Gianni Frizzo:
deux ans après la grève
Entretien avec Giuseppe Sergi *
Deux ans se sont déjà écoulés depuis l’expérience de la grève. Plus le temps s’écoule, plus le recul permet d’établir un bilan «consolidé» de ce qu’a représenté la lutte des Ateliers de Bellinzone, tout en sachant que certaines questions (discutées autour de la table ronde) sont encore en jeu. Alors, quel bilan pouvons-nous établir maintenant ?
Gianni Frizzo: Le résultat paraît toujours plus positif avec l’écoulement du temps, encore plus que ce qu’il semblait être «à chaud» à la fin de la grève ou quelque mois plus tard. Il y a beaucoup d’éléments qui vont dans ce sens. J’en énumère quelques-uns. Avant toute chose, nous avons sauvé une structure productive importante comme celle des Ateliers. Et ce lorsque tout le monde (ou presque) était prêt à soutenir l’inévitabilité des mesures prises par le conseil d’administration des CFF.
Comment ne pas rappeler que pendant les premières semaines de la grève, le ministre des transports, Moritz Leuenberger, avait défendu comme «nécessaires» les mesures annoncées par les CFF ? A cela, il faut ajouter que, surtout ces derniers temps, s’ouvrent de nouvelles perspectives de travail (certes non faciles et non acquises) et de développement de nouvelles activités (comme la maintenance de wagons entiers) en raison du passage des Ateliers à la division Voyageurs des CFF.
Conséquence de toute lutte sociale, le deuxième aspect est le changement des rapports de force en faveur des travailleurs au sein de l’entreprise. Il s’agit naturellement de rapports qui restent instables. La direction cherche toujours à «récupérer» le «pouvoir» qu’elle a dû céder à l’issu de la lutte. Mais les traces laissées par la grève permettent d’expliquer ces bénéfices.
Le troisième point est certainement l’amélioration de la situation interne de l’entreprise. J’aimerais rappeler, par exemple, le fait que pour la première fois depuis des années du personnel a été embauché aux Ateliers, en cherchant de la sorte à régulariser le statut des salariés intérimaires.
En d’autres termes, pour synthétiser ces deux derniers points, nous pouvons affirmer que les Ateliers – qui devaient être fermés, selon ce qu’avaient dit, entre autres, le Conseil fédéral et le conseil d’administration des CFF – sont devenus une entreprise qui embauche et qui a des bonnes perspectives de croissance. Ces éléments se sont accumulés pour se renforcer à l’occasion de la progression de la crise économique et du chômage que nous vivons actuellement. De ce point de vue, la lutte des Ateliers n’a été qu’un exemple de lutte victorieuse pour la défense des places de travail. Nous pensons avoir donné, par une réponse concrète, une contribution à la lutte contre la crise, sauvant des emplois destinés à être détruits, et cela de manière plus efficace que les mesures décidées ces derniers mois par les gouvernements fédéraux et cantonaux.
Quelle a été selon toi la contribution majeure de la lutte des Ateliers d’un point de vue politique, syndical et public ?
Effectivement, ce que je viens de dire m’apparaît essentiel. Dans des crises comme l’actuelle, nous faisons face aux mesures prises par les directions des entreprises à l’encontre des travailleurs. C’est le cas des restructurations, des suppressions d’emplois et des fermetures d’entreprises. Dans le meilleur des cas, il y a des plans sociaux, juste pour limiter les dégâts. Par contre, il est nécessaire d’affirmer une opposition de principe à ces décisions et à cette politique si l’on veut s’y opposer véritablement. Cette option est l’apport le plus important de la grève aux Ateliers CFF de Bellinzone. Nous devons accroître la culture du «non», c’est-à-dire s’opposer à l’inacceptable. Et, en ce sens, nous avons apporté des éléments dans ce sens.
Aujourd’hui, il est inacceptable, comme c’était le cas pour nous aux Ateliers, que des centaines de milliers de travailleurs restent sans travail, sans les moyens nécessaires pour vivre dignement avec leurs familles, sans aucune perspective s’ils ont le malheur d’avoir plus de cinquante ans… Tout cela est moralement et politiquement inacceptable; c’est inhumain. Cela suffirait pour que l’on s’oppose frontalement à ces politiques.
