Espagne

La grève générale du 20 juin a été un succès en Espagne. Avec quelles suites ?

«Les syndicats gagnent la partie»

La grève générale qui a paralysé l'Espagne le 20 juin a été un important succès pour les syndicats (sur les raisons de cette grève, cf. article précédent). Des millions de salarié·e·s y ont participé. «Les syndicats gagnent la partie», titrait, en éditorial, le pourtant fort modéré El Pais, dans son édition du 21 juin. Ce n'est pourtant que le début d'une confrontation sociale qui a, de fait, une dimension européenne.

La photo est symbolique: en tête de la manifestation qui a réuni, le 20 juin, plus de 100000 personnes à Séville (Andalousie, au sud de l'Espagne), les dirigeants des deux grandes centrales syndicales espagnoles, Candido Mendez, secrétaire général de l'Union générale des travailleurs (UGT), et Jose Maria Fidaldo, secrétaire général des Commissions ouvrières (CC.OO) sont rejoints par Sergio Cofferati, le dirigeant, jusqu'à début juillet, de la CGIL, la centrale syndicale qui a joué un rôle décisif dans la grève générale paralysant l'Italie le 16 avril dernier (cf. à l'encontre N° 7).

Il y a longtemps que des luttes sociales aussi importantes ne s'étaient pas multipliées en Europe. C'est le symptôme d'un ras-le-bol des salarié·e·s, qui subissent depuis des années une succession de régressions sociales présentées comme des «sacrifices nécessaires» pour «créer les bases saines d'une croissance», mais qui ne voient arriver que de nouveaux «sacrifices nécessaires». Mais aussi du durcissement des milieux patronaux et des gouvernements: confortés par la vague conservatrice qui a marqué les élections en Europe cette dernière année, ils sont d'autant plus décidés à porter de nouveaux coups sévères aux travailleurs·euses que la situation économique est tout sauf stabilisée.

Du jamais vu depuis la fin du franquisme

Un fait donne une idée de l'ampleur de la mobilisation populaire pour cette grève générale du 20 juin: la manifestation appelée par les syndicats a réuni, selon ces derniers, plus de 500000 personnes à Madrid, la capitale de l'Etat espagnol (entre 250000 et 340000 selon le quotidien El Pais... et 40000 selon le gouvernement !). C'est la manifestation ouvrière la plus importante en Espagne depuis la fin du franquisme et la période de transition vers un régime parlementaire, en 1976-1977.

Dans le reste de l'Etat espagnol, une multitude d'autres manifestations ont réuni des foules importantes: selon les syndicats 500000 personnes à Barcelone, 100000 à Séville, 150000 à Vigo (Galicie), 100000 à Saragosse (Aragon), 80000 en Castille et Léon, 50000 aux Canaries, 15000 à Gijon (Asturies), 120000 à Valences et 50000 à La Corogne (Galicie), pour ne citer que les rassemblements les plus importants.

Au total, quelque 2 millions de personnes ont manifesté ce 20 juin. Même les syndicats ont été surpris par ce succès. Le dirigeant des CC.OO, J. M. Fidalgo l'explique ainsi: «Les gens sont venus dans toutes les villes aux manifestations du 20 juin parce qu'ils voulaient revendiquer le droit à leur propre image. Ceux qui ont fait grève ont senti qu'ils étaient invisibles aux yeux du gouvernement. Et que la radio et télévision publique, de même que les autres médias proches du pouvoir, les considéraient comme inexistants. De plus, les jeunes avec des contrats précaires, et qui ne pouvaient pas faire grève, ont voulu venir manifester.» (El Pais, 22 juin 2002)

Industrie et construction paralysées

Le 20 juin, à une heure du matin (!), le gouvernement publiait ses premiers communiqués annonçant que la grève générale était un échec. A 8 heures du matin (!), le porte-parole du gouvernement Aznar faisait une déclaration officielle pour annoncer qu'il «n'y avait pas eu de grève générale en Espagne» (El Pais, 21 juin 2002). Cela donne une idée du matraquage du pouvoir pour essayer d'escamoter la réalité de la grève.

