Le sens des "accords de Bologne"
 
 


La politique de formation du capitalisme contemporain

Peter Streickeisen*

"Bologne" est le mot magique autour duquel cherchent à se retrouver les politiciens et politiciennes sociaux-démocrates, libéraux et conservateurs en ce début de nouveau millénaire. Les uns promettent d'en tirer plus d'efficacité et une meilleure qualité de la "matière première formation", d'autres insistent sur la réalisation d'un marché de la formation libéralisé à l'échelle européenne. Et plus d'un espère un renforcement du "principe de l'effort et de la sélection". Pour tous et toutes, une chose est claire: cette réforme des écoles supérieures doit être mise en úuvre maintenant, tout de suite. Un coup d'úil plus attentif sur le processus de Bologne ne montre pas seulement qu'il s'agit de l'inverse d'une réforme, mais aussi que sa dynamique dépasse la formation supérieure et embrasse l'ensemble du système de formation.

Au début de l'été 1999 se sont rencontrés à Bologne les ministres de l'éducation de toute l'Europe pour signer une déclaration sur l'avenir de la formation supérieure européenne. Pour la Suisse, c'est le secrétaire d'Etat Charles Kleiber du département, alors de Ruth Dreifuss (PS), qui y participa. Depuis, tous les chemins mènent à Bologne. Dans la discussion de ce modèle, celui qui ne s'exprime pas avec le vocabulaire et les images convenues est dans le meilleur des cas objet de pitié, mais en général plutôt sermonné et dénoncé comme un dangereux nostalgique. Quelques universités - en priorité la Haute Ecole de Saint-Gall (HSG) - ont déjà introduit Bologne, mais la plupart d'entre elles en sont encore au stade de la planification [1].

En fait, les ministres européens de l'éducation n'ont pas mis au monde des idées radicalement nouvelles. Ils se sont essentiellement servis de modèles existants pour formuler leur projet d'avenir. Le nouveau modèle est constitué, fondamentalement, par les éléments suivants.

1. S'il n'existe aujourd'hui en Suisse qu'un diplôme de fin d'études (souvent appelé "licence"), il y en aurait à l'avenir deux, comme aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne: bachelor(B.A.) et master(M.A.). Bologne s'oriente vers ce modèle anglo-saxon d'études supérieures, où la majorité des étudiants et étudiantes termine leur formation avec le B.A. Cela créera un diplôme intermédiaire, puisque le M.A. correspondra au diplôme final actuel (licence), tout en introduisant une nouvelle barrière de sélection.

2. La formation devrait être démembrée en parties standardisées (modules), ce qui permettra de poser les bases d'un marché européen de la formation , sur lequel des  "producteurs de formation" publics et privés se feront concurrence. Mais il s'agira de même d'assurer, dans la mesure du possible, une production de masse de la formation. Comme "monnaie unique de la formation", on aurait le système de points de crédit ECTS (European Credit Transfer System), qui servira à calculer les performances des étudiants.

3. La politique de formation doit être soumise aux exigences de la "compétitivité". Il s'agit ainsi d'assurer "l'employabilité" des forces de travail ]2]. Celle-ci devrait être mesurée par les compétences concrètes (skills) transmises par les différents modules de formation.

Dans ce cadre s'imposent quelques réflexions concernant trois questions. Tout d'abord,  quels sont les changements par rapport à la première moitié des années 1990? Ensuite, quelles relations vont-elles exister avec les autres domaines du système de formation? Enfin, dans quelle mesure cela reflète-t-il les traits principaux de la dynamique du développement capitaliste?

Du marché à la planification

Un collectif de militants a publié, en 1996, un livre intitulé fort à propos "Quand le marché fait école". Dans cet ouvrage, ils analysent et interprètent la politique de formation de la première moitié des années 1990 [3]. Y est décrite, de manière limpide, la revendication des ténors de la bourgeoisie qui veulent en finir avec la "démocratisation" (très timide en Suisse) du système de formation, en général, et de l'accès à la formation supérieure, en particulier. Et aussi comment les autorités ont commencé à réaliser cette revendication, en mettant en place les mesures nécessaires : hausse des taxes universitaires, introduction du numerus clausus, démantèlement du système de bourses, etc.

