Suisse

 

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Accords bilatéraux et construction au Tessin:
les premiers signes de dumping

Matteo Pronzini *

Dernièrement, la commission paritaire du secteur de la construction a publié les données statistiques concernant la main-d’œuvre et les salaires des travailleurs employés dans les divers secteurs de la construction pour l’année 2005. L’analyse approfondie de ces données permet de relancer le débat et la réflexion sur quelle stratégie et quelles batailles auraient dû mener les forces (syndicales et politiques) qui se réclament des salarié.e.s, et cela sur une question centrale telle que la défense des salaires dans un contexte marqué par une tentative accentuée de libéralisation du marché du travail.

Grâce à l’enquête statistique effectuée auprès de chaque entreprise du secteur de la construction, la commission paritaire du secteur (CPC) reçoit chaque année les données concernant le nombre de travailleurs occupés, la qualification de ces derniers et les salaires dans un secteur qui occupe plus de 11'000 personnes au Tessin, avec une masse salariale de presque 600 millions de francs.

Y compris du point de vue contractuel le secteur de la construction est important ; il est souvent cité à titre d’exemple pour le type de contrat collectif de travail en vigueur. Ce contrat prévoit des salaires minimums  et plus de 80% des salarié.e.s recevaient en 2005 un salaire brut supérieur à 4628.- francs. Des négociations se déroulent chaque année avec des augmentations de salaire décidées à l’échelle nationale. Il existe des structures de contrôle efficaces qui effectuent un travail effectif concernant l’application du contrat ; ce sont les commissions paritaires. Le contrat a force obligatoire et dès lors il a force de loi pour tous: que ce soient les travailleurs fixes, temporaires ou ceux détachés par des entreprises étrangères.

Dès lors, les données recueillies sont très précieuses. Elles sont utiles pour analyser les dynamiques en cours dans le monde du travail et, avant tout, pour saisir quels effets ont eu sur la situation des travailleurs et leurs salaires l’entrée en vigueur des premiers accords bilatéraux.

Depuis le milieu de l’année 2004 sont tombées toutes les mesures de contrôle salarial préventives auxquelles étaient soumis les travailleurs non domiciliés en Suisse, mesures auxquelles ils étaient soumis avant de pouvoir obtenir un permis de travail.

Avant cette date, tout employeur qui avait l’intention d’engager du personnel non domicilié en Suisse devait transmettre à l’Office de la main-d’œuvre étrangère le contrat de travail indiquant la qualification et le salaire attribué.

Si ce salaire était inférieur aux minimums contractuels ou usuels dans la profession, le permis de travail n’était pas concédé.

Avec les accords bilatéraux, cette vérification préventive systématique – quelles qu’en étaient encore les faiblesses – a été remplacée par les fameuses et débattues mesures d’accompagnement, c’est-à-dire des vérifications a posteriori et sur la base d’échantillons.

Une forte augmentation des formes de travail précaires

La première donnée qui saute aux yeux est l’importante réduction des travailleurs semi-qualifiés (-8,3%)  compensée par une augmentation des travailleurs non qualifiés (+3,4%) et temporaires (+2,6%). – Voir Tableau 1.

Le salaire moyen d’un travailleur semi-qualifié était en 2005 de 26,30 francs l’heure ; celui d’un travailleur non qualifié de 23,52. Une différence horaire de 2,78 francs, se montant à 489.- francs par mois.

Dès lors, cette modification de la structure de la qualification à l’intérieur du secteur a abouti à ce que, de 2002 à 2005, se produise une réduction du revenu moyen de plus de 8% pour la main-d’œuvre occupée ; une réduction de 489.- francs mensuellement. Une somme qui est importante.

L’augmentation des travailleurs temporaires devrait aussi susciter la réflexion. En 2005, 683 travailleurs temporaires étaient employés, soit 9,4% de la totalité de la main-d’œuvre.

Toutefois, il faut faire attention. Le travail temporaire ne constitue pas la seule forme de travail précaire dans le secteur. De plus en plus souvent on assiste à une augmentation du travail en sous-traitance: des équipes de ferrailleurs et de charpentiers, venant soit de la Lombardie, soit de l’Allemagne, arrivent afin d’effectuer des travaux payés à la tâche pour lesquels ils sont spécialisés.