Le tableau qui sort non seulement des données officielles de centrales syndicales, mais également d'organes de presse comme le quotidien El Pais, est très différent:

• La grève a été massive dans toute l'industrie de la péninsule. Toute l'industrie automobile, en particulier, a été paralysée. Il en a été de même de toutes les zones industrielles qui entourent les grandes villes.

• La grève a aussi été très forte dans la construction et dans les transports: trains, transports urbains et transports aériens). Dans les transports, une apparence de «normalité» a été imposée par les services minimaux décrétés par le gouvernement. Mais en dehors de ce ceux-ci, la grève a été un succès massif.

• La grève a été moins massive dans les services et les commerces ; elle a néanmoins eu un impact important. Forte mobilisation, par contre, dans l'enseignement public.

• La grève a été très largement suivie en Andalousie et en Estrémadure, les deux régions directement frappées par la suppression du Plan de l'emploi rural (PER), qui assurait une protection minimale aux nombreux ouvriers agricoles travaillant sur les grands domaines.

• Les données officielles de consommation d'énergie électrique - un bon baromètre de l'activité économique - confirment le succès de la grève. Le 20 juin, à midi, la consommation électrique n'était supérieure que de 5 % à celle du dimanche précédent. Le 21 juin, la consommation d'électricité a dépassé de 32 % le niveau de la veille, jour de la grève générale.

Faire plier les syndicats

Malgré l'ampleur de cette mobilisation, la détermination du gouvernement conservateur espagnol ne doit pas faire de doute. Il a délibérément choisi cette épreuve de force et il est décidé de la mener jusqu'à faire plier les syndicats. Les raisons de cette stratégie sont nombreuses.

• Le Parti populaire (PP) de Jose Maria Aznar a remporté la majorité absolue lors des élections de 2000. Il veut s'appuyer sur cette position de force pour imposer des mesures, même impopulaires. Le patronat le presse d'ailleurs à accélérer le pas. Gouvernement et patronat n'ont d'ailleurs cessé d'opposer la majorité sortie des urnes en 2000 à la mobilisation syndicale. Avec un objectif: remettre en cause la légitimité de la grève générale, présentée comme ne respectant pas la «volonté populaire». En procédant ainsi, le gouvernement Azanr n'a rien inventé: les gouvernements «socialistes» dirigés par Felipe Gonzalez avaient fait de même pour discréditer les grèves générales qui eurent lieu en 1988 et en 1994 notamment. Cet argument est d'ailleurs repris en éditorial par le Financial Times (21 juin 2002). «C'est un abus de pouvoir de la part des syndicats de faire grève contre des lois approuvées par des Parlements régulièrement élus», écrit le quotidien londonien, qui reflète les opinions des milieux financiers et patronaux européens. Et d'inviter, dans toute l'Europe, à la plus grande fermeté face à des «actions de grèves qui sont autant d'auto-goal». Ce dont se réjouit bruyamment le Financial Times.

• La situation économique est très incertaine. En même temps, les récentes élections en Europe ont renforcé la droite musclée. Le gouvernement Aznar est convaincu que c'est le bon moment pour imposer son programme, en particulier, pour étendre encore la flexibilité et la précarité imposée aux salarié·e·s. De plus, la machinerie européenne devient de plus en plus un levier pour imposer, au nom du respect des «règles communautaires», les plans de contre-réforme conservatrice (austérité budgétaire, démantèlement des retraites, flexibilité, etc.).

Services minimums maximums

Pour gagner cette bataille, le gouvernement ne recule pas devant les moyens:

• Il a mené une guerre de propagande implacable pour discréditer la grève générale et son succès. Le 20 juin, il a multiplié les incidents des forces de l'ordre avec les piquets de grève, pour essayer de créer un climat d'intimidation.

• Il a imposé des services minimums... maximums. Le gouvernement a en Espagne cette compétence, à défaut d'accord avec les syndicats. A nouveau, il s'est inspiré de l'exemple... socialiste: il a repris les services minimums voulus par le gouvernement de Felipe Gonzalez lors de la grève générale de janvier 1994. Cette expérience confirme que le service minimum est en fait un moyen destiné à entraver fortement l'exercice du droit de grève.

