labreche  

 

         
Economie suisse
homeR
 


Une crise incomparable

Charles-André Udry

Des environs déprimants pour le capitalisme suisse

Il y a quatre mois, faire allusion à la crise des années trente pour saisir le cours actuel vous classait, de suite, parmi les con­tempteurs catastrophistes du capitalisme.

Aujourd’hui, les formules «on est au bord du gouffre» ou «il faut éviter la catastrophe» font florès. Et George Soros de déclarer: c’est «pire qu’en 1929», étant donné l’intrication de l’ensemble des économies et le déficit des comptes extérieurs des Etats-Unis [1].

L’Etat capitaliste doit jouer les pompiers. L’hebdomadaire allemand Die Zeit s’interroge sur l’existence «du nouveau capitalisme d’Etat». L’étatsunien Business Week, lui, affirme son existence rampante. Compréhensible lorsque l’on aligne les grandes banques et les secteurs de l’industrie (l’automobile en particulier) qui réclament que la «main publique» remplace, momentanément, la «main invisible» du marché.

Une vitesse inattendue

En Suisse, la situation est encore différente. Mais le «sauvetage de l’UBS» en octobre 2008 – par décret et sans contreparties, même d’un point de vue social-démocrate – démontrait que l’Etat des dominants était bien présent pour «essuyer les pertes privées».

De plus, un fait saute aux yeux: les prévisions économiques des instituts suisses ayant pignon sur rue ont baigné dans l’optimisme jusqu’au quatrième trimestre 2008.

On ne peut l’imputer au seul formatage de l’«opinion publique» en préparation de la votation du 9 février 2009 sur les Accords bilatéraux. Ce manque d’appréhension de la gravité particulière de cette crise généralisée de surproduction et de suraccumulation [2] traduit aussi une sclérose propre au dogmatisme économique ambiant. A cela s’ajoute la tendance à hyperboliser les traits spécifiques de l’«économie Suisse» qui, certes, existent [3].

Déjà à l’occasion de la récession de 1991 – la première qui déboucha sur une hausse soutenue du chômage en Suisse – le seco (Secrétariat d’Etat à l’économie) prédisait, en décem­bre 1990, une croissance du PIB (Produit intérieur brut) de 1,25% pour 1991; il recula de 0,9%.

Or, le contexte économique présent est fort différent et bien plus sombre que celui prévalant alors. Peter L. Bernstein affirme: «La récession [4] économique embrasse maintenant le monde entier. La vitesse du recul économique est sans précédent.» (Financial Times, 26.02.2009). Stephen Green, le patron de la plus grande banque européenne par sa capitalisation boursière [5], HSBC, déclare le 2 mars 2009: «Elle [l’année 2008] marque l’avènement de la première crise de l’ère de la titrisation [6] mondiale et aussi la première crise de l’économie “just in time”, dans la mesure où les effets de la crise financière se sont rapidement propagés à l’économie réelle.»

Ce n’est pas ce qu’anticipait le KOF (Centre de recherches conjoncturelles) dans ses prévisions pour l’automne 2008: «Aux Etats-Unis surtout, les premiers indices suggèrent que la phase d’essoufflement pourrait avoir franchi le creux de la vague.» (29.09.2008)

Rectifions

Les traits forts de cette crise contagieuse ne furent pas pris en compte par l’essentiel des experts. Ils se ravisent.

Voici les prévisions fournies par les principaux instituts sur l’évolution du PIB suisse. Elles portent sur la croissance réelle (inflation déduite) du PIB, pour 2009 et 2010 respectivement.
• Seco: -0,8%; +1% (début octobre, la prévision pour 2009: +1,3%);
• Banque nationale: 0,8% (prudente elle donne une fourchette: entre -0,5 et -1%) et s’abstient pour 2010;
• BAK (Bâle): -0,7%; +1,2%;
• Créa(Lausanne): - 0,7%; +1,2%;
• OCDE: -0,2; +1,6%;
• UBS: -1,2%; +0,2%;
• ZKB (Banque cantonale de Zurich): -0,9%; +0,8%;
• Bank Julius Bär: -1,6; +0,7%.

Selon le seco, au quatrième trimestre 2008, le PIB s’est contracté de 0,3% (par rapport au trimestre précédent) et 0,6 par rapport au même trimestre de 2007.

Fréquentations difficiles

En ce début 2009, les économies qui fournissent les principaux débouchés aux exportations de l’industrie helvétique manifestent un fort tassement. La Tribune (2.03.2009), quotidien économique français, titre: «France: la pire récession depuis 1945». Au quatrième trimestre 2008 par rapport au troisième, le PIB français recule de 1,2%; en Allemagne de 2,1%; en Italie de 1,8%; au Royaume-Uni de 1,5% et aux Etats-Unis de 1,6%.