Il est clair que, dans certains cas, diverses activités industrielles n’ont effectivement pas de débouchés possibles et qu’elles soient destinées à être supprimées. Dans ces cas, il faudrait négocier, trouver des alternatives, discuter et chercher. Mais une chose est de s’engager dans une telle option, en se libérant de tout chantage, une autre est de le faire avec la menace d’une épée de Damoclès que représentent les licenciements et les décisions de fermetures d’entreprises.
Au fond, quand nous nous sommes opposés au plan présenté par les CFF, nous n’étions pas au clair sur l’idée de proposer la constitution d’un pôle industriel et technologique dans le secteur des transports (comme le réclame notre initiative populaire). Toutefois, nous savions clairement qu’en entrant en matière sur les décisions des CFF, nous n’aurions eu aucune chance de défendre les emplois, ni de trouver des solutions alternatives.
C’est ainsi que la culture du non est, selon moi, non seulement la boussole pour s’orienter dans un conflit social, mais qu’elle est fondamentale d’un point de vue démocratique. Il est toujours plus difficile de dire non, parce que la barre à laquelle nous devons faire face est toujours plus élevée. Dès lors, les travailleurs et les travailleuses tendent à accepter beaucoup de pas en arrière, convaincus que tôt ou tard les choses s’amélioreront, peut-être aussi grâce aux sacrifices qu’ils sont contraints à subir passivement, plus qu’à accepter. De plus, très souvent, les forces politiques et les directions syndicales contribuent à cette situation, invitant les travailleurs à accepter des choses qui ne devraient pas l’être.
Passons à un autre point. Fin 2009 s’est terminée la première année de votre transfert à la division Voyageurs des CFF, alors qu’auparavant vous étiez rattachées à la division Cargo. Après de longues discussions, vous aviez ratifié ce transfert compte tenu des garanties reçues. Pouvons-nous faire un bilan des aspects positifs et ce deux plus problématiques de ce transfert ?
Il est difficile d’établir un vrai bilan. Il est clair que la division Cargo ne nous garantissait aucune perspective, alors que ce n’est pas le cas avec la situation actuelle, même s’il ne faut pas se faire d’illusions. Tout d’abord, les interlocuteurs ont changé (les cadres dirigeants de CFF Cargo n’avaient plus de crédibilité), même si, j’insiste sur ce point, l’attitude «positive» des cadres de CFF Voyageurs est en partie influencée par ce que nous avons fait il y a deux ans…
…excuse-moi si je t’interromps: ma question concernait surtout l’«autonomie» des Ateliers. Les craintes existantes étaient fondées sur la possibilité d’une mise sous pression très forte liée au transfert à la nouvelle division…
J’avais compris ta question. Tu soulèves en effet un problème qui est central. La situation est partiellement contradictoire. D’une part, on dit que nous devons «conquérir» notre clientèle, en cherchant donc des commandes grâce à la qualité du travail, mais aussi par un travail d’acquisition. D’autre part, on ne nous laisse pas l’autonomie nécessaire à la création de cet espace. Je pense, par exemple, aux difficultés que nous avons rencontrées pour renforcer le département de vente et acquisition de services et commandes. Nous avons dû insister beaucoup pour obtenir, entre autres, ce qui avait été décidé à la table ronde (et aujourd’hui les choses me semblent enfin se diriger dans la bonne direction).
Un autre problème fondamental est celui de la gestion du personnel et, en conséquence, du maintien et de la création d’une identité propre aux travailleurs des Ateliers. Aujourd’hui, la majorité du personnel (administration, département de vente et acquisition, maintenance, gestion du personnel) dépend directement de la direction nationale de la division Voyageurs des CFF. La situation s’est aggravée et tend à l’être plus par le fait qu’il y a une forte rotation parmi les cadres des Ateliers. Cette situation était gérable tant que ces postes de travail étaient occupés par des personnes ayant partagé les mêmes expériences au cours des années (y compris celle décisive de la grève). Mais l’arrivée de nouvelles personnes aux fonctions clés (direction, chefs de secteur, chefs de team), ne disposant d’aucune connaissance des Ateliers et d’aucun lien avec la tradition de ces derniers, pose beaucoup de problèmes de cohésion, indépendamment de la bonne volonté et la bonne foi de tous. La difficulté est provoquée par la structure organisationnelle en tant que telle, au-delà des personnes qui la constituent.
