Canton de Vaud : nouvelle Constitution, ancien Canton
Tout réviser pour que rien ne change
En février 1999, le canton de Vaud élisait une Assemblée constituante. Le Mouvement pour le socialisme (MPS, alors solidaritéS-Vaud) avait présenté des listes à Lausanne et, sous la dénomination « solidaritéS et solidaires », dans le district de Vevey, y obtenant deux sièges. Le MPS a ainsi participé activement à cette expérience législative particulière. Les travaux de l'Assemblée constituante se sont terminés le 17 mai et les citoyen·ne·s se prononceront le 22 septembre 2002. Le MPS (voir sa prise de position du 3 juillet) appelle à refuser le projet de nouvelle Constitution. Ci-après, quelques éléments de bilan qui développent les raisons de ce refus.
Alain Gonthier, (Ex-)constituant, membre du MPS
Réécrire une « charte fondamentale », fût-ce celle d'un canton suisse, est l'occasion de poser quelques questions fondamentales. Telle était bien notre intention. Sous le slogan : « Recréer de la démocratie, étendre les Droits politiques, sociaux, économiques», nous définissions ainsi dans notre tract le « sens à donner à une Constitution » :
« De quoi devrait débattre une Assemblée constituante ? Des principes et des règles pouvant servir de points d'ancrage : pour l'avenir d'une société ; pour la définition du bien commun (du bien-vivre ensemble et des moyens pour le permettre) et du patrimoine d'une collectivité (de la richesse sociale sous diverses formes et de son usage) ; pour l'extension des droits fondamentaux des citoyens et citoyennes - et de tous les habitants vivant et travaillant dans un canton - à toutes les sphères de la société. Voilà le sens profond d'une Constitution.
Dans cette perspective, sur le fond, deux grandes options sont possibles.
Soit l'Assemblée constituante ficelle une Constitution qui enregistre les ordres de la machine socio-économique et de la politique néo-libérale. Leur application a abouti à accroître les inégalités, à dégrader les services publics et donc à miner l'égalité l'accès à des biens essentiels, à renforcer le pouvoir technocratique et à protéger le pouvoir absolutiste des majors de l'économie.
Soit l'Assemblée constituante devient un des lieux où les besoins de la majorité de la société trouvent leur expression et où se dessine la re-naissance d'une démocratie étendue.
Le mouvement solidaritéS opte pour cette seconde voie. Il vous demande de soutenir sa démarche. »
C'est à ces nécessaires ambitions qu'il faut confronter le résultat de trois ans de travaux constitutionnels.
Une Constituante « à froid »
Le projet de réviser la Constitution cantonale naît dans un contexte d'ébranlement du mode traditionnel de domination politique des partis bourgeois.
La crise de la « République des petits copains » en 1993-1994 (Banque vaudoise de crédit, Société romande d'Electricité) s'était répercutée sur le plan politique, et avait rendu instables les rapports entre les clans bourgeois. En 1996, le conseiller d'Etat UDC Veillon, confronté à un vigoureux mouvement de la fonction publique, déstabilisé par un scandale (Bosshard consultants) qu'instrumentalise le parti radical, doit démissionner. Les rivalités interbourgeoises ouvrent la voie à l'élection du candidat du POP Zisyadis, et à une majorité de gauche au Conseil d'état. A cela s'ajoutaient les deux refus, en votation fédérale, de la loi sur le travail et de la baisse des allocations de chômage, ainsi que la poursuite du mouvement de la fonction publique. Dès lors se met en place un microclimat politique où aux yeux de certains à gauche, tout - ou presque - semble possible, notamment une nouvelle Constitution entérinant ces « progrès de la gauche ». Ce d'autant plus facilement que la barre de ces progrès est placée bas.
Cette vision illusoire des choses refusait de prendre en compte les effets cumulatifs du chômage, la faiblesse des réseaux syndicaux et associatifs, la distance entre l'essentiel des salarié·e·s et les forces politiques organisées, bref négligeait les réels rapports de forces sociaux et politiques. D'ailleurs la faible participation électorale (70 % d'abstention, y compris pour la Constituante) confirme cette faible mobilisation sociale.
Les partis de droite, eux aussi étaient favorables à une révision totale de la Constitution : ils y voyaient pratiquement un moyen de moderniser et de rationaliser un certain nombre de structures et politiquement l'occasion de tourner la page après la phase d'instabilité, de repartir d'un bon pied... vers un nouveau règne.