La récession touche l’ensemble des pays de l’UE à 27, quels que soient les «modèles de croissance» empruntés. A gros traits: celui du «boom immobilier» et de l’endettement des ménages (Espagne); celui de l’immobilier, de l’endettement des ménages et d’une «imposante place financière» (Royaume-Uni); celui de divers pays de l’Europe de l’Est combinant bas salaires, investissements étrangers et exportations; celui dit de l’exportation ainsi que d’une contrainte exercée sur les revenus des ménages (Allemagne).

En un mot: pour le capitalisme helvétique, l’environnement européen et américain sera très certainement plus rude – dans son ampleur et sa durée – qu’en 1974-75, qu’en 1981-82 et qu’en 1991-93.

Sans même mentionner une inconnue: c’est la première fois, depuis 1999, que toute la zone euro est frappée par une récession synchronisée. Ce qui fait surgir toutes les difficultés d’une gestion «coordonnée» de l’UE. Sans pouvoir utiliser la dévaluation compétitive – sauf si certains pays sortaient de l’euro, ce qui susciterait un choc aux répercussions difficilement mesurables – la sévérité des atteintes patronales et gouvernementales au salaire social sera encore accentuée.

Et si 2010 n’était pas au rendez-vous ?

Or, la répartition – chiffres de 2007 – des exportations suisses est la suivante: Europe 66,9%; UE: 63,0%. Au sein de ce dernier ensemble, la ventilation est la suivante: 20,8% Allema­gne; 8,9% Italie; 8,4% France; 4,8% Royaume-Uni; 3,8% Espagne; 3,2% Autriche; 3,1% Pays-Bas; 1,9% Belgi­que. Ces principaux débouchés totalisent 54,9% des exportations. Les Etats-Unis – toujours en 2007 – en absorbaient 9,3% et le Canada 1,4%. Quant à la Chine – qui est montée en force comme débouché entre 2003 et 2007: de 2485 millions de francs à 5419 – elle avalait 2,4% des exportations et le Japon 3,1%.

Suite à la croissance soutenue des exportations entre 2003 et 2007, dès la fin du premier semestre 2008 le frein est tiré et la spirale négative va s’accélérer. Selon les données de janvier 2009, le retrait le plus marqué concerne l’UE: -12,3%, avec une compression des prix, à l’exception des pharmaceutiques. Parmi les poids lourds de l’exportation, en priorité, est frappée l’industrie des machines et de l’électronique. Cela dans quasi tou­tes ses composantes. Le recul en valeur réelle atteint 18,7% par rapport à l’année précédente. Le repli de l’industrie métallurgique (aluminium, éléments de machines en métaux, outillage) se situe à hauteur de 28,4%; celui de l’horlogerie à 28,6% et celui de la bijouterie à 14,3%. Toutefois, le poids cumulé de ces trois branches dans le montant des exportations est inférieur de 21,3% à celui de la seule industrie des machines.

Ces données soulèvent deux interrogations: la vitesse à venir de la contraction des commandes dans les branches déjà dans le rouge (matières premières de base, plastiques, aluminium, etc.); l’extension à d’autres, telles que les moteurs électriques, la production de courant.

Une indication à ce propos: l’entrée de commandes dans l’industrie allemande a baissé de 9,8% en septembre, de 7,1% en octobre, de 5,9% en novembre, de 9% en décembre 2008 (Eurostat, 24.02.2008). La translation de cette tendance sur l’industrie Suisse est certaine.

Plus d’un industriel suisse compte sur les «plans de relance» adoptés dans l’UE, aux Etats-Unis et en Chine pour amortir le choc. Et le gouvernement fédéral maintient une politique fort restrictive en termes d’investissements publics et de politique «sociale».

Face à cette configuration, au moins deux incertitudes se dressent. Dans quels délais les «plans de relance» européens et étatsuniens auront-ils un impact en termes de demande d’importations ? Est-il aussi certain que la «relance» sera au rendez-vous en 2010, comme le laissent entendre, de manière consensuelle, les experts helvétiques ?

Investissements et dividendes

Durant la phase de croissance 2003-2007, on a assisté à un processus que la Neue Zürcher Zeitung (25.02.09) qualifie de «réindustrialisation». Les investissements ont été effectivement importants. La «situation bénéficiaire» des entreprises leur a donc permis d’investir (extension et surtout «rationalisation»). Ces investissements ont été fortement autofinancés. Le recours au crédit bancaire n’était certainement pas négligé puisqu’il permet de réduire la charge fiscale – déjà fort légère en comparaison européenne – en déduisant les intérêts des bénéfices. Ces investissements pouvaient alors se combiner avec une gestion rentable d’une partie des bénéfices sur les «marchés financiers».

Simultanément, les actionnaires étaient bien rétribués. Le Credit Suisse, dans son Swiss Corporate Hand Boook 2008 insistait, encore en fin juin 2008, sur la permanence par les entreprises suisses «d’une politique de distribution de dividendes toujours favorables aux actionnaires». Un exemple: les actionnaires de Bobst (Vaud), en quelques années, ont vu leur dividende (par action) passer de 1 à 3,50 francs. A cela s’ajoutent les salaires de «managers» qui ont explosé, depuis plus de 15 ans.

