Casser le syndicat et le statut,
pour mieux casser le service public !
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Depuis septembre, les inculpations de responsables syndicaux se succèdent. Nous en sommes aujourd'hui à cinq inculpations, dont celle de deux secrétaires syndicaux et celles de deux dirigeants de premier plan du Syndicat des Services Publics. Il leur est reproché par la justice genevoise d'avoir participé à l'organisation et à la tenue de piquets syndicaux devant les dépôts des Transports Publics Genevois lors de la grève de la fonction publique du 14 mai dernier. Sur le plan pénal, il risquent de trois jours à trois ans de prison. Sur le plan civil, s'ils devaient être condamnés, les TPG exiger un dédommagement de l'ordre de 300'000 francs !
Bien qu'on ait de la peine à y croire, ces menaces sont à prendre au sérieux. Elles ne sont pas uniquement le fait de l'acharnement d'un juge d'instruction adepte de la chasse au syndicaliste – et de l'élargissement des gendarmes qui leur tirent dessus, comme c'est le cas de celui qui a blessé en mars 2003 Denise Chervet. De même, elles ne résultent pas seulement d'une attitude vindicative de notables que l'action de ces syndicalistes a pu à un moment ou l'autre gêner, comme ce fut le cas lors des dénonciations de la « république des copains » à l'Office des Faillites et Poursuites ou au Centre horticole de Lullier.
Ni simple vengeance, ni signe d'affolement
Ce sont, certes, des aspects de l'affaire mais qui n'expliquent pas la détermination de la justice. Comme ne l'explique pas non plus le fait que par l'action du 14 mai, le Syndicat des Services Publics ait remis les TPG au centre de l'action revendicative de la Fonction publique alors que, avec la complicité du secrétaire de l'époque du syndicat des cheminots, le Conseil d'Etat avait réussi à dissocier les travailleurs des TPG du personnel de l'Etat en 1992. Il avait ainsi privé les salariés de la fonction publique d'une arme clé: le véritable piquet de grève qu'est une grève des transports publics.
A ce titre, les inculpations viennent également à signifier que les avocats d'affaires, banquiers privés, spéculateurs immobiliers et trafiquants en tous genres – y compris d'êtres humains, les jeunes footballeurs- qui dirigent cette république ne tolèrent pas un dysfonctionnement qui pourrait s'avérer rédhibitoire pour leur politique. En effet, l'effort pour attirer les grosses fortunes et les capitaux privés dans les banques genevoises demande une certaine stabilité sociale, un certain ordre que l'absence de transports en commun est venue perturber, ne serait-ce que l'espace de quelques heures !
De même, il serait erroné de croire que ces inculpations seraient des signes de l'affolement d'un pouvoir politique aux abois et qui en serait réduit au recours à la justice devant la puissance retrouvée du mouvement social. Ne serait-ce parce que ce mouvement a fait en juin, c'est à dire avant que les premières inculpations ne soient prononcées, la démonstration de ses faiblesses, cette théorie ne tient pas debout !
Inculper les leaders pour intimider tous les autres.
Fondamentalement, les inculpations contre les responsables syndicaux remplissent une fonction toute autre et bien plus importante: elle visent à intimider les salariés. Elles signifient à tout un chacun que si on peut s'en prendre légalement aux responsables syndicaux, on pourrait d'autant plus punir tous les autres qui voudraient résister à la politique du Conseil d'Etat. Partant, ces inculpations visent aussi directement l'organisation des salarié.e.s sur les lieux de travail, l'existence du syndicat.
De plus, la condamnation pénale fait office de stigmatisation publique, sans parler des éventuelles peines de prison. Elle vise à transférer la conflictualité sociale sur le plan judiciaire. S'il est peu pertinent de parler de « criminalisation », ne serait-ce que dans la mesure où c'est un délit et non pas un crime qui est imputé aux inculpés, cette logique est grave. Elle confirme que l'Etat n'est pas neutre mais que, à travers son arsenal de lois -première parmi toutes la défense de la propriété privée- il dispose de moyens adéquats à la protection des intérêts de la minorité de propriétaires de capitaux contre la majorité qui ne le sont pas.
Et exiger par la suite des dédommagements articulés en des centaines de milliers de francs, c'est saigner les organisations syndicales, c'est les empêcher d'agir de peur de pouvoir être privées de ressources. C'est un phénomène bien connu en Suisse: la menace permanente d'amendes salées en cas de rupture de la paix du travail a largement favorisé la soumission syndicale aux diktats patronaux et, partant, l'imposition de politiques anti-sociales.
Instrument d'une politique
Cette volonté de casser les organisations syndicales qui refusent de se soumettre ne tombe pas du ciel: elle répond à la revendication de privatisation des secteurs rentables de l'Etat clairement formulée par les associations patronales ! Car, à elle seule, la présence d'organisations syndicales combatives dans les services convoités par les capitaux privés représente le grain de sable qui peut faire capoter bien des projets. C'est, par exemple, l'implantation du SSP parmi le personnel qui avait fait échouer la privatisation de la clinique de Montana. C'est l'action du syndicat qui a réussi à limiter les mesures d'externalisation – en clair de vente à des privés- de certains services de nettoyage dans les hôpitaux. A l'heure ou de grands projets de privatisation de structures entières de la santé ou de l'éducation sont à l'ordre du jour, cette présence syndicale leur est d'autant plus insupportable.
Et elle l'est parce qu'elle peut également organiser la résistance du personnel contre la suppression du statut du personnel de l'Etat, celui qui assure une certaine protection contre les licenciements et garantit des échelles salariales transparentes. La suppression de ce statut est indispensable à la privatisation: aucune entreprise privée n'achèterait des services dont le personnel est lié par le statut, c'est-à-dire par la protection contre les licenciements. Car, pour les capitaux privés, les services au public ne sont pas une mission: ils sont un moyen comme un autre de réaliser des profits: Un moyen cependant qui demande de pouvoir le licencier à souhait et de verser des salaires en fonction du mérite !
Comme à La Poste ou aux CFF ?
La suppression du statut du personnel à la Confédération en 2001 ainsi que la soumission des syndicats ont été le prélude aux suppressions d'emplois à la poste et aux CFF. C'est cette configuration qui a rendu possible la privatisation du secteur rentable des télécoms ou de la segmentation des CFF en plusieurs entreprises séparées – et souvent concurrentes. Depuis, les salariés des CFF ont vu leurs salaires réduits, ceux de la Poste devront probablement travailler le dimanche:grâce à la soumission du syndicat et à la suppression du statu !
Nous sommes aujourd'hui à Genève dans une situation analogue: d'un côté on poursuit pénalement les leaders d'un syndicat qui refuse de se soumettre et de l'autre on accélère les démarches parlementaires pour pouvoir supprimer le statut. C'est en ce sens que les inculpations, les attaques contre les salaires et la remise en cause de la nomination sont intimement liés, ce sont des facettes complémentaires de la même politique.
Ainsi, l'attitude de tous ceux qui, du Conseil d'Etat aux Verts – un parti qui s'obstine à ne pas s'associer à la mobilisation en défense des inculpés- en passant par les partis de l'Entente et l'UDC, s'en remettent à la justice, n'est pas seulement digne de Ponce Pilate. Elle est l'élément central d'une politique, celle qui vise à casser le syndicat et le statut pour mieux casser les services publics !