Le mouvement altermondialiste à la croisée des chemins
Après celui de Florence en 2002 et celui de Paris en 2003, le troisième forum social qui s’est tenu à Londres a mis en lumière, une nouvelle fois, la vitalité du mouvement altermondialiste. En même temps, il apparaît vital que les forums sociaux ne soient pas seulement un lieu d’échanges mais aussi un point d’appui pour le développement des mobilisations contre la politique néoconservatrice menée dans l’Union européenne et par les différents gouvernements, qu’ils soient de droite ou sociaux-démocrates.
Entre pluie et soleil londoniens, près de 25 000 personnes venues de 70 pays différents se sont retrouvées au Forum social européen, du 15 au 17 octobre. Les délégations européennes étaient relativement importantes et, alors qu’on s’attendait à une domination des pays nordiques et à une moindre mobilisation des pays du « Sud », les altermondialistes italiens, portugais, de l’État espagnol, français étaient nombreux. Par exemple, en France, bien que les forces syndicales n’aient pas vraiment mobilisé leur militants, la délégation française a regroupé plus de 1 500 participantes et participants. Plusieurs centaines de personnes, en majorité des jeunes, se sont rendues à Londres en bus, au départ de Paris. Beaucoup d’entre elles se sont retrouvées au Millenium Dome, transformé en un immense dortoir. Quel paradoxe de voir ce concentré de la folie capitaliste - la structure architecturale gigantesque d’un bâtiment qui a coûté des centaines de millions de livres et qui est inutilisé 362 jours par an - transformé en logement internationaliste pour près de 6 000 personnes ! Alors que certains discutaient par petits groupes toute la nuit, d’autres faisaient de la musique, chantaient dans toutes les langues et faisaient la fête.
Cette volonté de changer le monde, on l’a retrouvée dans les plénières et les séminaires, notamment dans ceux consacrés à la guerre en Irak et au soutien à la lutte du peuple palestinien, qui étaient les plus nombreux. Enfin, la manifestation du dimanche après-midi a regroupé plusieurs dizaines de milliers de personnes, organisations antiguerre, antiracistes et altermondialistes côtoyant organisations syndicales, ONG ou partis politiques. Au-delà des problèmes politiques rencontrés, ce troisième Forum social européen témoigne de la vitalité du mouvement altermondialiste.
Il faudra du temps pour tirer un bilan complet de l’événement. On peut cependant déjà en tirer quelques enseignements. Certes, 25 000, c’est moins qu’à Florence et à Paris, mais le fait qu’il ait pu se tenir dans le laboratoire du libéralisme en Europe, que sa préparation et sa tenue aient permis la jonction entre mouvement antiguerre, antiraciste, ONG et organisations syndicales britanniques, ce qui n’était pas gagné d’avance, constitue déjà un succès majeur. Après tout, il n’y a pas d’équivalent de ce type de rassemblement à pareille échelle.
Par ailleurs, il ressort de ce long week-end un substantiel calendrier de mobilisations qu’il reste à concrétiser et à réussir comme en témoigne l’appel issu de l’assemblée générale des mouvements sociaux. Celle-ci est souvent contestée, certains remettent en cause sa représentativité, d’autres ironisent sur son aspect fourre-tout.
Ces critiques ne sont pas fondées. Ainsi se sont succédé à la tribune, des militants syndicaux et associatifs aussi divers que Gianfranco Benzi, de la CGIL, Roland Klautke, un des initiateurs de l’organisation des manifestations du lundi en Allemagne, Annick Coupé du Groupe des Dix, Gérard Aschieri de la FSU, Isaskun de la Marche mondiale des femmes, Chris Nineham de Stop the War Coalition, Claude Debons, un des initiateurs d’un appel de syndicalistes contre le traité constitutionnel, des représentants du Forum social méditerranéen, de la marche européenne contre le traité constitutionnel, et tant d’autres.
Quant à l’aspect fourre-tout de l’appel, [publié sur ce site, red.], il ne fait qu’exprimer la diversité des thèmes d’intervention portés par les organisations présentes et reflète également la diversité et la radicalité des mobilisations qui se développent dans les différents pays européens. Si l’on ajoute à cela les débats et l’élaboration qu’ils ont permis, le fait que le travail se poursuive par la constitution ou la consolidation de réseaux thématiques ou sectoriels, ou l’objectif de faire émerger des mobilisations futures à l’échelle européenne, nous pouvons considérer que le FSE de Londres s’inscrit dans la dynamique engendrée par le Forum social mondial de Porto Alegre et par le FSE de Florence.
Souligner l’ensemble des aspects positifs ne doit pourtant pas conduire à sous-estimer les problèmes auxquels le mouvement altermondialiste est confronté. Il est, en un sens, à la croisée des chemins. Il lui faut dépasser une première phase, celle de la contre-offensive idéologique, sur laquelle les choses ont considérablement avancé depuis 1999, et démontrer son utilité dans la construction de rapports de forces, de mobilisations qui permettent de remporter des victoires. Dans cette mesure, il est naturel que les débats aient parfois pu sembler frustrants. Les éléments de critique sont aujourd’hui assez clairs et rassemblent largement les acteurs des forums. Mais pour la deuxième phase, les choses sont plus compliquées. Il faut du temps et des clarifications pour parvenir à ce que l’élaboration commune débouche concrètement sur des mobilisations massives. Après deux jours et demi de débats, les résultats sont forcément limités.
