Suisse
 
 

Elections et cacophonie

Charles-André Udry et Jean-François Marquis*

«Accordez ces discours que j'ai peine à comprendre.»
CORNEILLE, Pompée, V, 3.

Les dernières élections en Suisse ont suscité un intérêt, y compris dans les médias internationaux. Cette curiosité internationale fut presque à la hauteur de la méconnaissance qui estampe les rares commentaires qui, dans la quiétude traditionnelle, portent sur une formation sociale et une réalité politique helvétiques très particulières. Cela d'autant plus que le monde francophone ignore – y compris dans sa province suisse française – la langue de la bourgeoisie helvétique réellement existante: celle enracinée en Suisse alémanique.

Au même titre où les exégèses les plus superficielles et empreintes d'un naturalisme si fortement reproché aux racistes ("l'axe fasciste alpin, allant de l'Autriche à l'Italie, en passant par la Bavière et la Suisse") fleurissaient dans la presse, lors de la percée du Freiheitliche Partei Oestereichs (FPOe) de Jörg Haider en Autriche en l'an 2000, les formules à l'emporte-pièce font aujourd'hui florès à propos de la percée électorale de l'Union Démocratique du Centre (UDC), dont la figure de proue est l'industriel Christophe Blocher.

Quelques mises au point semblent, dès lors, nécessaires. Ou du moins utiles.

Des faits... pour ne pas en faire du miel

L'Union démocratique du centre (UDC) réunissait 11,9 % des suffrages lors des élections nationales de 1991. En 2003, son score s'élève à 26,6 %. Durant ces mêmes 12 années, les suffrages cumulés du Parti socialiste suisse (PSS) et des Verts sont passés de 26,1 % à 30,7 %. Cette progression (+18 %, indice 100 à 118) est sans comparaison avec celle du pôle de droite conservateur et nationaliste incarné par le parti de Christoph Blocher (+ 124 %, indice 100 à 224).

Ce résultat doit être mis en relation avec une évolution socio-politique et économique que nous avions analysée, dès le début, dans le détail [1]. Dans la gauche (ou plus exactement l'a-gauche, avec un a privatif), nos constats semblaient alors trop sombres et marqués au coin du «pessimisme» – une prétendue catégorie politique qui fonctionne comme corsetage de la pensée et drogue douce des «opérations politiques».

En effet, pour les salarié·e·s de Suisse, les 12 années 1991-2003 sont marquées par: la peur du licenciement et de la précarité; l'imposition d'un chômage durable; la baisse du pouvoir d'achat; l'explosion des primes d'assurance maladie (système de caisses privées, avec des primes identiques quel que soit le revenu); une densification-intensification du travail; la suppression du statut de fonctionnaire marquant un projet conscient de «déstabiliser les stables»; la privatisation, de fait ou rampante, des grandes régies fédérales (CFF-chemin de fer et PTT) accompagnée d'un recul des services publics et de milliers de suppressions d'emploi; la déstabilisation des retraites (aussi bien le système par répartition – premier pilier – et par capitalisation – deuxième pilier).

Ces 12 années ont enterré pour la grande majorité des salarié·e·s vivant et travaillant en Suisse – avec un retard de près d'une décennie sur le reste de l'Europe – les espoirs d'un «progrès social régulier», dans un environnement «familier et rassurant».

Ce bouleversement a été soigneusement préparé et cela dans un contexte de «paix du travail» et de «gouvernement de coalition» – intégrant au plan fédéral le Parti socialiste, le Parti radical, le Parti démocrate-chrétien et l'UDC. Un système de coalition et d'intégration soigneusement bâti, qui descend en cascade aux niveaux des cantons et des municipalités [2]. Ce système d'organisation de l'hégémonie des forces bourgeoise – qui, de plus, laisse aux organisations patronales une place écrasante dans les processus de décision politique – a laminé les éléments propres à la (re)constitution d'une indépendance de classe.

Donc, le chamboulement électoral du 19 octobre n'a pas sonné  comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il est le fruit d'une offensive coordonnée de la classe dominante et de ses élites politiques et économiques.

Cet assaut a commencé, avec une forte volonté du patronat d'occuper publiquement et directement l'espace politique. Ainsi, deux Livres blancs(1991 et 1995) commis par feu David De Pury ont marqué en Suisse, l'enclenchement d'une nouvelle étape de la contre-réforme néo-conservatrice d'ensemble, cohérente, au point de se donner les traits forts de l'inévitable.

