La destruction du service public
Matteo Poretti
Le débat sur l'avenir des CFF (Chemins de fer fédéraux suisses) est ouvert depuis quelques années. Pour rappel: à partir de janvier 1999, les CFF ont cessé d'être une régie fédérale. Ils sont une société anonyme de droit privé: CFF SA. Leur activité est déterminée par une loi spéciale (Loi sur les CFF du 20 mars 1990).
Le capital-actions est détenu à 100% par la Confédération. La loi explicite que la gestion des CFF doit répondre aux normes d'une entreprise privée dans le contexte «concurrentiel» présent.
Pour mieux opérer, des «divisions» (filiales) ont été créées. Au total cinq: Transport voyageurs, Trafic marchandises (CFF Cargo SA), Infrastructure, et, dès 2003, Immobiliers (ce qui explique aussi, entre autres, l'actuelle gestion des gares comme des «centres de profit»).
Depuis 1996, le responsable du secteur, au plan du Conseil fédéral, est le social-démocrate zurichois Moritz Leuenberger. Le directeur des CFF SA est un autre social-démocrate: Benedikt Weibel. Le directeur de CFF Cargo SA est l'ancien secrétaire central de l'USS (Union syndicale suisse), le social-démocrate Daniel Nordmann. Une «fief socialiste», autrement dit. Ou, dit autrement: cas d'école sur la manière dont les élites bourgeoises attribuent aux sociaux-démocrates la tâche de la privatisation rampante des services publics... dans le cadre de l'eurocompatibilité.
Décharger le personnel
Le 28 octobre 2005, la division CFF Cargo SA a rendu public son important plan de restructuration. Le nombre de postes qui seront supprimés s'élève à 650, ou plus exactement à 652 équivalents temps plein. Cette suppression se répartit de la sorte: 590 pour CFF Cargo SA et 60 dans la division Infrastructure. La restructuration sera menée à bien jusqu'en juin 2006.
A la fin 2004, CFF Cargo SA employait 4739 salarié·e·s à temps plein. La suppression annoncée touche donc 12,5% des postes de travail (équivalent temps plein). Cette décision s'inscrit dans le droit fil de l'orientation définie par la société mère: CFF SA.
En réalité le personnel de CFF SA (CFF dans le passé...) a subi une attaque frontale: de 1990 – année où la logique du service public a été, de fait, remplacée par celle de l'entreprise privée – à 2004 ont été supprimés 11146 postes à temps plein, soit 29,6% du total des effectifs. Tout cela avec la bénédiction de la social-démocratie et des «syndicats». Les «têtes» du PSS sont à la tête de l'opération.
Ces données chiffrées sont impressionnantes. Toutefois, la direction de CFF Cargo SA a oublié d'expliciter le nombre de salarié·e·s effectivement touchés par cette restructuration. En effet, en 2002, 9,93% du personnel des CFF SA travaillait à temps partiel, ce qui implique que le nombre de 650 salariés (postes) devant perdre leur emploi pourrait être dépassé.
«Pas de licenciements»?
Fière, la direction des CFF SA annonce qu'il n'y aura pas de licenciements. Les «collaborateurs» perdront simplement leur poste de travail, car dans le contrat collectif de travail (CCT), formellement, CFF SA ne peut pas procéder «à des licenciements économiques ou d'entreprise». Mais les salarié·e·s peuvent perdre leur poste de travail.
Examinons de plus près la situation de CFF Cargo SA. Un groupe de 146 «collaborateurs», ceux ayant plus de 58 ans, se verront offrir «le programme Crescendo». Il offre des solutions spéciales pour passer, sur un mode flexible, à la retraite [1]. On serait intéressé à connaître ce que signifie concrètement ce «mode flexible de passage à la retraite». Et surtout quels en seront les effets sur le montant réel perçu, chaque mois, lorsqu'interviendra l'âge donnant droit à la retraite.
Pour les 446 autres «collaborateurs» interviendra le projet Chance (sic!). Ce dernier prévoit, sur le même mode trompeur des plans de la Poste ou de Swisscom, le maintien du salaire pour une période maximale de deux ans. Le temps moyen passé par les salariés dans le projet «Chance» était de 267 jours, à la fin 2002. A cela s'ajoute toute une série de mesures individualisées: appui pour procéder à des demandes d'emploi et de requalification; conseil et assistance pour une réorientation professionnelle; offre de postes de travail, que ce soit à l'interne (dans les CFF SA) ou à l'externe, sous forme de travail temporaire, de contrat à durée déterminée, de stages, d'emploi à durée indéterminée [2].
En réalité, la situation est moins rose que celle dépeinte ici. Le personnel est contraint d'accepter les offres d'emploi «convenable», dans ou hors de l'entreprise CFF SA, même si cela implique un abaissement des fonctions exercées antérieurement, des baisses de salaires importantes et une augmentation significative du temps de déplacement.
En cas de refus d'un travail qualifié de «convenable» (selon la logique de la réforme de la loi sur le chômage à laquelle a collaboré un autre dirigeant syndical profilé: Serge Gaillard), l'entreprise n'a plus d'obligation envers son ex-employé. Elle peut, dès lors, dissoudre le rapport de travail, sans indemnités.