Les cartes étaient ainsi données pour que cette révision se fasse à froid, et se limite à un toilettage et à une mise au goût du jour. Il en avait d'ailleurs été ainsi pour la Constitution fédérale et pour plusieurs Constitutions cantonales les dix dernières années ; il en sera de même - on peut le parier - pour celle du canton de Fribourg, actuellement en cours.
Nous n'avons pas réussi à contrer cette tendance. La Constituante, au-delà de la consultation d'un certain nombre d'associations et de corps constitués, s'est montrée indifférente à la société, qui le lui a bien rendu : il n'est venu à l'idée de personne de manifester devant cette assemblée pour faire valoir son point de vue... Une raison structurelle à cela : il n'était pas question de saisir l'occasion de cette révision pour connaître les besoins de la population et à y répondre dans une nouvelle loi fondamentale... fondamentalement nouvelle si nécessaire. La maison n'était pas mise en question, au mieux allait-on consulter et discuter de la couleur des façades.
Nos objectifs : pas atteints...
Nous l'avions dit clairement dans notre campagne : « l'extension des droits politiques et sociaux » passait par une « incursion dans la sphère du pouvoir économique privatisé ».Là est le núud, resté tabou pour la Constituante. La garantie de la propriété(art. 25) et la liberté économique(art. 26) ont au contraire été consacrées comme droits fondamentaux, sans aucune réserve. Des formulations subordonnant ces « libertés » à l'intérêt général ont pourtant été proposées au cours des débats ; elles ont été refusées, sans réelle discussion 1.
Dès lors, les limites étaient posées à l'extension des droits sociaux : belles paroles, d'accord, progrès conformes à l'air du temps et à de nouveaux besoins des entreprises (assurance maternité, crèches), d'accord. Mais pas touche au grisbi...
Le droit à l'emploi a tout juste pu être évoqué, à une seule reprise. Mais il n'a pas été possible d'obtenir qu'il soit inclus, même comme un but idéal à atteindre. Le droit au logement n'a pas non plus trouvé grâce, sinon sous la forme rabougrie à l'extrême du « droit à un logement d'urgence » destiné aux « personnes dans le besoin ». Nous proposions le droit à un revenu ; la nouvelle Constitution y répond par le droit au minimum vital, ce qui n'est pas exactement la même chose.
Le droit à la formation que nous revendiquions est gravement restreint par la limitation de la gratuité de l'enseignement, dans les écoles publiques, à l'enseignement de base, que ne compensent de loin pas certaines améliorations en matière de formations professionnelle et continue.
L'égalité femmes-hommes est peut-être le domaine où sont formulés le plus de progrès : reconnaissance « d'autres formes de vie en commun », assurance-maternité cantonale, but proclamé d'une « représentation équilibrée des femmes et des hommes »... Il est cependant clair que l'inégalité sur le lieu de travail n'est pas mieux combattue que par la Loi fédérale sur l'égalité. Et on sait ce qu'il en est...
En ce qui concerne l'immigration on doit mentionner le droit de vote et d'éligibilité au plan communal. Cette avancée, réelle, est cependant fortement relativisée par le peu de pouvoir réel des décisions prises au niveau communal : le droit concédé - et encore moyennant la présentation de toutes les garanties d'intégration (depuis 10 ans en Suisse, avec autorisation, dont 3 dans le canton) - est ainsi largement illusoire. De surcroît, les immigrés actifs, socialement et politiquement, et donc les plus susceptibles d'exercer ce nouveau droit, se sont jusqu'alors plutôt montrés partisans de refuser ce « demi-cadeau », qui en fait des demi-citoyens. On pourrait, aussi, saluer le fait qu'au chapitre « tâches de l'Etat » figure un article faisant devoir à l'Etat et aux communes « de favoriser l'intégration dans le respect réciproque des identités et dans celui des valeurs qui fondent l'Etat de droit », mais on devrait aussitôt se pencher sur l'exégèse de cette formulation, et notamment de ce que pourraient impliquer certaines interprétations des « valeurs qui fondent l'Etat de droit ». Il faut enfin constater qu'en matière de naturalisation, il y a loin du discours, clamant la nécessité de favoriser la naturalisation comme meilleur moyen d'intégration, aux actes législatifs. La version finale en effet maintient pour l'essentiel la logique actuellement en vigueur, où la naturalisation est une faveur octroyée à l'immigré et non un droit, qu'il soit acquis automatiquement au terme d'un certain nombre d'années de résidence comme nous le proposions, ou par la conformité à certaines conditions légales (loi fédérale).