De Pury fut courtisé par beaucoup de politiciens dits de gauche, qui le présentaient comme un anti-Blocher parce que défenseur de l'Union européenne (UE), hyperlibérale! L'entrée dans l'Union européenne défendue par la social-démocratie helvétique, au point de devenir un signe décisif de son identité politique [3]. Les salarié·e·s se trouvent placés artificiellement devant l'alternative virtuelle : soit «l'ouverture», soit la «fermeture»; alors que le capitalisme suisse est depuis fort longtemps le plus «ouvert» au monde en terme de libéralisation des flux de capitaux, d'importance dans l'appareil productif de la main d'úuvre immigrée, du volume de l'exportation des capitaux que ce soit sous la forme d'investissements directs à l'étranger (IDE) ou de finance de marché (placements boursiers de tous types).

C'est en ayant à l'esprit ces profondes transformations, rapides, qu'il est possible de saisir la manière dont l'UDC a pu instrumentaliser les effets sociaux-psychologiques produits par une cure d'électrochocs néo-conservateurs.

Cette instrumentalisation n'aurait pas été aussi aisée sans la caution constante, et souvent active, apportée par lesdits représentants de la gauche à cette politique de « dérégulation » bourgeoise. Rappel. C'est un social-démocrate – B. Weibel – qui pilote la privatisation rampante des CFF. Ce sont des «socialistes» – J.-N. Rey (nouveau conseiller national valaisan du PS et actuel directeur de DHL [4] en Suisse); et Ulrich Gigy, ancien bras droit du radical Kaspar Villiger aux finances fédérales – qui ont démantelé les PTT et privatisent, par tranche, La Poste. Et tout cela sous la bénédiction du Conseiller fédéral social-démocrate,  Moritz Leuenberger, leur conseiller fédéral de tutelle; et avec le consentement des directions syndicales qui, en 1997, s'opposèrent aux référendums contre la démolition des PTT.

C'est la social-démocrate Ruth Dreifuss, alors conseillère fédérale, qui a initié l'augmentation de l'âge de la retraite des femmes (10e révision de l'AVS) et qui a combattu l'initiative pour des primes de «caisse maladie» en pour cent du salaire!

A de très rares exceptions, les élus socialistes ou verts (écologistes) dans les exécutifs ont approuvé les coupes budgétaires, au niveau fédéral, cantonal ou communal. La nouvelle Loi sur le travail, feu vert à la flexibilité «sans rivage», a reçu en 1998 la bénédiction du Parti socialiste et même de la direction de l'Union syndicale suisse (USS). Tout comme la transformation, en 1995, de la loi sur le chômage,  devenu l'instrument d'une astreinte au travail désavantageant encore plus les salarié·e·s sur ledit marché du travail (qui enregistre l'inégalité structurelle du rapport de force entre le Capital et le Travail).

En réalité, à une échelle plus réduite, au sein des couches dirigeantes de la social-démocratie helvétique, on constate la même mutation sociologique qui est à l'úuvre en Europe. Une fraction des sommets de la social-démocratie est directement intégrée aux structures de décisions du capital privé. Plus généralement, les notables sociaux-démocrates se revendiquent d'une conception managériale de la politique, se font les vecteurs du «new public management» dans les institutions étatiques (sur l'orientation élaborée par l'OCDE) [5].

Fausses fenêtres et risques de chute

La percée de l'UDC a donné lieu à la mise en place, par les principaux médias suisses et internationaux, d'un schéma «explicatif» de la situation politique ayant pour fonction de préparer la nouvelle étape d'un gouvernement fédéral de coalition.

Le «champ politique» serait divisé en trois «blocs», en trois «acteurs» concurrents – pour reprendre les modèles de l'économie néoclassique qui ont gagné ladite science politique. Il y aurait le «bloc de droite»: l'UDC; puis le bloc du centre: le Parti radical et le PDC; enfin le bloc de gauche constitué par le Parti socialiste, les Verts... et le PdT/POP (Parti du travail/Parti ouvrier populaire) à Genève, Vaud et Neuchâtel, allié politique et électoral de solidaritéS-Collectif pour une alliance socialiste (CAS) dans ces trois cantons [6].