Au-delà, c'est la valorisation de la formation professionnelle (étant donné la crise des places d'apprentissage) et les politiques de privatisation qui sont soulignés comme points principaux de l'agenda des capitaines d'industrie et de leurs porteurs d'eau politiques et académiques. La remise en cause des conquêtes des femmes dans le système de formation y est aussi abordée.

Tout cela reste d'actualité. Il suffit de penser aux débats actuels sur les hausses de taxes universitaires, ou sur l'élargissement du numerus clausus à de nouvelles branches dans diverses universités [4]. Ou encore au renforcement du principe de "performance-sélection" ainsi qu’à la demande de "soutien aux surdoués" dans l'école obligatoire.

Mais c'est sans doute dans la formation professionnelle qu'on a avancé le plus dans ce sens au cours des dernières années (création des HES et révision de la loi sur la formation professionnelle [5]). On pourrait en conclure que "Bologne" est aussi une combinaison de sélection, de marché et de privatisation; et donc qu'il n'y aurait rien de nouveau.

Cela nous paraît, à la fois, vrai et faux. C'est vrai lorsque l'on ne regarde le nouveau modèle que dans ses différentes composantes. Toutefois cela ne permet pas de saisir le sens de l'ensemble, puisque nous avons là, pour la première fois, affaire à un concept d'ensemble, cohérent, concret et applicable, pour toutes les hautes écoles d'Europe.

Avec "Bologne" les "réformistes" passent de l'introduction d'éléments épars de fonctionnement marchand à l'objectif de planifier et d'institutionnaliser un marché de la formation à l'échelle européenne. Les marchés ne sont pas des produits naturels, mais sont, de fait, construits, et cela dans l'histoire du capitalisme (voir à ce propos La Grande Transformation de Karl Polanyi, publié en 1944).

Les "réformistes" veulent ainsi passer de la déstabilisation du système traditionnel au développement des fondements d'un nouveau système qui soutienne la compétitivité de l'Europe vis-à-vis des Etats-Unis. Dans ce sens Bologne est le pendant de l'Union monétaire et économique de l'Europe, à laquelle la Suisse participe, de fait, pleinement (du point de vue de ces paradigmes de dérégularisation et rerégularisation).

Le noyau du modèle peut être décrit comme la "rationalisation capitaliste" du secteur public. Il ne s'agit plus seulement de renforcer la sélection, de privatiser quelques institutions ou d'ajuster les contenus de la formation aux "exigences du marché". Plus fondamentalement, ce sont la production et la consommation de formation qui doivent être redéfinies de manière "capitaliste". C'est pour faciliter ce projet, au niveau idéologique, quasi propagandiste, que des métaphores comme "capital humain" ou "matière première formation" [6] sont depuis quelques années introduits dans les débats sur la formation.

Dans le secteur public on vise ainsi à mettre en place une "production capitaliste sans capitalistes", notamment en cultivant sans interruption la prétendue centralité de "l'esprit  entrepreneurial" du personnel d'enseignement et des étudiants. Les autorités décrètent qu'il faut agir comme si le secteur de la formation devait correspondre aux structures et modus operandi de l'industrie privée. D'ailleurs, un coup d'oeil sur la structure organisationnelle de l'université de Bâle montre des ressemblances étonnantes avec l'organigramme de la transnationale pharmaceutique Novartis, même si le Conseil d'Administration s'appelle ici Conseil de l'Université et le CEO (chief executive officer -- PDG) à le titre de Recteur. En effet, on peut considérer le New Public Management (NPM) comme la mise en pratique dans le secteur public des principaux mécanismes de restructuration industrielle de la dernière décennie. De même, la modularisation des programmes de formation ressemble aux principes de la production flexible automatisée dans les principaux secteurs industriels, où seule la combinaison finale (le montage dans l'industrie automobile) introduit la différenciation des marchandises produites en modules standardisés [7]. Le système de formation devrait ainsi produire une palette de skill profiles (de profils de compétences), dont l'individualité apparaît, en y regardant de plus près, aussi factice que celle d'un modèle spécifique SEAT comparé à un modèle SKODA ou à un modèle VW ou encore à un modèle Opel Vectra comparé à une Saab 93.

Le futur appartient-il à la skills card?