Il ne faut pas non plus oublier que la majeure partie des activités développées par les Ateliers (je pense avant tout aux travaux effectués sur les wagons) sont destinées à la division Voyageurs et ce type d’activités n’est développé par aucun autre site. De là découle la nécessité de développer une certaine autonomie productive, une autonomie de conduite du travail et aussi d’ordre culturel (ce qui inclut, bien évidemment, les rapports de travail). En réalité, nous sommes constamment évalués: chaque fois nous devons expliquer qu’ici les choses ne peuvent pas être gérées comme ailleurs et cela nous prend beaucoup d’énergie.
En lançant l’initiative pour la création d’un pôle technologique, les travailleurs des Ateliers se sont placés sur un plan politique. En attendant que la Haute Ecole spécialisée du Tessin (SUPSI) présente son étude sur la possibilité de réaliser un tel projet, quel est ton sentiment par rapport au rôle joué par les autorités politiques ces deux dernières années ?
Le projet d’un pôle technologique est pour nous très important. Je pense qu’il peut se concrétiser et cela nous aide beaucoup dans la poursuite de notre lutte, parce qu’il offre une perspective dans laquelle nous croyons et pour laquelle nous sommes prêts à nous battre. Dans ce cadre, ce n’est pas seulement la défense de nos postes de travail qui s’affirme, mais aussi la possibilité concrète de créer de nouveaux emplois, de nouvelles possibilités de formation, un nouveau bien-être social.
Mais, en partant de ces considérations, je dois dire que l’attitude de l’autorité politique me préoccupe. J’ai l’impression que la question des compétences décisionnelles a paralysé l’autorité politique. Le gouvernement du canton du Tessin ne veut pas se substituer – et il l’a dit depuis le premier jour – aux CFF qui, eux, doivent garantir le flux de travail aux Ateliers.
Mais, aujourd’hui, cet objectif a été atteint et il me semble que le problème a changé. Y compris les CFF le reconnaissent. La division Voyageurs s’est certes engagée à garantir un certain volume de travail pour les Ateliers de Bellinzone. Mais elle a aussi fait savoir que, dans le futur, pour des raisons de stratégie de la firme, il y aura un recul du volume de travail de quelque 20 % (cela est explicité dans le plan stratégique). Il faut rappeler que les CFF ont déclaré qu’ils ne s’opposeraient pas à ce que pourrait être le développement des Ateliers dans le cadre d’un futur pôle technologique. Mais ils ont de même affirmé clairement que cette perspective relevait de la compétence du canton. Dès lors, il est permis de se demander, étant donné ces prémices, pourquoi le canton n’a jamais pris l’initiative d’engager un dialogue avec les CFF et avec les travailleurs des Ateliers pour envisager la stratégie à mettre en place et quelles seront les formes de collaboration, etc.
Je dois dire qu’y compris dans le cadre de la table ronde le rôle des représentants du canton n’a pas été, pour utiliser une formule, «dynamique».
Dans cette instance, par exemple, aurait dû aborder le rapport entre diverses options actuellement en discussion par les CFF pour ce qui a trait aux Ateliers et la perspective d’un projet tel que celui du pôle technologique. Je m’explique. Dans le cadre des débats présents, la division Voyageurs des CFF discute si et où doivent être centralisées certaines activités de maintenance, par exemple celles liées à l’électronique. Dès lors, si l’on était exclu dans le cadre de ce choix, il est évident que ça ne ferait pas sens, pour la suite, de parler d’un pôle technologique dans la mesure où on peut affirmer sans crainte que le futur est lié à ce type d’activités.
Lundi 22 février, les travailleurs des Ateliers ont décidé de fonder l’association «Bas les pattes face aux Ateliers». Peux-tu nous dire brièvement de quoi il s’agit et avec quelle perspective vous avez décidé de vous lancer dans cette nouvelle aventure ?