Ce croquis ne correspond en rien à la réalité du processus socio-économique et politique en cours. Christophe Blocher, issu d'un de ces corps intermédiaires prisés par la bourgeoisie suisse – une famille de pasteurs protestants très idéologisés – a intégré pleinement les sphères du grand capital. Son holding Emesta-Holding contrôle une transnationale Ems-Chemie dont l'action a sur-performé, depuis 1988 par rapport au SPI (indice suisse du marché des actions qui intègre 276 sociétés). Le rendement des fonds propres d'Ems-Chemie, à partir des taux de marges dégagés et des opérations boursières, a oscillé entre 19.8%, 25.8%, 24.2%, 13.5% et 11.8%, respectivement, de 1998 à 2002. La bible des actionnaires en Suisse, publié par le journal économique zurichois Finanz und Wirtschaft, souligne (édition 2003-2004):«Ems-Chemie qui regroupe les secteurs matériaux polymères, produits chimiques fins, ingénierie, opère surtout en Allemagne (26,5%), au Japon (9,5%) aux Etats-Unis (9,9%), en Suisse (8%)..»(p.133). Ems-Chemie «travaille» pour l'automobile européenne – allemande avant tout – et pour l'industrie pharmaceutique. On est donc loin, avec Blocher, d'un leader politique à la Le Pen ou à la Haider.

Il n'est pas besoin d'avoir une connaissance approfondie de l'histoire du capitalisme suisse pour comprendre que l'insertion d'un groupe comme Ems-Chemie dans le capitalisme européen rend plus que sensible son patron aux conditions de valorisation comparées du capital entre l'Allemagne et la Suisse.

Cela a toujours été une référence pour le grand patronat helvétique, dont les IDE sont des plus importants en Allemagne. En outre, à la différence d'une fraction du patronat des machines et de la chimie, exportant en Europe – et bien implanté dans l'UE – Christophe Blocher s'est toujours fermement opposé à l'entrée dans l'UE. Il en a fait un thème de sa politique, combinée avec une forte réaffirmation des «valeurs traditionnelles» et donc de la xénophobie, une des thématiques qui fait que, par cercles concentriques, l'UDC capte quelques fragments de l'extrême-droite. Ce qui n'est pas une nouveauté dans l'histoire de la droite conservatrice en Suisse.

Or, depuis quelques années, face, d'une part, aux incertitudes sur l'avenir de l'euro ainsi que sur les relations entre les Etats-Unis et  l'UE, et, d'autre part, face à la poussée à institutionnaliser plus l'UE,  un réalignement s'est opéré au sein de la bourgeoisie suisse. Le refus de l'UE est, aujourd'hui, partagé très largement par le patronat suisse, dans ses différents segments (banques, assurances, industrie des machines, chimie, etc.).

L'offensive néo-conservatrice sera approfondie afin de maintenir en termes de coûts unitaires salariaux l'avantage sur l'Allemagne, ce qui permet de faire face plus aisément aux fluctuations du taux de change du franc suisse (c'est-à-dire diminuer l'impact d'une hausse du franc suisse sur les exportations non seulement en termes de volumes mais aussi de marges de profits). De plus, il faut rappeler que l'industrie de l'exportation helvétique ne joue pas la carte de la compétitivité-prix, mais celle de l'hyper-spécialisation).

Face à l'Agenda 2010 du social-démocrate Schröder, face aux effets du chômage sur les conditions de travail et de salaires en Allemagne, face à l'affaiblissement du mouvement syndical allemand, le patronat helvétique prend les devants. Au nom de la «compétitivité suisse» (Standort Schweiz), l'attaque antisociale sera menée plus durement; l'UDC et son leader Blocher sont parfaitement fonctionnels à cette option. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que la Tribune de Genèvedu 20 octobre 2003 titre: «Les patrons s'affichent en faveur de Blocher». Ainsi le président de l'Association suisse des banquiers (Pierre Mirabaud) lui donne son appui. Le directeur d'économiesuisse, Rudolf Ramsauer, affirme: «Christoph Blocher est un entrepreneur talentueux. Et il porte en lui quelque chose de rebelle. Nous voulons nous faire entendre à Berne. Si c'est par la voix de Blocher tant mieux.»Le codirecteur d'un des plus grandes banques du monde, le Credit Suisse Group déclare: «La Suisse doit absolument préserver son indépendance et ses valeurs face à l'UE.»

La même orientation est mise en relief dans les médias de la Suisse alémanique, donc du cúur du capitalisme helvétique: «L'économie salue la candidature [au Conseil fédéral] de Christophe Blocher»(Tages Anzeiger, 21 octobre 2003). Et l'éditorialiste du très influent quotidien Neue Zürcher Zeitung écrit dans son édition  du 25/26 octobre 2003: «Avec un Conseiller fédéral comme Blocher, il y aurait au moins une chance d'un soutien à l'économie de marché, comme le pays en a si fortement besoin.»

