine public et privé de la ville et à faire parallèlement du marketing urbain dans une optique de compétition interurbaine.
La gestion des villes doit être impérativement élargie aux mesures à mettre en place pour résoudre les problèmes des habitants, des salarié·e·s, des chômeurs et chômeuses, des jeunes, des personnes âgées frappés par la régression sociale. Et ce but ne pourra être atteint que grâce à la mobilisation des intéressé·e·s.
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