Il n'y a pas de raison de croire que le modèle de Bologne ne puisse être appliqué qu'au secteur de la formation supérieure, même si pour le moment il n'y a pas, à l'échelle internationale, un modèle global pour l'ensemble du système de formation [8]. Beaucoup d'éléments du modèle sont déjà présents à l'école obligatoire, et à de nombreuses reprises les Hautes écoles ont joué le rôle d'éclaireur. C'est le cas par exemple pour l'autonomie partielle des écoles et le NPM en général. La modularisation, l'introduction de niveaux de sélection supplémentaires et la privatisation de l'enseignement scolaire - comme par exemple par le soutien financier de l'Etat aux écoles privées - sont de même d'actualité [9].

Les écoles professionnelles et le domaine de la formation continue sont, de tout temps, largement indépendants d'influences politiques et de normes étatiques qui pourraient entraver le nouveau modèle. D'ailleurs, ces secteurs sont, en bonne partie, gérés par des privés.

Plus fondamentalement, on observe sur le marché du travail une dynamique qui pourrait aider à ce que le principe des modules  et des points de crédit s'impose à grande échelle. Les industriels de tous les pays ne se lassent pas de souligner qu'ils n'accordent qu'une validité relative aux diplômes des systèmes de formation publics. D'une part, la qualité de la formation baisserait du fait de la "démocratisation", de la massification, de l'immigration et de la "perte de valeurs" et de "qualités traditionnelles". D'autre part, le changement technologique rapide impliquerait la perte de la valeur des savoirs appris en très peu de temps. Il est vrai que sur le marché du travail on perçoit un certain décrochage entre formation scolaire, qualification et salaire. Le salaire est toujours moins fixé à partir du niveau de formation du salarié et toujours plus sur la base du "contenu concret du travail" (appréciation analytique de la place de travail, degré de fonction) et de la "performance individuelle"; le salaire est constitué de plusieurs composantes (salaire de base, prime au mérite et à la compétence démontrée, à la production, selon le profit, etc.), à discrétion de l'employeur. La formation scolaire assure toujours moins de droits dans l'entreprise (ces droits, en fait, ont été le fruit de négociation, de rapports de force codifiés). L'évolution des Contrats Collectifs de Travail (CCTs) participe de la même tendance [10]. Il y a toutefois de bonnes raisons de croire que ces changements enregistrent bien plus la modification des rapports de force entre classes sociales antagoniques (grosso modo Capital et Travail) qu'ils ne codifient la baisse du niveau de formation et/ ou le rythme des mutations technologiques.

Le patronat aimerait bien un système de certification de compétences concrètes qui lui fournisse des informations plus précises sur chaque travailleur individuel que ne le font les diplômes du système de formation public. Cette idée circule sous le concept de skills card et fut abordée par la Commission Européenne dans son livre blanc de 1995, qui porte le joli titre :  "enseigner et apprendre: vers la société cognitive" [11].

Le principe est simple: chacun et chacune "possède" une carte individuelle, sur laquelle ses compétences personnelles (connaissances linguistiques ou informatiques, compétences sociales, connaissances de management, expérience professionnelle, tour de taille, etc.) sont enregistrées. Il est toutefois indispensable qu'il y ait une standardisation de ces compétences et un système international de reconnaissance et d'accréditation.

Ici, la ressemblance avec le modèle de Bologne, avec ses modules et ses crédits, saute aux yeux. Il existe déjà une skills card – dans le domaine informatique : la International Computer Driving Licence. Elle est reconnue dans 54 pays. Parmi eux, on compte la Suisse, la France et l'Allemagne, mais pas les Etats-Unis.

Dans l'approche des "réformistes", la skills card- possède encore un avantage: si elle est mise en place à large échelle, elle casse le monopole fortement dominant des systèmes de formation - publics et nationaux - sur la certification des connaissances et des compétences. Elle devient, de la sorte, une monnaie universelle sur un marché de la formation intégré internationalement, où les "producteurs de formation", privés et publics, se font la concurrence pour la production la plus efficiente de modules de formation standardisés. Dès lors, les transnationales pourront choisir leurs travailleurs flexibles avec le skill profile -voulu, d'autant plus que ce marché sera dominé par d'autres transnationales de la formation. Une telle évolution rabaisserait encore plus la valeur des divers types de diplômes "scolaires" sur le marché du travail.