Cette rhétorique indique la volonté d'une fraction prépondérante de la grande bourgeoise suisse à approfondir encore plus une gestion néoconservatrice de la force de travail, qui fait pâlir d'envie de Seillières (patron du MEDEF français), l'assureur Kessler (bras droit de Seillières durant des années et instigateur des fonds de pension en France) ou encore Antonio D'Amato (président de la Confindustria, organisation patronale italienne).

Voilà le fait le plus marquant de ces élections: le réalignement politique du camp bourgeois est l'expression d'un réarrangement, au sein même de la classe dominante, entre autres sur la relation à établir entre la Suisse et l'UE.

A cela s'ajoute l'expérience conduite depuis 1990-1991: les coups les plus durs ne suscitent pas une riposte organisée des syndicats et des salarié·e·s. Dès lors, dans une perspective néocorporatiste – allant du rapport patrons/salariés dans l'usine jusqu'aux tables rondes organisées sous la houlette du Conseil fédéral – les attaques du Capital peuvent être conduites «à bon port», tout en maintenant une politique dite de concertation avec la social-démocratie et les syndicats. Cela se traduit non seulement par des gouvernements de coalition (autrement dit d'unité nationale, qui se décline aussi au niveau cantonal), mais aussi par une multiplication de gestions paritaires (plus ou moins effective) d'institutions sociales diverses, ce qui constitue un instrument de cooptation matériel, idéologique et culturel de ladite gauche politique et des représentants syndicaux.

Cela peut aboutir à des situations apparemment paradoxales. Les sommets de la social-démocratie ont intégré complètement la pratique consistant à négocier le «moins pire», sans la plus petite tentative d'établir préalablement un rapport de forces. Ils font de la sorte afin de ne pas «être contraints» de «s'opposer». Ce fut le cas, à propos des retraites (onzième révision de l'AVS et surtout révision de la LPP). Dans une conjoncture particulière, le grand bourgeois, populiste, Christoph Blocher, plus conscient des besoins réels, à cette étape de la réorganisation du capital, peut prendre position contre le déplacement à 67 ans de l'âge donnant droit à la retraite ou encore contre la suppression de l'indice mixte des rentes AVS (indice combinant augmentation du coût de la vie et des salaires). Ce faisant, Blocher peut se différencier artificieusement, y compris sur ce terrain, de secteurs bourgeois représentés par le parti historique du patronat, le Parti radical. Le Président de la Confédération helvétique, Pascal Couchepin, s'est profilé en faveur de la retraite à 67 ans et pour la possible remise en cause de l'indice mixte, etc. Ainsi, Blocher a pu capter un électorat qui ne se sent pas «soutenu» par les principaux partis «historiques», identifiés depuis 55 ans avec le Conseil Fédéral. 

Sous l'impact, particulièrement en Suisse française, d'une caractérisation politique superficielle de l'UDC, – qui ne réinsère pas la fonction de ce parti dans les réalignements sus-mentionnés de la bourgeoisie – s'affirme une réaction de ralliement à la social-démocratie face à ce qui est dépeint comme, presque un danger fasciste imminent. On constate ainsi qu'une partie de l'électorat qui avait voté par le passé en faveur de la prétendue «gauche radicale» genevoise (Alliance de gauche – solidaritéS-PdT-Indépendants) se tournent vers le PS. La Tribune de Genève, du 23 octobre le souligne: «Les électeurs de l'AdG ne fuient pas massivement vers l'UDC...C'est bien vers leurs cousins idéologiques du PS et des Verts que s'est tournés la grande majorité des transferts [en 2003 par rapport 1999]

Ladite bipolarisation UDC/PSS n'empêche pas les forces bourgeoises de clamer leur volonté de conduire une politique néoconservatrice, tout en se «concertant» avec la social-démocratie et les directions syndicales. C'est-à-dire en les maintenant enfermées dans une intégration totalement subordonnée. Depuis des années, nous avons souligné la refonte d'un néocorporatisme se fondant sur une alliance quadripartite (Etat, patronat, partis bourgeois et PSS/USS), dont la caractéristique, par rapport aux années trente ou cinquante, réside dans la conscience aiguë qu'ont les forces de droite de l'extrême affaiblissement des relations organiques entre le PSS, les syndicats et le salariat. De ce simple constat, il en découle qu'une action politique anticapitaliste sérieuse devrait combiner un travail syndical sur le long terme et une présence offensive sur le terrain social et politique afin de rebâtir des éléments d'une indépendance de classe, d'abord dans l'action. De façon totalement biaisée, ce problème est envisagé par le président du SIB, Vasco Pedrina (voir à ce propos L'événement syndical).