• Au lendemain du 20 juin, le message du gouvernement est clair. Le décret loi sera confirmé par une décision du Parlement en septembre. D'ici là, le gouvernement «tend la main», appelle à «la concertation» et se déclare prêt à «discuter de tout», sauf... de l'essentiel. Pour lui, «l'esprit du décret loi doit rester intact» (El Pais, 24 juin 2002). En d'autres termes sa stratégie est: attendre que passe l'orage syndical, pour aller de l'avant, avec encore plus de détermination.

• Le gouvernement ne s'arrête pas en si bon chemin. Les jours précédant le 20 juin, il a indiqué qu'il allait étudier une modification la loi réglant le droit de grève, afin de le restreindre. Ainsi que le droit réglant les négociations collectives, pour affaiblir les salarié·e·s et les syndicats.

Syndicats à la croisée des chemins

Le succès du 20 juin ne doit pas faire illusion du point de vue syndical.

• L'organisation syndicale et la capacité de se défendre des salarié·e·s sont sorties fortement affaiblies par des années de chômage, d'extension de la précarité et de démantèlement des droits des salarié·e·s. Il faut prendre la mesure de cette réalité: trois salarié·e·s sur dix en Espagne ont des contrats de durée temporaire. C'est même un sur deux parmi les jeunes de moins de 30 ans. Jeunes dont, par ailleurs, un sur quatre est au chômage.

• Les directions syndicales de l'UGT et des CC.OO ont durant tout le premier gouvernement Aznar, de 1996 à 2000, privilégié la «concertation» et le «dialogue social». Et accepter de nombreux reculs sociaux. La rupture, cette année, est venue du gouvernement qui a décidé d'imposer ouvertement ses options, et pas des directions syndicales, qui continuent à exprimer un grand attachement au «dialogue social». On verra, dans les mois à venir, la dynamique générée par cette nouvelle situation. L'expérience de la grève générale du 20 juin favorisera-t-elle l'émergence d'une nouvelle capacité d'agir des salarié·e·s ? Sous cette pression, des forces favorables à un vrai tournant dans la politique syndicale - et pas un simple «coup de gueule» - vont-elles émerger ? Ces évolutions seront-elles suffisamment rapides pour mettre des crans d'arrêts aux attaques patronales et gouvernementales ? D'une certaine manière, une course de vitesse est engagée. Elle nous intéresse directement.


El Mundo dans des fourgons de police

La presse a également été affectée par la grève générale. La plupart des quotidiens nationaux et régionaux sont sortis le 20 juin avec une pagination massivement réduite. Le comité d'entreprise du quotidien El Pais a dénoncé le fait que, contrairement à ce qu'avait décidé l'assemblée du personnel, ce journal est tout de même paru le 20 juin, réalisé par les cadres. Alors que les rotatives madrilènes du quotidien étaient bloquées par la grève, il a ensuite été imprimé en province, où la grève n'avait pas lieu dans la nuit du 19 au 20, mais seulement le 20. Quant au quotidien El Mundo, il a été distribué, sur ordre du gouvernement, à l'aide de fourgons de police - cela rappelle quelque chose aux membres de comedia ayant bloqué les PCL, l'année passée ! -, ce qu'a dénoncé le Syndicat unique de la police. A la télévision et à la radio publiques, la grève a été suivie à 70 %, selon les syndicats ; mais l'important service minimum, imposé sous une forte protection policière, a permis d'éviter toute interruption d'émission. (El Pais, 21 juin 2002)


Grèves en Europe

La grève générale en Espagne a lieu un contexte de luttes sociales qui se succèdent en Europe. En Grèce, une grève a paralysé le pays le 18 juin pour s'opposer à un projet de dégradation des retraites. En Allemagne, après les grèves de la métallurgie et de l'imprimerie, les mesures de lutte se multiplient dans les télécoms, les banques et les commerces. Et une grève a lieu dans le bâtiment, fait sans précédent. Cela dit, ce qui est en train de se passer en Italie doit retenir l'attention. Le gouvernement Berlusconi a réussi à rompre le front syndical qui s'était fait avec la grève générale du 16 avril pour défendre l'article 18 (protection contre les licenciements). Deux des trois centrales syndicales - UIL et CISL - seraient sur le point de signer un accord et d'aider ainsi le gouvernement à s'en tirer à bon compte. Un exemple qui ne peut qu'inciter les dominants à la fermeté.

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