Depuis que le projet «Chance» est en action, quelque 50% du personnel qui l'a utilisé a trouvé un nouveau poste au sein de la société (ex-régie fédérale). Quelque 40% ont été mis à la retraite. Les 10% restants ont été engagés par d'autres entreprises. Ces chiffres ne disent rien sur les conditions de travail et sur les salaires, et donc sur le montant qui sera perçu à la retraite.
Réduire le personnel et augmenter les profits
Cette énième restructuration a été vendue par la direction de CFF Cargo SA comme une mesure nécessaire pour assainir les comptes de l'entreprise: freiner la réduction des pertes en comprimant les coûts. Lisez: en supprimant des postes de travail et en accroissant la «productivité» de chaque salarié restant.
Dans le document de presse distribué lors de la Conférence de presse, la direction affirme: «Pour l'année en cours, l'entreprise prévoit une perte de l'ordre de plusieurs dizaines de millions de francs, auxquels s'ajouteront les réserves constituées en vue de la restructuration à venir. Grâce à ces réserves, CFF Cargo envisage de réaliser en 2007 un résultat financier équilibré.» [3]
Nous sommes à deux mois de la clôture des comptes 2005, il ne devrait pas être difficile pour les services comptables des CFF Cargo de fournir les éléments d'une projection du résultat pour l'exercice en cours (2005). Rien. Même pas des chiffres sur les pertes annoncées. Toutefois, dans le même document transmis lors de la conférence de presse, il est affirmé: «Pour 2005, CFF Cargo prévoit un déficit de quelques dizaines de millions, un résultat en opposition claire avec le mandat de la Confédération, qui vise l'obtention d'un résultat financier équilibré.»[4] Donc de plusieurs «dizaines de millions de francs» on passe à un déficit de l'ordre de «quelques dizaines de millions de francs».
Avec les plans de restructuration annoncés, CFF Cargo «compte améliorer le résultat de 85 millions de francs sur un an et obtenir une structure de coûts qui permette à l'entreprise d'être plus compétitive sur le marché.»[5] Donc si le déficit s'élevait à – admettons – quarante millions, la suppression des postes impliquerait un accroissement de la rentabilité, déjà en 2006, à hauteur de plus de quarante millions de francs. Dès lors, les coupes dans les emplois serviront seulement, en partie, à couvrir le déficit prévu, alors qu'une partie des gains servira à nourrir la rubrique «profits» des comptes.
La logique du profit
C'est CFF Cargo SA qui explique, elle-même, la raison de sa politique de recherche du profit maximum: l'existence d'un déficit sur l'exercice en cours est en «contradiction avec le mandat de la Confédération». Le patron – la Confédération-actionnaire – commande; les responsables appliquent. Le mandat en question est le résultat d'un processus, comme toutes les lois fédérales, qui a abouti à transformer le service public en une entreprise gérée selon les critères d'une entreprise privée, et cela indépendamment de son statut juridique (initialement).
Comme l'ensemble des grandes sociétés privées, le conseil d'administration fixe des objectifs en termes de marge de profits à réaliser sur un exercice annuel (et sur une durée plus longue). Il appartient aux directeurs de s'activer pour trouver les meilleures solutions afin de répondre à ces injonctions. C'est ce qui se passe, aujourd'hui, entre la Confédération et CFF SA.
Le document élaboré par le Conseil fédéral fixant de tels objectifs porte le titre suivant: «Stratégie du propriétaire. Objectifs stratégiques du Conseil fédéral pour CFF SA 2003-2006». Le titre à lui seul suffit à mettre en lumière l'ensemble de l'orientation et des buts poursuivis. Le Conseil fédéral-patron contraint «le secteur Trafic voyageurs des CFF SA à augmenter sa productivité moyenne de 3% au moins par année» [6]. Alors que le secteur Trafic marchandises (donc CFF Cargo SA) «doit augmenter sa productivité d'au moins 5% l'an» [7].
Nous ne savons pas combien d'entreprises privées se donnent de tels objectifs. Mais la conclusion est simple: avec une telle politique, décrite ici brièvement, les diminutions de postes annoncées fin octobre 2005 vont se répéter. En fait, CFF Cargo est placée sous la contrainte de réalisation de profits dans un contexte où la possibilité d'accroître ses parts de marché semble être des plus restreinte. Cela, non seulement à cause du climat conjoncturel, mais aussi parce que la Confédération-propriétaire va réduire à zéro, jusqu'en 2008, ses apports (47 millions en 2005; 17 millions pour 2006 et 2007).
A cela s'ajoute la concurrence du transport routier avec les 40 tonnes; elle sera toujours plus forte. La politique des CFF Cargo est anti-écologique et se manifeste surtout comme un appui, de fait, au développement du transport logistique par camions, ce qui est le propre de la sous-traitance accrue des firmes et de la production juste-à-temps.
Le mandat de la Confédération impose une politique: liquider des centaines de postes de travail. Et CFF Cargo travaille déjà dans ce sens. En même temps, elle appuie, de fait, le secteur des grandes firmes de logistique.
1 Documentation pour la Conférence de presse, 28 octobre 2005. p.10
2 ibid.
3 ibid.
4 ibid.
5 ibid.
6 Statégie du propriétaire. Objectifs du Conseil fédéral pour les CFF SA, 2003-2006, p.2.
7 ibid. p.8.
|