La «gauche» et «la gauche anticapitaliste»

Il est certes difficile, dans la phase actuelle, de concevoir l'incarnation du terme de «gauche» en Suisse. Un exemple peut suffire. Un candidat politique des syndicats, élu au Conseil national, est le président du syndicat de la Communication: Christian Levrat. Il est présenté comme le héraut d'une politique syndicale combative en Suisse française. Pourtant son programme électoral, sous l'étiquette du Parti socialiste (du canton de Fribourg), se résume dans cette annonce publicitaire: «J'entends défendre les habitants de mon canton, les salariés, les retraités, toutes les victimes de la folie néolibérale. A la Poste, à Swisscom, à Orange et ailleurs je m'efforce d'éteindre à longueur d'année les incendies que quelques pyromanes ne cessent d'allumer» (La Liberté, 9 septembre 2003). Effectivement, tous les débuts de mobilisation (en octobre 2002 à La Poste) ou même de grève (comme à Orange, en mars 2003) ont été éteints par la direction du syndicat de la Communication.

Il faudrait de plus signaler, ce que presque personne ne fait, la tendance renforcée de secrétaires syndicaux – à la tête d'appareils dont les déficits financiers reflètent la perte de membres et d'influence – à utiliser les syndicats comme marchepied de «carrières politiques», avec les prébendes et la «gloire médiatisée» qui leur sont attachés.

C'est dans un tel contexte qu'il faut situer l'intervention politique d'une force de la «gauche anticapitaliste». Et la question des alliances politiques n'est pas secondaire, surtout quand la clé de voûte d'une orientation devrait être, en point de mire, la difficile reconquête d'éléments d'indépendance de classe.

Or, le choix d'une alliance avec le PdT est des plus significatives, d'autant plus lorsqu'elle prend appui sur un programme commun. Dans le canton de Vaud, le CAS a permis, grâce à son sous-apparentement électoral avec le POP, que leurs deux candidats – Marianne Huguenin et Josef Zisyadis – soient élus au Conseil national. Le 20 octobre, le Chaux-de-fonnier Alain Bringolf expert d'une alliance solide avec la social-démocratie, déclarait, pour la direction du PdT, que la conquête d'un siège supplémentaire, dans le canton de Vaud: «permet [au PdT/POP] de maintenir sa députation au Conseil national», soit deux élus. Le sous-apparentement du CAS, le programme commun «à gauche toute!» qui les lie trouvent leur expression dans la survie d'une représentation parlementaire du PdT/POP à l'échelle nationale. Est-ce vraiment la concrétisation d'une avancée dans la construction d'une «gauche anticapitaliste» en Suisse? Si cela était le cas, ce serait une exception européenne. A moins que la restriction effective porte sur la caractérisation frauduleuse de cette alliance comme étant anticapitaliste. 

En effet, le PdT, outre son héritage historique [7], ne développe aucune activité syndicale combative, ne participe que marginalement aux mobilisations sociales limitées. Comment pourrait-il être le vecteur «d'une recomposition de la gauche», formule à la mode? Un élément de réponse est donné par sa pratique. Dans tous les exécutifs où il a siégé ou siège encore, le PdT mène une politique d'alliance étroite avec le PS et, de facto, avec les secteurs bourgeois. Au mieux, il se propose d'être un aiguillon de la social-démocratie (ce que revendique aussi, sans cesse, le porte-parole de SolidaritéS Genève,  qui prétend «ancrer la social-démocratie à gauche»).

Au sein d'un exécutif cantonal à majorité bourgeoise, un des deux élus nationaux du PSdT revendique simplement sa place: «Je veux d'abord aller au Conseil d'Etat pour être un des sept qui dirige le canton [de Vaud](Josef Zisyadis, Le Matin, 6.8.2003).