Par ailleurs, il ne faut pas nier un certain nombre de problèmes, liés à la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le mouvement. Les situations sont diverses selon les pays, et chaque Forum est fortement marqué par la situation politique du pays hôte. Mais, même s’il faut garder à l’esprit le fait qu’au Royaume-Uni la question de la guerre a polarisé la situation des deux dernières années, cela ne saurait entièrement justifier le déséquilibre entre la place donnée à la question de la guerre ou celle qui revenait aux questions sociales et à la Constitution européenne, largement sous-estimées nous semble-t-il. C’était par exemple le cas pour les chômeurs et les précaires, à qui le FSE a laissé peu de place, à savoir un séminaire de deux heures, le samedi soir à 19h, dans un coin du grand hall couvert par le bruit. Il était donc difficile de réaliser l’objectif fixé, qui était non seulement d’approfondir les analyses mais aussi de permettre l’expression des collectifs des différents pays pour tracer des perspectives de mobilisation.
Cependant, point positif, cela a permis de renouer des liens avec les TUC britanniques, notamment ceux de la région de Londres. De même, l’assemblée des « no vox » et celle des mouvements sociaux, qui malheureusement se tenaient en même temps, ont permis des avancées. En particulier l’appel à la mobilisation et à une manifestation européenne, à l’occasion du sommet des chefs d’État à Bruxelles en mars 2005, où ces derniers feront un bilan d’étape du processus de Lisbonne, l’objectif étant de remettre en cause les services publics, de généraliser la précarité. Ce sera une occasion unique pour renforcer les liens entre le mouvement syndical et le mouvement altermondialiste.
Sur d’autres terrains, on peut considérer qu’il y a eu recul par rapport aux forums précédents, notamment sur les questions féministes, avec la disparition de fait de l’assemblée des femmes (voir ci-dessous). Il faudra aussi réfléchir au renouvellement des formes que prennent les débats, pour éviter de reproduire des forums à l’identique, mais finalement, c’est sur les rapports entre syndicats et mouvement altermondialiste, et aussi avec le mouvement antiguerre, et sur leur capacité à poursuivre ensemble le travail déjà accompli que des interrogations subsistent. C’est bien là que se noue l’avenir du processus. Une dissociation lui serait fatale.
Dossier réalisé avec la collaboration de Léonce Aguirre, Antoine Boulanger, François Duval, Ingrid Hayes, Anne Leclerc et Michel Rousseau.
Assemblée des femmes: déception
Nous le savions pratiquement depuis le début du processus de préparation du FSE de Londres: il n’y aurait pas de réelle assemblée des femmes comme lors du FSE de Paris-Saint-Denis qui avait connu pourtant un énorme succès. Il a fallu accepter de transformer trois séminaires de deux heures, déposés par des associations féministes dont la Marche mondiale des femmes, pour obtenir une assemblée des femmes de trois heures. Cette assemblée a déçu car nous avons assisté à un empilage d’interventions sans réelles articulations entre elles. Difficile dans ces conditions de faire le point des campagnes et des rendez-vous communs autour de six thèmes (précarité-emploi, femmes migrantes, droit à l’avortement, violences, femmes et guerres, femmes et pouvoir), qui avaient été inclus dans le manifeste de l’an dernier. A été évoqué la nécessité de combattre la Constitution européenne dont les reculs vont toucher particulièrement les femmes. En revanche, la plénière « femmes luttant contre l’oppression du néolibéralisme ; patriarcat et stratégies féministes » a permis d’avoir une vision plus nette des enjeux de la période. Les deux interventions du Portugal et de l’Irlande ont mis en avant la nécessité de développer une réelle campagne européenne sur le droit à l’avortement. Sur le travail et la précarité, une syndicaliste anglaise a rappelé les dégâts du libéralisme pour les droits des femmes ; une femme sud-africaine est intervenue sur la nécessité de développer, entre les différents continents, les solidarités féministes contre le patriarcat et le libéralisme. Josette Trat a rappelé pour sa part l’importance des stratégies féministes à mettre en oeuvre au moment où des reculs existent. Le débat a permis de proposer des initiatives convergentes contre les violences faites aux femmes, avec la date du 25 novembre, et une campagne pour le droit à l’avortement. Ceci a été repris par l’assemblée des mouvements sociaux, comme l’initiative européenne de la Marche mondiale des femmes, qui se déroulera à Marseille les 27 et 28 mai 2005.
La IVe Internationale à Londres
La LCR, l’International Socialist Group (ISG) anglais et les autres courants de la IVe Internationale étaient présents dans le déroulement de ce FSE. Au cours du forum lui-même, nos camarades ont participé en tant qu’orateurs à de nombreux débats, et ceux que nous organisions ont été en général des succès, que ce soit sur l’avenir du Brésil, ou sur la possibilité ou non de changer le monde sans prendre le pouvoir. Le journal commun Socialist Resistance/Rouge de 24 pages, le seul journal bilingue, a été diffusé massivement. Le meeting de la IVe Internationale, organisé la veille du FSE, a rassemblé 300 personnes, regroupant Britanniques et Européens, venus écouter Ken Loach, Joao Machado du Parti pour le socialisme et la liberté du Brésil, Karen O’Toole, Michel Warshawsky, Alain Krivine et d’autres. Tous et toutes ont souligné l’importance que revêt pour nous la poursuite du processus des forums, ainsi que la nécessité de construire des partis anticapitalistes larges. Le samedi soir, Olivier Besancenot intervenait dans un meeting de Respect, coalition issue du mouvement antiguerre dans laquelle nos camarades anglais interviennent. Cette convergence qui s’est présentée aux élections européennes avec un certain succès constitue peut-être le creuset d’un nouveau parti qui soit une alternative politique à la gauche du Parti travailliste. Là, aussi, la salle était pleine et enthousiaste.
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