Le sentier pentu emprunté par les investissements industriels a trouvé son terme au premier trimestre 2008. Le recul des exportations et de la production qui s’ensuit va accroî­tre les surcapacités de production (capacités non utilisées) et faire pression sur les marges bénéficiaires. Cette sous-utilisation de l’appareil productif (facette de la crise de surproduction) passera assez vite au-dessous du seuil de 82,5%, taux encore proche de celui du début 2004.

La flexibilité helvétique

Dans le contexte présent de récession, gouvernement et patronat vont mettre à profit «la relative flexibilité de l’économie suisse face au reste de l’Europe: législation du travail plus libérale et dimension internationale des entreprises, [ce qui] favorise une restructuration plus rapide» Credit Suisse, Research Monthly (10.02.2009).

Traduisons: licenciements des intérimaires, ce qui est fait; réduction des emplois avec conservation du «noyau» le plus qualifié qui subit une tension de travail maximale; mise en place, avec l’appui des syndicats (UNIA), d’un système de prêts interentreprises des travailleurs; redéfinition de la localisation transnationale de la chaîne productive; utilisation du chômage partiel; licenciements peu coûteux.

Le chômage agira comme bras de levier pour faire accepter une série de mesures portant sur le temps du travail, sa productivité et l’évolution des salaires.

En données désaisonnalisées (selon la BNS), les chômeurs inscrits sont au nombre de 116'207 en janvier 2009 – 100'133 en août 2008 – et les demandeurs d’emploi inscrits en janvier 2009 atteignent 180'287 (143'549 en août 2008). Le nombre de personnes en sous-emploi [7] progresse de même. Au deuxième trimestre 2008, il était de 275'000 (237'000 en 2004). La pente du chômage sera donc fort inclinée. Et la «consom­mation des ménages» s’en ressentira. Le retournement des immatriculations de véhicules nouveaux, dès fin 2007, en est un signe annonciateur. Au quatrième trimestre 2008, la consommation des ménages est quasi plane (+0,1%).

La relance des salaires

Au moment où la récession frappe les esprits, les «pertes» des banques et des assurances reprennent de plus belle. Autrement dit, la récession va encore faire exploser des «mauvaises dettes», celles du secteur financier, mais aussi des «bonnes dettes», hier, d’entreprises. La «descente aux enfers» de l’UBS – et d’autres – n’est pas terminée.

Dans ce contexte, le premier plan de sauvetage pour les salarié·e·s consiste à s’organiser afin de chercher à s’opposer aux choix du patronat et de son gouvernement. Choix illustrés par l’hommage dithyrambique rendu aux contre-réformes Hartz IV en Allemagne par la NZZ (30.01.2009). La BCE (Banque centrale européenne) «exhorte à serrer la vis aux salaires et aux dépenses publiques» (Financial Times, 27.02.2009).

C’est, de fait, le programme du Conseil fédéral et d’economiesuisse. Or, les salaires réels annuels n’ont augmenté, de­puis 1990, que de 0,4% en moyenne; contre 1,6% au cours des 20 années précédentes. Le salaire dans toutes ses dimensions – direct, allocations chômage, retraites, etc. – doit donc augmenter. Ce plan de relance là exige une action préparée et coordonnée de tous les salarié·e·s. Dans une telle période, il n’y aura pas de compromis concrets de la part du Capital. Par contre, les «discours» sur le rôle de la «paix sociale» pour sauvegarder la compétitivité se multiplieront.

1. Sur l’analyse de la crise du capitalisme international, nous renvoyons à la revue trimestrielle La brèche (1 à 4). Le numéro 5, premier trimestre 2009, portera aussi sur ce thème. De plus, on peut également consulter le site alencontre.org.

2. Par suraccumulation, il faut entendre une situation où il y a une masse importante de capitaux qui ne peuvent être investis au taux de profit moyen qu’attendent leurs propriétaires.

3. Le système socio-productif du capitalisme helvétique possède sa spécificité, comme d’autres. Mais ces spécificités s’expriment dans le cadre con­traignant du capitalisme mondialisé. Et le système est travaillé par les contradictions «invariantes» de la reproduction du capital.

4. Contraction de la production, de l’investissement, de la consommation des ménages, faillites, montée du chômage, etc.

5. La capitalisation boursière s’obtient en multipliant la valeur des actions cotées en Bourse par leur nombre.

6. La titrisation permet aux banques et à des institutions financières de transformer des crédits en titres de type obligataire (obligation) négociables sur le marché. Lorsque les prix de l’immobilier américain ont commencé à décliner, des failles puis un écroulement ont frappé la pyramide des crédits titrisés.

7. C’est-à-dire des personnes actives occupées qui ont une durée de travail inférieure au 90% de la durée normale; qui souhaitent travailler plus et sont disponibles dans les trois mois pour un taux d’occupation plus élevé.

(5 mars 2009)

 
         
Vos commentaires     Haut de page