La conception politique de ce parti se résume bien dans la formule utilisée par le principal allié du CAS, Josef Zisyadis du PSdT/POP: «Ce n'est pas le changement de société qui peut transformer l'être humain. C'est la transformation de l'être humain qui change la société.»(Le Temps, 20 octobre 2003) Il est vrai que ce thème pontifical a été repris par le candidat du CAS, futur ex-élu «de justesse», Jean-Michel Dolivo qui affirme: «Il est indispensable de mettre l'humain avant l'économie» (24 heures, 19 septembre 2003). Il est révélateur que tous les partis confessionnels helvétiques ont repris cette thématique. Ainsi, le PDC lors d'un de ses grands rassemblements met en scène «l'humain»: «Sur la scène, l'écran géant affiche le slogan: «Au centre l'humain!» (L'Hebdo,18 septembre 2003).

Il faut espérer que la convergence qui s'est manifestée entre le CAS et le PSdT n'aboutit pas à ce que le PSdT a bien compris: «On clôt ainsi [par l'alliance et le programme commun avec le CAS] l'épisode de ceux qui ont été exclus du POP en 1969.» (Josef Zisyadis, in 24 heures, 17 juin 2003). L'épisode n'est autre que l'exclusion de ceux et celles qui se revendiquaient et se revendiquent du marxisme révolutionnaire, autrement dit d'un marxisme vivant. Dans l'hebdomadaire du PSdT, Josef Zisyadis, agitant un miroir aux alouettes, faisait l'hypothèse  «d'une direction nationale commune» entre SolidaritéS-CAS et le PSdT/POP (Gauche Hebdo,27 juin 2003). Alouette ou pas, la logique politico-programmatique est là pour valider l'interrogation rhétorique du dirigeant du PdT/POP.

Deux événements peuvent renforcer la préoccupation de celles et ceux qui sont attachés à la constitution d'une gauche anticapitaliste en Suisse et en Europe, facteur nécessaire de la «construction» d'un bloc social apte à faire face aux assauts du Capital et à susciter l'émergence d'éléments d'une reconquête d'une perspective socialiste et démocratique. Pour quelles raisons, solidaritéS-CAS étaient-ils absents, comme force organisée, de la principale manifestation nationale pour la défense des retraites à Berne, le 20 septembre 2003? Pourquoi la même absence a été enregistrée à l'occasion de la manifestation contre la guerre et l'occupation de l'Irak, le 25 octobre à Berne?

Quant à la percée de l'Alliance de Gauche-solidaritéS à Genève [8], avec un élu, trois remarques suffiront. Premièrement, entre 1999 et 2003, en terme de suffrages, le PdT a connu le recul le plus important (-58%), devant le Parti radical (-23%) et solidaritéS (-9%). Par contre, le Parti socialiste a progressé de 66%, alors que l'UDC augmentait ses suffrages de 230%. L'électorat du bloc politique conçu par solidaritéS, avec le PdT et des «Indépendants» (Grobet, Ferrazino...), l'Alliance de gauche (AdG), s'est nettement réduit; par contre l'électorat du PS et des Verts a crû.

Deuxièmement, la même stratégie de bloc politico-électoral, avec des "indépendants" socio-démocrates et le PdT restera de mise pour le futur; la survie institutionnelle ayant ses contraintes.

Troisièmement toute l'opération de marketing politique initiée par solidaritéS-Ge, laissant accroire qu'une expression politique d'un «mouvement social», quasi inexistant, se ferait sous la forme d'une représentation parlementaire hétéroclite, au travers d'une fraction de 5 au parlement, est à l'eau. Toutefois, elle a participé à la dépolitisation, en terme d'éducation anticapitaliste, d'une frange de jeunes  militant·e·s et d'une désertion d'une activité syndicale participant à l'édification de courants «classistes», ce qui est la condition sine qua non d'une existence effective pour une gauche anticapitaliste. Une úuvre certes difficile.

Les batailles à venir seront des tests: sur les retraites et les salaires; sur l'Union Européenne, face au Parti socialiste qui va se réfugier sur ce terrain, vis-à-vis de Blocher, afin de mieux camoufler sa capitulation; sur la politique xénophobe des autorités; sur l'animation, durable, d'une mobilisation contre l'occupation de l'Irak et, plus généralement, sur l'éclairage de l'intrication entre guerre et impérialisme.

Pour construire une gauche de gauche – et non un aiguillon émoussé de la social-démocratie -, la priorité reste celle, sur une longue période, de participer à «l'assemblage» d'un bloc social, issu de mouvements nécessairement dispersés, aptes à marquer des moments de ruptures partiels avec la logique politique et sociale du Capital.

Ne pas tomber dans le piège du théâtre d'ombres chinoises des oppositions politiques construites par les médias et les services de marketing des partis politiques est un élément nécessaire pour poursuivre, de manière cohérente et honnête, un tel objectif.