Le débat sur l'organisation territoriale, après bien des discussions et propositions, s'est conclu sur un compromis vaudois. Les citoyen·ne·s auront toujours autant de peine à lire l'organisation de l'espace politique et social (rendu flou par la multitude des communes et par l'enchevêtrement des diverses formes de collaborations intercommunales), et donc à y intervenir. Quant aux roitelets locaux et aux promoteurs immobiliers, leur statut et leurs perspectives de bénéfices se voient préservés. Surnagent de ce désastre les « inventions » de l'agglomération et de la fédération de communes.
Nous avions enfin insisté sur le budget participatif et plus largement sur tout ce qui pouvait favoriser la « re-naissance d'une démocratie étendue ». Le bilan est plus que maigre. Aucun droit nouveau n'a été inscrit, même la minimale « motion populaire » et l'aménagement de l'anti-démocratique quorum ont été refusés.
Un certain nombre de débats ont pris une importance que nous n'avions pas prévue. C'est avant tout le cas de la discussion sur les « droits et devoirs ». La droite voulait introduire, en regard des droits fondamentaux et au même niveau, un article sur les devoirs des citoyen·ne·s. La formulation de départ allait jusqu'à soumettre le respect des droits fondamentaux au respect de ces devoirs 2. Une longue bataille menée notamment par le soussigné, et des expertises juridiques (J.-F. Aubert, P. Mahon) montrant l'impraticabilité d'une telle disposition et son incompatibilité avec la doctrine constitutionnelle usuelle ont conduit tout d'abord à son adoucissement 3, puis à sa « relégation » parmi les dispositions et principes généraux, où son implication juridique est inférieure, voire nulle.
A gauche : dérisoires satisfactions
Le Parti socialiste appelle à voter OUI. Dans social!stes, Roger Nordmann, co-président du comité « Oui à la nouvelle Constitution », met en avant quatre points qu'il juge positifs, en matière de droit de grève 4, de lutte contre l'exclusion (minimum vital, formation), d'assurance maternité et d'immigration. Pour leur trouver ces vertus, il compare, à tort (voir la prise de position du MPS du 3 juillet 2002), le texte nouveau à celui de 1885, sur-interprète des dispositions ambiguës 5 et peint le diable sur la muraille en matière d'assurance-maternité 6.
Le POP, lui, ne trouve que deux raisons de voter OUI : le droit de vote des immigrés et l'assurance-maternité. C'est deux de plus que Josef Zisyadis, qui, le 17 mai lors de la séance de clôture, dans un discours de 11 823 signes et 2073 mots, n'avait pas trouvé un seul alinéa à approuver 7 ! Ce retournement de position laisse songeur, comme la solution proposée, qui est de combattre les aspects négatifs ainsi approuvés « par des réformes partielles de la Constitution » : à raison d'une initiative constitutionnelle par an (18 000 signatures selon la nouvelle Constitution), le programme d'activités est fait pour quelques années...
A droite : combat idéologique
Issu d'une assemblée à large majorité de droite, le projet de nouvelle Constitution se trouve à l'heure actuelle combattu par le Centre patronal, la Ligue vaudoise, le Parti libéral, et par une grosse minorité du Parti radical, en attendant la prise de position de l'UDC. Diverses raisons sont invoquées, comme des mesures insuffisantes en matière de modernisation (entendez rationalisation) de l'Etat, le droit de vote des immigrés, et le « préambule » (déclaration d'intention sans portée juridique), taxé de rose-vert ou de radical-socialiste. Cette position est bien résumée par Jean-François Leuba, co-président de la Constituante et figure historique du Parti libéral (24 heures, 27 juin 2002) : « Je pourrais vivre avec cette Constitution si elle était adoptée », mais « je ne peux que souscrire aux critiques formulées contre cette forme de romantisme, cette idéalisation du rôle de l'Etat, qui doit prendre sous son aile protectrice l'individu de la naissance à la mort ».
L'enjeu n'est donc pas, pour l'essentiel, tel ou tel article qui serait inacceptable pour la droite. Il n'y en a pas. Mais bien de poursuivre la bataille idéologique, de ne pas relâcher la pression sur une gauche en déroute sur ce plan-là. Alors que la gauche se vante d'être pragmatique, la droite, elle, sait l'importance des idées, et agit en conséquence. On en a une démonstration de plus.
