Palestine

Ce que Israël a fait
Edward Said (6 mai 2002)

Malgré les efforts d'Israël pour restreindre la couverture médiatique de son invasion des villes et des camps de réfugiés de Cisjordanie, les informations et les images ont néanmoins filtré peu à peu.

Internet a fourni des centaines de récits de témoins et aussi les photos que certains ont prises. Les télévisions arabes et européennes ont fait de même, mais sur les chaînes de télévision des Etats-Unis la plus grande partie de toute cette documentation soit n'est pas disponible, soit est bloquée, voire habilement niée.

Cette documentation fournit la preuve impressionnante de ce que la campagne d'Israël a été vraiment, de ce qu'elle avait toujours été en réalité: la conquête irréversible de la terre et de la société palestinienne.

Une propagande qui s'érode

La position officielle d'Israël (que Washington a fondamentalement soutenue, de même que quasiment tous les commentateurs des médias des Etats-Unis) veut qu'Israël se soit défendu en représailles contre les attentats suicides qui minaient sa sécurité et menaçaient même son existence. Cette position officielle a acquis un statut de vérité absolue, que rien n'est venu relativiser, ni ce que Israël a fait réellement, ni ce que Israël a subi réellement.

Des slogans comme «extirper le réseau terroriste», «démanteler l'infrastructure terroriste» et «attaquer les nids de terroristes» (remarquez la totale déshumanisation par les mots) sont répétés si souvent, sans plus réfléchir, qu'ils donnent le droit à Israël de détruire la vie civile palestinienne avec un degré choquant de dévastation, de tuerie, d'humiliation et de vandalisme gratuits.

Il y a néanmoins des signes qui semblent indiquer que la proclamation surprenante, pour ne pas dire grotesque, de l'Etat israélien selon laquelle il lutte pour son existence est lentement en train d'être érodée par les destructions provoquées par l'Etat sioniste et son premier ministre homicide Ariel Sharon.

Considérez par exemple cet article de Serge Schmemann (qui n'est pas un propagandiste palestinien) paru le 11 avril en première page du New York Times: «Les attaques réduisent les projets palestiniens en tasde poussière et de métal tordu»: «Il n'est pas possible d'évaluer l'étendue entière des dommages causés aux villes de Ramallah, Bethléem, Tulkarem, Qalqilya, Naplouse et Jénine tant qu'elles restent assiégées avec des patrouilles et des tireurs d'élite qui tirent dans les rues. Mais on peut dire avec assurance que c'est l'infrastructure de la vie elle-même et de tout futur Etat palestinien: routes, écoles, pylônes électriques, canalisations d'eau, lignes téléphoniques, qui a été dévastée

Un constat et une question

Quel calcul inhumain a conduit l'armée d'Israël à utiliser des douzaines de tanks et de transports de troupes blindés, appuyés par des milliers de tirs de missiles par les hélicoptères d'assaut Apaches fournis par les Etats-Unis, pour assiéger le camp de réfugiés de Jénine pendant plus d'une semaine, une parcelle de un kilomètre carré de bidonvilles abritant 15'000 réfugiés et quelques douzaines d'hommes armés de fusils automatiques, sans missiles et sans chars blindés, en appelant cela une réponse à la violence terroriste et à une menace pour la survie d'Israël ?

Les comptes rendus parlent de centaines de personnes enterrées sous les décombres que les bulldozers israéliens ont commencé à entasser sur les ruines du camp après la fin des combats.

Les civils palestiniens, hommes, femmes et enfants, ne sont-ils donc qu'autant de rats ou de cafards qu'on peut attaquer et tuer par milliers sans même une parole de compassion ni un mot en leur faveur?

Et que dire de la capture de milliers d'hommes palestiniens arrêtés par les soldats israéliens, de la misère de tant de citoyens ordinaires qui se retrouvent sans abri et tentent de survivre dans les ruines causées par les bulldozers israéliens partout en Cisjordanie, du siège qui dure des mois et des mois, de la coupure de l'électricité et de l'eau dans les villes palestiniennes, des longs jours de couvre-feu total, du manque de nourriture et de médicaments, des blessés qui ont saigné à mort, des attaques systématiques contre les ambulances et les sauveteurs, que même Kofi Annan, un homme qui a des manières si douces, a dénoncées comme outrageantes ?

Ces actes ne pourront pas être enterrés si facilement dans l'oubli. Les amis det l'Etat isralien doivent lui poser une question: comment sa politique suicidaire peut-elle lui faire obtenir la paix, la reconnaissance et la sécurité?

Un but: briser les Palestiniens

Une machine de propagande formidable et crainte a réussi à transformer monstrueusement un peuple entier en rien de plus qu'un groupe de militants et de terroristes. Cela a permis non seulement aux militaires d'Israël mais à tous ses bataillons d'écrivains et de défenseurs d'effacer une terrible histoire d'injustice, de souffrances et d'oppression dans le but de détruire impunément l'existence civile du peuple palestinien.