Dans l'immédiat, le spectacle donné par la direction du PS face au replâtrage du Conseil Fédéral et par les candidats du bloc politique «A gauche toute!» pour trouver un strapontin au sein d'une fraction parlementaire démontre la force d'attraction du régime politique mis en place par la bourgeoisie sur les forces cataloguées à gauche ou à l'extrême-gauche. 31 octobre 2003


Notes

[1] .Voir entre autres: J.F Marquis et C.A Udry , «Le renouveau de tous les dangers», pp. 134- 229, in Le Livre Noir du Libéralisme, Editions de L'Aire 1996.

[2]Les hebdomadaires internationalistes et anticapitalistes, comme Rouge, organe de la LCR en France, peuvent aussi faire preuve d'ignorance. On y lit (page 2, N° 2036, 23 octobre 2003): «A l'exception de nos camarades de solidaritéS, qui obtiennent un siège à Genève (Pierre Vanek), et de L'Alternative socialiste verte [ASV], qui en gagne un à Zoug, la représentation de la gauche anticapitaliste ne progresse pas». Limitons-nous, pour l'heure, à quelques remarques factuelles: le siège gagné dans le canton de Zoug, l'est par le candidat (Jo Lang) d'une formation politique (ASV) dont le principal représentant (Hans-Peter Uster) est ministre de la police dans ce canton. Un canton qui est un des hauts lieux de l'implantation – pour des raisons fiscales – de grands holdings internationaux et de sociétés parmi les plus louches. Un tel poste dans un Exécutif cantonal n'est possible qu'avec l'assentiment des partis bourgeois. Ces derniers, depuis les années 1930, ne manquent pas de nommer des représentants de «la gauche» à la police. En outre, l'Alliance socialiste verte forme une coalition stable avec la social-démocratie dans ce canton. Bravo pour «l'anticapitalisme!» Quant au conseiller national élu, Jo Lang, sa plateforme électorale était placé sous le signe de l'équité selon John Rawls (explicitement cité). Il est, en outre, le candidat de centre à la présidence du SSP pour son prochain Congrès des 6 au 8 novembre prochains, contre la candidate de la gauche Ursi Urech. Depuis les élections, Jo Lang, qui par ailleurs est une figure politiquement sophistiquée, rejoint la fraction parlementaire du Parti Vert (tout aussi «anticapitaliste» que la Française Voynet). Cela n'a rien de surprenant. A Neuchâtel, le groupe qui se réclame de solidaritéS est représenté dans l'exécutif municipal par Eric Augsburger, maire de la ville en 1999-2000 et en 2002-2003. La droite le juge aussi ou plus fréquentable qu'un social-démocrate. Et solidaritéS-Ne est en alliance avec les Verts et le PdT/POP. Son mot d'ordre: « Un mouvement pour tous, contre le chacun pour soi.»

Quant «à nos camarades de solidaritéS-Genève»,ils appuient la coalition social-démocrate, verte, PdT à l'exécutif de la ville de Genève et leur représentant «indépendant», Christian Ferrazino est maire de Genève, apprécié par le «camp bourgeois».

Que dirait un lecteur de Rouge si le sénateur Henri Weber était présenté, dans un organe de presse de la «gauche radicale» suisse, comme un représentant de «l'anticapitalisme». Il rectifierait automatiquement.

[3] Cette orientation de dire «Oui à l'UE», dans le contexte actuel, sous l'hypothèse d'une consultation référendaire (modalité de gestion de «l'opinion publique» au centre des instruments d'administration de la  démocratique bourgeoise helvétique) est celle défendue par le rédacteur du journal solidaritéS.

[4].DHL fait partie, depuis 2003, du groupe dirigé par Deutsche Post, qui a intégré aussi l'importante société Danzas Intercontinental.