La valeur de la marchandise "force de travail" en ligne de mire

Mais comment est-il possible qu'en pleine ère de la "société du savoir" les diplômes perdent de leur valeur? Comment est-il possible que les propriétaires de ce "capital humain" [12] (les salariés potentiels et entrant sur le marché du travail, ou se "recyclant") - "capital" toujours plus indispensable - doivent accepter des conditions de travail sans cesse plus mauvaises?

En sociologie traditionnelle, les réponses qui se sont imposées sont celles de "l'inflation de savoir" ou de "l'effet de l'ascenseur". Autrement dit, si le niveau de formation est élevé dans son ensemble, alors la position relative de l'individu ne change pas, puisqu'elle reste liée à la structure sociale générale de la société. Dans cette optique, on distingue une divergence croissante entre, d'une part, la structure partiellement "démocratique" du système de formation et, d'autre part, la structure pyramidale des positions sociales. On pourrait rajouter: si la "formation générale" devient vraiment générale, c'est-à-dire accessible à tous et à toutes, elle perd sa valeur de différenciation et le Capital tend, dès lors à classifier les salarié·e·s en fonction d'autres compétences. La "formation générale" ne perd donc pas de son importance. Au contraire, elle devient implicitement un pré-requis incontournable, ce que toutes celles et tous ceux qui n'en possèdent pas de "manière suffisante" apprennent, dans la pratique sociale,  douloureusement. Néanmoins, cette "formation générale" n'est plus un moyen d'assurer des droits ou des positions sociales. Elle ne comprend d'ailleurs, aujourd'hui, plus seulement la lecture, l'écriture et le calcul, mais encore, par exemple, la capacité d'utiliser toute une série d'appareils, en premier lieu l'ordinateur [13].

Mais ces dernières décennies, de pair avec la dynamique continue de la mécanisation, de l'automatisation et de l'informatisation de la production, ce n'est pas seulement la formation, mais aussi le travail qui s'est "généralisé".

Une part croissante des places de travail exige des compétences et des savoirs qui sont tout aussi indispensables à d'autres places de travail et à d'autres domaines de la production. Ces derniers sont en partie acquis par le biais du système de formation. Examinons seulement l'évolution et la croissance des administrations publiques et privées à partir des années 1950 : le travail concret d'employés de bureau de l'industrie des machines ne se distingue plus fondamentalement de celui de leurs collègues d'une grande banque ou d'un hôpital important. Dans la mesure où l'exécution d'opérations spécifiques est de plus en plus transmise à des machines et où le travail humain consiste, de manière croissante, à faire fonctionner, programmer, surveiller et réparer des machines, le travail acquiert un caractère de plus en plus "général". Marx a mis en relief cette tendance historique dans les Grundrisse- et dans le Capital-. Il a reconnu la possibilité que, dans une société post-capitaliste, les "producteurs librement associés" ne devraient plus être attachés toute leur vie à une fonction ou à un travail, mais qu'ils pourraient exercer différentes activités, en alternance.

Or, actuellement, c'est le Capital qui s'est approprié la mobilité et la flexibilité des salarié·e·s. Et la faculté explicative de "l'inflation de formation" possède ses limites. Comme tout modèle théorique qui s'articule sur la relation offre et demande (sous l'influence des modèles néoclassiques), deux aspects importants lui échappent.

Le premier: "l'inflation de la formation" apparaît comme un phénomène incontournable qui découlerait, automatiquement, de conditions sociales en mutations. En réalité, il y a une lutte constante entre patrons et salariés autour de la qualification, c'est-à-dire autour de la reconnaissance ou au contraire de l'exigence implicite de savoirs et de compétences. Dans le premier cas, la formation se traduit dans le salaire et le statut social dans l'autre cas il n'en est rien.

Le second: puisque l'explication se concentre sur des positions relatives, c'est la valeur "absolue" de la marchandise force de travail qui se perd de vue. Comme dans les théories économiques dominantes des prix, ce ne sont que les écarts relatifs qui sont expliqués, et non le point de référence, l'axe autour duquel les prix se déplacent. Alors que la force de travail a, comme n'importe quelle marchandise, une valeur "absolue" qui découle de sa "fabrication", son développement, de sa préservation. et reproduction [14]. Dans le sillage de l'expansion du système de formation, où ce type de travail est justement réalisé, la valeur "absolue" de la force de travail moyenne a fortement augmentée.