Conclusion
Pour reprendre l'alternative que nous avions posée lors de l'élection de la Constituante - rappelée en tête de cet article - la Constituante a pour l'essentiel « enregistré les ordres de la machine socio-économique et de la politique néo-libérale ». La nouvelle Constitution entérine et conforte le désordre établi. Ceux qui veulent changer ce monde doivent la refuser.
(12 juillet 2002)
Notes:
1. Liberté économique : refus sans discussion et à une majorité évidente d'ajouter « Dans la mesure où elle concourt au bien commun » avant « la liberté économique est garantie »(amendement Gonthier). Garantie de la propriété : refus par 63 voix contre 53, au terme d'une courte discussion, d'ajouter un alinéa disant. « L'usage de la propriété est limité par l'intérêt public » (amendement P. Lehmann).
2. al. 1 : Toute personne est responsable d'elle-même, assume sa responsabilité envers les autres être humains, contribue à la bonne marche de la collectivité dans laquelle elle vit et prend sa part de responsabilités pour garantir aux générations futures qu'elles auront aussi le droit de décider elles-mêmes de leur avenir. Toute personne assume sa part de responsabilité dans une utilisation appropriée des deniers publics et des services fiancés par ceux-ci. Al. 2 : Le respect des droits fondamentaux [...] ne peut être invoqué s'il contrevient aux principes régissant la dignité humaine, la bonne foi, la responsabilité personnelle et la responsabilité vis-à-vis de la famille et de la communauté.
3. En particulier par la suppression de l'al. 2 ci-dessus.
4. Le droit de grève ne pourra être que limité pour le maintien d'un service minimum, et non interdit à certaines catégories de personnel, comme le prévoit la Constitution fédérale. Encore faut-il savoir ce que l'on entend par service minimum : les expériences à l'étranger montrent que l'Etat tend à en faire une interprétation toujours plus extensive.
5. Il n'est ainsi pas si clair que l'article 69 sur la naturalisation (al. 3) « prévoit que le droit cantonal ne peut pas être plus sévère que le droit fédéral » (social!stes). Savoir si l'autorité cantonale pourra rajouter des critères à ceux de la loi fédérale est sujet à interprétation ; visiblement les juristes de droite pensent que oui.
6. social!stes argumente « si vous vous méfiez de M. Triponez (initiateur - en collaboration avec des personnalités du PS ! - du projet d'assurance-maternité fédérale) votez OUI le 22 septembre », en omettant de signaler qu'un processus cantonal est en route indépendamment de la Constituante.
7. Extraits du procès-verbal de séance : « Au final, le projet constitutionnel est un texte sans saveur, sans goût, sans odeur, un texte dit consensuel mais marqué de si peu de compromis qu'il ne pourra satisfaire en définitive que ceux qui ne se sont engagés dans ce processus que pour défendre le statu quo avec le dernier des acharnements. [...] Ainsi que le déclarait le penseur grec Hétéroclite [rires], jugeons plutôt l'arbre à ses fruits ! [...] On pourra évoquer l'octroi des droits politiques aux étrangers sur le plan communal. [...] Comment aujourd'hui se rallier à une citoyenneté rabougrie si l'on compte qu'un double délai - 10 ans en Suisse et 3 ans dans le Canton - conditionne l'accès des personnes étrangères au corps électoral communal ? [...] Certains nous diront que le projet prévoit l'introduction d'une assurance maternité cantonale. Nous constatons de notre côté qu'il n'était pas besoin de la prévoir dans notre Charte fondamentale, dès lors que cette idée était acquise au Grand Conseil et que le Conseil d'Etat s'était engagé à présenter un projet dans les plus brefs délais. [...] Au final donc, le groupe Agora ne pourra soutenir un texte qui reconduit sur l'essentiel le statu quo. Notre vote négatif est un vote de témoignage et de sanction du travail accompli. Témoignage à l'égard de la population défavorisée de ce Canton, pour [tout] dire que cette Assemblée a tout fait pour tuer dans l'úuf toutes les améliorations sociales attendues [brouhaha]. Sanction ensuite à l'égard d'un travail effectué pendant trois ans [...] parce que notre groupe a toujours été minorisé et qu'il n'est jamais bon, au terme d'un débat aussi important que celui du débat constitutionnel, de se rallier à un texte du moindre mal. »
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