[5]Le CAS a rapidement évolué. Son porte-parole irremplaçable, le candidat au Conseil des Etats et candidat au Conseil national, Jean-Michel Dolivo insistait : «la crainte permanente, c'est le constat que la lutte parlementaire est aussi un redoutable instrument d'intégration politique». Et d'insister sur le fait que la participation parlementaire : «n'est pas une priorité» (Le Courrier, 13 janvier 2003). Depuis lors, le poil à gratter électoral a fait ses effets. Après avoir hissé Marianne Huguenin au Conseil national, le CAS appel à voter, sur le tract tout ménage du PS, pour le candidat de ce parti au Conseil des Etats; Michel Béguelin. C'est une des figures syndicales de la «modernisation» des CFF et de l'intégration inconditionnelle à l'UE de Maastricht. Sous une formulation caractéristique, il défend une politique d'union nationale à l'échelle du canton en mettant en avant, comme principal mot d'ordre, à côté de l'écusson Liberté et Patrie: «Défense du canton. Oui à une défense systématique des intérêts du canton à Berne.»Il sera difficile au CAS d'expliquer pourquoi il a choisi cette option alors que son grand frère, solidaritéS Genève, a présenté, sans succès, une candidature contre la présidente du PS Christiane Brunner, ni plus à gauche, ni plus à droite que Béguelin. De plus, solidaritéS Genève s'est refusé, sous le prétexte qu'il n'était ni femme, ni assez de gauche, à soutenir l'élection au Conseil d'Etat de Genève du social-démocrate et syndicaliste Charles Beer. Ce qui n'a pas empêché solidaritéS-Ge d'appuyer les candidatures de la social-démocrate, à l'exécutif de la ville de Genève. Jusqu'à plus amples informations le social-démocrate Manuel Tornare n'est ni plus femme, ni plus à gauche que Beer. Pour compléter le tableau, il va de soi que solidaritéS-Neuchâtel soutient la candidate social-démocrate au Conseil des Etats, car «l'objectif de la gauche doit être de devenir majoritaire dans ce pays.»On regrette l'intelligence d'Alice au pays des Merveilles.

[6].Les deux députés nationaux du PdT/POP (Parti du Travail) élus dans le canton de Vaud (Marianne Huguenin et Josef Zisyadis) demandent leur entrée dans la fraction parlementaire des Verts. Le PdT/POP, solidaritéS-GE et le CAS avaient concocté un programme commun pour les élections nationales, intitulé: «A gauche toute!». Ce slogan-programme électoral à guidé le passé – comme le futur du PdT/POP. Josef Zisyadis a l'expérience de l'Exécutif cantonal et...de sa gendarmerie. Il se représente donc, en ce mois de novembre 2003, à l'exécutif du canton. Le CAS va-il faire campagne pour celui avec lequel il a signé un programme commun? Cette campagne sera-elle plus vigoureuse et dispendieuse que l'appel à voter Michel Béguelin?

[7]Dans les colonnes de l'organe du PdT/POP, Gauche hebdo, un des «intellectuels» du parti, Michel Buenzod, très proche de Josef Zysiadis a défendu, encore dernièrement, le général, Wogciech Jaruzelski, qui a  organisé le coup d'état contre Solidarnosc et instauré «l'état de guerre» en décembre 1981. Il fut aussi premier secrétaire du parti ouvrier unifié polonais de 1981 à 1989. Quant à Jean Spielmann, membre de la bureaucratie du SEV (syndicat des chemins de fer), il n'a pas hésité se rendre en Chine du PC chinois après le massacre de Tiananmen en 1989. Il en rapporta un témoignage laudatif. Quant à Marianne Huguenin ses impressions positives sur l'Allemagne de l'Est, au milieu des années 1980, étaient diffusées, entre autres, sur les ondes de Radio Acidule.

Si ces prises de position, parmi les anticapitalistes d'aujourd'hui ne font plus sens et sont considérées comme relevant d'une «orientation sectaire», alors une question se pose: avec quel sérieux est appréhendé, dans le contexte politique européen difficile, le poids d'une histoire qui pèse encore, au présent, sur la «gauche radicale»? Et quelle est la signification immédiate des positions programmatiques sur le rapport socialisme et démocratie dans l'élaboration d'un programme de transition (d'un programme anticapitaliste) remis à jour?

[8] Un membre du CAS s'étonnait que: «Le Pdt (POP), lui, n'a jamais vraiment voulu tirer le bilan du prétendu socialisme des pays de l'Est. Pour nous c'est essentiel de le faire.» (Le Courrier, entretien avec Pierre-Yves Oppikofer, 10 octobre 2003). Dans la même logique, respectable, quand surgira cette interrogation à l'esprit des dirigeants de solidaritéS-Genève? En effet, leur porte-parole, Pierre Vanek, a été un fervent partisan, avec beaucoup d'autres, de Staline, de Mao et de Pol Pot. Et il n'est pas le seul. Loin de là. Or, pour reprendre de Pierre-Yves Oppikofer il «n'a jamais vraiment voulu tirer le bilan.»31 octobre 2003

* Membres du Mouvement pour le socialisme (MPS).