Tout d’abord, nous voulons continuer l’action de défense des Ateliers, du site et de ses activités. C’est une tâche quotidienne, comme on peut le comprendre à partir de ce que j’ai dit jusqu’à maintenant. Elle nécessite un engagement très grand et une discussion la plus ample et la plus collective possible.
Nous voulons de même soutenir – comme je l’ai déjà dit – tous les projets qui peuvent garantir non seulement l’avenir des Ateliers, mais créer de nouveaux emplois, de nouvelles options et perspectives. Je fais référence ici, mais pas seulement, au pôle technologique.
En d’autres termes, on s’organise en tant qu’association pour mieux mettre en avant ces objectifs. Mais il y a encore bien d’autres choses.
Par exemple, nous voulons relancer le mouvement de solidarité et de soutien qui s’est créé durant la grève. Ce fut une très grande expérience et nous voulons lui donner une suite. Nous cherchons aussi modestement à apporter notre contribution, avant tout dans une phase difficile comme celle que nous traversons, pour trouver des modalités d’action, de débat, de réflexion qui permettent à la société dans son ensemble (à des travailleurs, à des groupes de travailleurs, etc.) de comprendre les dynamiques qui sont à l’œuvre dans cette crise et de découvrir, tous ensemble, le type de riposte et les formes de résistance sociale à concrétiser.
Nous savons pertinemment que notre expérience ne peut pas être appliquée telle quelle à d’autres entreprises. Dès lors, nous ne voulons pas créer une association avec la prétention idiote d’exporter un «modèle». Mais nous désirons contribuer à une réflexion sur le rôle du travail salarié dans la société et sur les perspectives d’émancipation des travailleuses et travailleurs.
Dis sous une autre forme, nous voulons stimuler un débat de société qui avait dans un certain sens commencé au sein «du peuple des Ateliers» au moment de l’ample mouvement de solidarité. Il s’articulait sur une simple question. A qui la priorité, aux êtres humains et à leurs exigences ainsi qu’à leur dignité ? Ou aux règles du marché, du profit, des impératifs de la rentabilité à n’importe quel prix ? La crise présente n’a rien fait d’autre que rendre d’une urgence dramatique ce débat…
Excuse-moi, mais quelqu’un pourrait objecter que quasi toutes ces questions sont déjà l’objet de l’activité normale d’autres organisations, à commencer par les organisations syndicales.
J’ai réfléchi longtemps à cet aspect. Et je sais qu’à l’intérieur des organisations syndicales liées d’une façon ou d’une autre aux Ateliers existent des inquiétudes fondées sur l’idée que cette association voudrait adopter une position conflictuelle ou concurrentielle face aux organisations syndicales.
Je dois tout d’abord dire qu’il est étrange que ces organisations syndicales se préoccupent d’une éventuelle concurrence: si leur action et leur légitimité parmi les travailleurs étaient effectives, correctes, je ne vois pas la raison pour laquelle elles devraient avoir une crainte quelconque.
Une fois cette précision faite, je dois affirmer que je considère cette préoccupation comme totalement non fondée. Notre association n’est pas en réalité un syndicat comme nous les connaissons aujourd’hui. Nous n’avons ni les préoccupations, ni les priorités des syndicats actuels: nous ne devons pas recruter des membres, nous ne devons pas encaisser des cotisations, nous ne devons pas nous compter sans cesse, nous n’avons pas besoin de fonctionnaires…
Très simplement, nous sommes une association qui, sur la base d’une profonde démocratie, cherche à réfléchir et à agir, au-delà de la défense des Ateliers et du développement des projets qui les concernent. Une réflexion et une action qui portent sur les questions du travail dans leurs dimensions sociales; en cherchant à intégrer d’autres citoyens, d’autres travailleurs ou groupes de travailleurs et de travailleuses. En un mot, relancer ce qui fut l’expérience dudit «peuple des Ateliers». (Traduction La brèche)
* Cet article a été publié dans l’organe italien du MPS-Tessin, Solidarietà.
(4 mars 2010)
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