Dès lors, si l'on caractérise le capitalisme contemporain par une partie croissante de la population active qui se situe hors de la production directe (au sens le plus étroit du terme) et par un renforcement continu de l'importance de la planification et de l'administration de la production [15], il ne peut être question dans les pays industrialisés de retour à la politique de formation d'il y a un siècle, malgré toutes les contre-réformes. Le Capital tend, de concert avec sa "révolution continue des forces productives" (Marx), à exploiter une force de travail toujours plus formée.

C'est pourquoi la dynamique des restructurations industrielles a directement touché - ou même s'est concentrée sur - les entités de service et d'administration, au moins depuis le début de la crise économique structurelle, entamée au cours de la seconde moitié des années 1970. A cette réorganisation radicale de la "superstructure" des transnationales, a fait échos le NPM dans le secteur public.

La "rationalisation capitaliste" du système de formation prend alors une signification particulière, puisqu'il s'agit là d'une attaque frontale à la valeur de la marchandise force de travail. Au même titre où une nouvelle technologie ne réalise tout son potentiel de hausse de la productivité que lorsque les machines concernées peuvent être, elles-mêmes, produites mécaniquement (par d’autres machines, et de façon, au moins, semi-automatisée), donc relativement à bon marché, le projet d'une production de masse standardisée de force de travail, fortement qualifiée, recèle la promesse d'une hausse par bonds de la "compétitivité" grâce à une baisse généralisée de la valeur de la force de travail.

C'est là que réside, en fin de compte, la signification de la revendication du président du Novartis Venture Fund, François L'Eplattenier, de mettre la maturité à 18 ans, la licence à 22 ans et le doctorat à 25 ans [16]. Car, mutatis mutandis, plus la durée de formation est courte, plus la force de travail est meilleur marché et plus bas est le salaire.

Faits et revendications

Les hautes écoles (les vraies) n'échappent pas à cette dynamique de restructuration, puisqu'elles ne sont plus, depuis belle lurette, un lieu exclusif de reproduction sociale de la bourgeoisie. L'expansion de la formation a fait qu'actuellement la grande majorité des étudiants sont de futurs salariés; une infime partie de ces derniers sera des dirigeants effectifs, raison pour laquelle on leur fait croire qu'ils peuvent être reconnus comme des dirigeants, mais dans un futur à atteindre en permanence. L'université n'est plus aujourd'hui réservée aux élites et protégé de la pression de la concurrence et de la rationalisation. De ce point de vue, elle s'est rapprochée, au cours du XXe siècle des autres domaines du système de formation [17]. Mais puisque les hautes écoles offrent la plus "haute" des formations générales, elles sont, à la fois, le but par excellence mais aussi le plat de résistance de l'industrialisation capitaliste de la production de connaissances et de compétences.

Après que l'illusion largement répandue de l'impossibilité de rationaliser les services s'est envolée, ou plutôt se soit écrasée sur le dur sol de la réalité, il ne faut pas sous-estimer la capacité transformatrice du Capital concernant ses prérogatives sur la formation.

L'expression populaire "la formation n'est pas une marchandise!" n'est pas une description factuelle, mais une exigence politique. Une exigence juste et primordiale, pour laquelle il vaut la peine de se battre. 5 décembre 2003

A propos des mobilisations Étudiantes en Suisse et en Europe

D'après les propos des autorités compétentes, les "réformes" seraient, comme toujours, avant tout dans l'intérêt des étudiant·e·s. Toutefois la disponibilité de ces derniers à se laisser "réformer" diminue. Le rejet du modèle de Bologne s'accompagne, en général, de celui des coupes budgétaires.

En Allemagne, des grèves et des manifestations d'étudiants sont à l'ordre du jour depuis le début du mois de novembre 2003. Les trois hautes écoles de la ville de Berlin sont de ce fait actuellement fermées. Les étudiants luttent contre la suppression annoncée de la moitié des places d'étude dans la capitale allemande. Fin novembre et début décembre, ils ont occupé les bâtiments du gouvernement de la ville, le siège du PDS (Parti du socialisme démocratique, ex-parti unique de l'Allemagne de l'Est, le SD) et les bureaux du Sénateur PDS Thomas Flierl. Berlin est gouverné par une coalition "rose-rouge" (SPD/PDS), qui porte la responsabilité de ces mesures drastiques.