Les salaires effectifs augmentent moins que les salaires minimaux

De 2002 à 2005, les salaires minimaux du secteur de la construction ont augmenté de 1,05 franc à l’heure, soit 185.- francs par mois. Les salaires moyens effectifs ont par contre moins augmenté. L’augmentation de ces derniers s’est établie entre 0,67 et 0,90 franc de l’heure. Concrètement, c’est l’équivalent de 1% qui a été perdu, ce qui équivaut à 50.- francs par mois.

Ce fait est des plus significatif d’autant plus que l’on se trouve dans un contexte de croissance du secteur de la construction. Au cours de ces années, le marché du travail était tendu. Normalement, c’est au cours de telles périodes que les salaires effectifs des travailleurs augmentent plus que ceux établis dans le cadre contractuel par les syndicats. C’est ce que l’on a constaté lors du boom de la construction des années 1980.

Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Le secteur est en croissance ; il y a un appel de main-d’œuvre, mais les salaires n’augmentent pas. Voilà une situation nouvelle. Elle trouve sa source dans une situation nouvelle: celle d’un marché du travail toujours plus libéralisé où les mailles rigides de contrôle en vigueur ne réussissent plus à endiguer le processus de freinage ou d’abaissement salarial.

La dernière digue: les salaires minimaux

L’évolution des salaires du personnel technique peut donner des indications sur les processus en cours dans tous les secteurs – et ils sont majoritaires – où n’existe pas de salaire minimum, ou les secteurs dans lesquels les salaires minimums n’ont aucun rapport avec les salaires effectifs. Nous sommes conscients que, étant donné le nombre restreint de techniciens (un peu plus de 60, selon les données disponibles), nous ne pouvons pas en tirer des conclusions exagérément généralisables. Néanmoins, c’est un élément de réflexion.

Au cours des dernières années contractuelles, il n’y a plus eu d’augmentation des salaires minimaux des techniciens du secteur de la construction. Dès lors, les salaires minimaux n’ont pas bougé.

De 2002 à 2005, les salaires effectifs des employés techniques ont diminué de plus de 8,3%, ce qui équivaut à 2,80 francs de l’heure, soit 493.- francs par mois. De fait, dans le secteur de la construction, nous nous trouvons dans une situation où un «subordonné» (un chef d’équipe) reçoit un salaire supérieur à son «supérieur» (un technicien). La raison en est simple: le «subordonné» est lié à un salaire minimum indexé ; le salaire minimum du «supérieur» – déjà en tant que tel bas – n’a pas été indexé au coût de la vie et par conséquent il s’est vu réduit.  – Voir Tableau 2 – Vue d’ensemble Tableau 3.

La fumée commence à se dégager: on voit les gravats

Si dans un secteur hypercontrôlé comme la construction, où le syndicat Unia a encore un poids réel, les dynamiques sont telles que décrites, il faut se poser une question: qu’est-ce qui se passera dans les autres secteurs où il n’existe pas de contrat collectif, ou, lorsque ces contrats existent, ils ne concernent pas le personnel temporaire et précaire, où plus d’une fois il n’existe pas de salaire minimum et où aucun contrôle n’est effectué.

Nous ne parlons pas de questions théoriques ici. Nous discutons de la répartition primaire de la richesse produite par le travail de milliers de salariés et dès lors du revenu dont disposent – ou ne disposent pas – ces milliers de salariés. Pour faire exemple, reprenons les premières données indiquées dans l’article: la modification des qualifications avec un déplacement de plus de 8% en direction d’un secteur de main-d’œuvre «inférieur» (des semi-qualifiés aux non-qualifiés). Ces 630 travailleurs ayant comme qualification celle de non-qualifiés (et qui à coup sûr occupent des fonctions que leurs prédécesseurs occupaient en tant que semi-qualifiés) reçoivent un salaire horaire plus bas de 2,78 francs. Cette différence est celle qui existe entre les salaires minimaux de ces deux catégories de salariés. La différence s’élève à 489.- francs et à 6360.- en termes annuels.