En France, de nombreux étudiant·e·s ont participé à la grève des enseignants de mai-juin 2003 contre la décentralisation du système scolaire. En réaction, le gouvernement Raffarin a pour l'instant retiré une proposition de loi  prévoyant d'introduire l'"Autonomie" des hautes écoles selon les préceptes du New Public Management.- Les mobilisations des étudiants contre le modèle de Bologne, en France appelé LMD (licence-maîtrise-doctorat), se sont renforcées depuis la rentrée universitaire. Fin novembre 2003, 27 universités étaient en grève.

En Suisse aussi la résistance se met en place. A l'université de Lausanne se développe à l'heure actuelle un mouvement contre les coupes budgétaires et l'introduction du modèle de Bologne. A Bâle, des étudiants et des assistants ont constitué, en 2002, un "Aktionsgruppe gegen Bologna" et récolté plus de 2'000 signatures pour sortir du processus de Bologne. Aujourd'hui, plusieurs domaines d'étude risquent d'être supprimés. A Zürich, c'est durant l'hiver 2002/2003 que les étudiants ont lutté avec des manifestations et des actions contre la hausse des taxes universitaires. Actuellement, les étudiantes et étudiants participent aux mobilisations contre les coupes drastiques (Kahlschlag - coupe à zéro) dans les dépenses sociales et la formation. Le 4 décembre 2003, des étudiant·e·s de toute la Suisse ont manifesté contre le modèle de Bologne, là où se tenait la Conférence Universitaire Suisse à Berne. 5 décembre 2003


* Peter Streckeisen enseigne à l'Université de Bâle et est membre du MPS/BFS.

Notes

1. La conférence de suivi des ministres de l'éducation européens de septembre 2003 à Berlin a décrété de manière peu surprenante que le processus était sans retour. Jusqu'en 2005 tous les pays devraient introduire un système de "contrôle qualité" et d'accréditation. Le 4 décembre 2003 la conférence Universitaire Suisse (CUS) a défini les lignes de force de la mise en place nationale du processus de Bologne. Le passage au nouveau système devrait être assuré en Suisse à l'orée 2010.

2. Le concept d'"employabilité" est important dans la novlangue (allusion au roman d'Orwell, 1984) de la politique de formation néoconservatrice et social-libérale. Il désigne l'utilité des forces de travail pour le Capital, leur aptitude à se faire exploiter par le Capital.

3. Alternative Solidaire (1996): Quand le marché fait école. la redéfinition néo-libérale du système de formation suisse. Enjeux, conséquences et ripostes-. Lausanne; Editions d'En Bas.

4. Le numerus claususfut introduit pour la première fois à la fin des années 90 dans la médecine humaine (en Suisse allemande). Les autorités le justifiaient avec une campagne alarmiste de demi- et vrais mensonges sur les coûts de la santé et "l'explosion du nombre d'étudiant-e-s". En vérité, le nombre de diplômé-e-s en médecine est déjà en recul depuis la fin des années 1970.

5. La nouvelle loi maintient le système dual de formation professionnelle, caractéristique pour la Suisse et l'Allemagne, où l'apprentissage en entreprise prend une signification centrale. En même temps, les tâches de l'Etat sont élargies et le développement de la formation pratique et théorique est promu pour tenir compte des "changements technologiques".

6. Le PS défend en première ligne l'idée que la Suisse doive investir dans sa "seule matière première" pour faire face à la concurrence internationale. Cette position est perçue comme progressiste, sociale et intelligente: elle serait dans l'intérêt de tous les acteurs concernés. Que les "demandeurs de formation" soient ainsi réduits au statut d'une marchandise (force de travail future) et que l'ensemble de la politique de formation soit de la sorte soumise aux nécessités de la "compétitivté" ne semble déranger personne à la tête du PS.

7. Voir à ce propos l'excellent livre de Marcelle Stroobants (1993): Savoir-faire et compétences au travail. Une sociologie de la fabrication des aptitudes. Editions de l'Université de Bruxelles, pp.157 et suivantes.

8. La fameuse étude PISA pourrait toutefois être un pas décisif dans cette direction. Voir à ce sujet l'article de Dario Lopreno dans A l'Encontre -n°7 (disponible sous http://www.alencontre.org/page2/07/09-7.html).

9. A Bâle, à Genève et dans le canton de Vaud, par exemple, on discute actuellement de la réintroduction des notes et de sélectionner encore plus tôt (avant 10 ans) les écoliers d'après leur "niveau de performances". A Zürich l'on discute de la recherche d'investisseurs privés pour la construction d'écoles (selon le modèle de la Public Private Initiativede T. Blair en Grande-Bretagne).

10. Un exemple typique de cette évolution est la CCT de la chimie bâloise. Pendant longtemps celle-ci était considéré comme "la meilleure CCT de Suisse" et comme pendant, dans ce secteur, de l'accord de paix dans l'industrie des machines.  Aujourd'hui, la CCT ne régule plus ni les salaires, ni le temps de travail!; les deux éléments fondamentaux à négocier lors de la vente de la force de travail! Chaque entreprise a son propre système salarial où la "performance individuelle" est un critère important et où le niveau de formation du salarié ne compte que de manière secondaire. Voir P. Streckeisen (2001): Die Chemie der Arbeit. Université de Zürich, pp.93 et ss.

11. Pour une brève analyse de ce document, voir P. Streckeisen: "Auf ins kognitive Europa!", in uninet-, 4/2000.

12. Un certain nombre d'auteurs vont jusqu'à prétendre que les salarié-e-s seraient aujourd'hui partie prenante du capital de l'entreprise, puisqu'en ces temps de "société du savoir" ce capital serait toujours plus composé de "capital humain" au lieu de "capital d'objets". Cette réflexion absurde, une nouvelle variante de la théorie des facteurs de production et du postulat de "l'intérêt commun du Capital et du Travail", critiquée par Marx, est aussi partagée par André Gorz (voir "Misères du présent, Richesse du possible", 1997). Alors que les vrais capitalistes se distinguent - en opposition aux "entrepreneur-e-s en force de travail" (les salarié-e-s) - justement par le pouvoir de décision sur les mains et les têtes de ces derniers dans le processus de travail.

13. Aucun industriel d'Europe occidentale ou des Etats-Unis ne rêve sérieusement d'employer, en majorité, des travailleur·e·s sans bonne formation générale. Par contre, ce qui est révélateur, c'est ce qu'entend la classe dominante sous ce terme. Dans le livre blanc de la Commission Européenne, mentionné ci-dessus, on désigne la formation générale comme : "le premier facteur de l'adaptation aux évolutions de l'économie et du marché du travail" (p.15); donc la capacité à s'adapter aux exigences des transnationales, des grandes sociétés et de leurs sous-traitants, et de s'y soumettre.

14. "Absolu" ne veut pas dire naturel, immuable ou même scientifique. Marx a toujours insisté sur la dimension morale et historique de la détermination de la valeur de la force de travail (voir le chapitre sur les salaires dans le premier livre du Capital). Mais on peut distinguer théoriquement entre la valeur de la force de travail et les variations de son prix,  qui résultent, entre autres, des rapports de concurrence et des conflits sur le marché du travail et plus généralement des rythmes de l'accumulation du capital.

15. Voir Ernest Mandel (1997): Le troisième âge du capitalisme-. Editions de la Passion.

16. Cité dans Charles Kleiber (2000): L'Université de demain. Visions, faits, perspectives. p. 176.

17. Evidemment, au sein du secteur des hautes écoles, on trouve des "catégories d'élite" spécifiques à chaque pays, comme par exemple les universités privées aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne ou les Grandes Ecoles en France. Le modèle de Bologne vise, de même, à ce que la grande masse des étudiants en reste au stade inférieur (B.A.) ou au moins soit tenue éloignée du doctorat. Plus généralement, il s'agit de répercuter la rationalisation prioritairement aux échelons inférieurs du système.

18. Plutôt que le passage à une société du savoir ou de l'information, nous observons plutôt, dans cette période, l'industrialisation capitaliste croissante de la production de services, d'informations et de savoir. La tendance du Capital à se soumettre l'évolution du savoir et de la technique et de transformer le savoir en "force productive principale" a déjà été décrite par Marx (essentiellement dans les Grundrisse).