Si l’on multiplie cette «économie» pour les 630 travailleurs, on arrive à un chiffre de plus de 4 millions de francs. Voilà 4 millions de francs qui sont restés dans les poches du patronat de la construction au lieu de finir dans les poches de leurs propriétaires légitimes: les salariés.

On ne sait rien

Dans cette période ont été présentées les données relatives à la première année de la libre circulation.

Le rapport national du groupe spécial de travail au même titre que les données présentées à l’échelle cantonale visent à tranquilliser: après tout, il ne se passe rien, dit-on ; il n’y a pas une invasion de travailleurs étrangers et les infractions sont limitées.

Il s’agit d’une présentation qui ne correspond pas à la réalité. De plus, il ne prend en considération que l’argument avancé par la droite nationale au moment de la votation du 25 septembre, c’est-à-dire l’idée simpliste d’une substitution des travailleurs autochtones par de nouveaux travailleurs étrangers. En réalité, cette dimension – comme le démontre ce qui s’est passé avec la libre circulation au cours des dernières années au sein des pays de l’UE – est marginale et insignifiante. Elle n’est pas en rapport avec le thème du dumping salarial, thème qu’une partie de la gauche et du mouvement syndical qui s’est opposée aux accords sur la libre circulation, et plus exactement à l’aspect inopérant des mesures d’accompagnement, avait indiqué comme étant la question centrale.

Les résultats concernant le secteur de la construction que nous avons analysés montrent comment le processus de dumping salarial se produit dorénavant dans ce secteur et comment la poussée vers le bas des salaires et des conditions de travail (augmentation du précariatat) prend une forme réelle.

Dans les autres secteurs, cela se produit aussi. Simplement, on n’en sait rien parce que l’évolution générale des salaires et des conditions de travail échappe à tous, y compris aux commissions tripartites.

Le même raisonnement vaut à l’échelle nationale. Le Tessin est apparu comme un des cantons où l’effet de la libre circulation s’est manifesté le plus concrètement. Mais cela pour une seule raison: parce que les contrôles et la présence syndicale – au moins dans certains secteurs – sont supérieurs au reste de la Suisse et permettent de saisir les processus en cours.

Ailleurs, ce n’est pas que le dumping n’existe pas et que tout va pour le mieux: simplement, on n’a aucune idée de ce qui se passe effectivement. (Traduction A l’Encontre)

* Matteo Pronzini est secrétaire d’Unia et responsable d’Unia Tessin pour le secteur de la construction. Article paru dans le bimensuel du MPS Tessin Solidarietà en date du 4 mai 2006.

Tableau n°1
Année
Semi-qualifiés Non-qualifiés Temporaires
Nombre
%
Nombre
%
Nombre
%
2002
5150
43,1
648
8,9
449
6,8
2005
2520
34,8
887
12,3
683
9,4
Dif. 02-05
-630
-8,3
239
3,4
184
2,6


Tableaux n° 2 et 3
Personnel technique
63 unités
Salaire effectif 2002
33,72 francs
Salaire effectif 2005
30,92 francs
Différence en francs
-2,80 francs
Différence en %
-8,3 %
Catégorie
Salaire minimum CCT en francs
Augmentation 2002-2005
Salaire moyen Effectif (fr.)
Augmentation 2002-2005
Evol. minimums et moyens 2002-2005
2002 2005 Fr. % 2002 2005 Fr. % Fr. %
Techniciens
31,15
31,15
0,00
0,0
33,72
30,92
-2,80
-8,00
-2,80
-8,3
Chefs
28,80
29,85
1,05
3,6
31,44
32,11
0,67
2,10
0,38
-1,5
Diplômés
26,80
27,85
1,05
3,9
28,04
28,76
0,72
2,60
-0,33
-1,4
Qualifiés
25,80
26,85
1,05
4,1
27,09
27,86
0,77
2,80
0,28
-1,2
Semi-qual.
24,10
25,15
1,05
4,4
25,40
26,30
0,90
3,50
-0,15
-0,8
Non-qual.
21,60
22,65
1,05
4,9
22,71
23,52
0,81
3,60
-0,24
-1,3

Salaire mensuel = salaire horaire x 176

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