Rayés de la mémoire du public sont: la destruction de la société palestinienne en 1948 et la création d'un peuple dépossédé; la conquête en 1967 de la Cisjordanie et de Gaza et leur occupation militaire depuis lors; l'invasion du Liban en 1982 avec 17'500 Libanais et Palestiniens tués et les massacres de Sabra et Shatila; les assauts continuels contre les écoles, les camps de réfugiés, les hôpitaux palestiniens et les installations civiles de toutes sortes.

A quelle fonction antiterroriste peut bien servir la destruction de l'édifice et le vol des archives du ministère de l'éducation, de la municipalité de Ramallah, du bureau central de statistiques, d'institutions variées spécialisées dans la défense des droits civiques, la santé, la culture, le développement économique, des hôpitaux, des stations de radio et de TV?

N'est-il pas clair que Sharon est déterminé non seulement à briser les Palestiniens, mais à essayer de les éliminer en tant que peuple doté d'institutions nationales?

Attentats suicides et jugement raciste

Dans le contexte d'une telle inégalité et asymétrie de pouvoir, il est vraiment fou d'exiger sans cesse des Palestiniens qui n'ont, eux, ni armée, ni aviation, ni tanks, ni même une direction politique qui fonctionne, de renoncer à la violence sans exiger d'Israël une limitation comparable de ses actions. Cela revient à passer sous silence le recours systématique de la part d'Israël à l'assassinat de civils désarmés, tel que le rapportent toutes les principales organisations de défense des droits de l'homme.

Je me suis toujours opposé aux attentats suicides, mais il n'est pas possible de les juger d'un point de vue qui implique un étalon de mesure tacitement raciste qui attribue plus de valeur aux vies israéliennes qu'aux vies palestiniennes perdues, mutilées, brisées et raccourcies en nombre bien plus élevé par l'occupation militaire, si ancienne, et la barbarie systématique utilisée ouvertement par Sharon contre les Palestiniens depuis le début de sa carrière.

Qui a accepté la partition?

Il ne saurait y avoir de paix concevable qui n'aborde pas la vraie question: le refus absolu d'Israël d'accepter l'existence souveraine d'un peuple palestinien qui jouit de droits sur cette terre que Sharon et la plupart de ses partisans considèrent être le Grand Israël, c'est-à-dire la Cisjordanie et Gaza. Le Financial Times du 5 avril consacrait un portrait à Sharon et citait des passages de son autobiographie en écrivant: «Il a écrit sa fierté pour la conviction de ses parents que les Juifs et les Arabes pouvaient cohabiter en tant que citoyens.» Puis la citation de son autobiographie: «Mais ils étaient absolument convaincus d'être les seuls à jouir de droits sur cette terre. Personne n'allait pouvoir les en chasser ni par la terreur ni par rien d'autre. Quand la terre vous appartient physiquement... c'est-à-dire quand vous avez le pouvoir, pas seulement le pouvoir physique, mais le pouvoir spirituel

En 1988, l'OLP a fait la concession d'accepter la partition de la Palestine en deux Etats. Cela a été réaffirmé à de nombreuses occasions, et en particulier lors des accords d'Oslo. Mais ce ne sont que les Palestiniens qui reconnaissent explicitement la notion de partition. Israël ne l'a jamais fait. C'est pourquoi il y a aujourd'hui plus de 170 colonies sur le territoire de la Cisjordanie et de Gaza. C'est pourquoi il existe un réseau de 450 km de routes qui les relient les unes aux autres et qui bloquent totalement les mouvements des Palestiniens (selon Jeff Halper du Comité israélien contre la démolition de maisons, ces routes ont coûté 3 milliards de dollars et ont été financées par les Etats-Unis). C'est pourquoi aucun premier ministre israélien n'a jamais concédé aucune souveraineté réelle aux Palestiniens. C'est pourquoi les colonies ont augmenté chaque année. Un simple coup d'œil à une carte révèle ce que Israël a fait tout au long du processus de paix et quelles discontinuités géographiques et quels rétrécissements il en a résulté pour la vie des Palestiniens. En fait, Israël se considère avec le peuple juif comme le propriétaire de l'entièreté de la Palestine. En Israël proprement dit, il y a des lois foncières pour garantir cela. Mais en Cisjordanie et à Gaza, les colonies, les routes et le refus de reconnaître des droits souverains sur la terre aux Palestiniens servent la même fonction.

Un silence sur la terre et la propriété

Ce qui donne le vertige, c'est que jamais aucun responsable, ni américain, ni palestinien, ni arabe, ni des Nations unies, ni européen, ni personne d'autre, n'a jamais soulevé cette question qui est sous-jacente aux accords d'Oslo.

C'est pourquoi, après bientôt dix ans de négociations de paix, Israël contrôle toujours la Cisjordanie et Gaza. Aujourd'hui ils sont encore plus directement contrôlés par plus de mille tanks israéliens et des milliers de soldats. Mais le principe sous-jacent est le même.

Aucun leader israélien (et certainement pas Sharon et ses partisans du Grand Israël qui forment la majorité de son gouvernement) n'a officiellement reconnu les territoires occupés comme occupés, ou reconnu que les Palestiniens pourraient théoriquement avoir des droits souverains, c'est-à-dire sans que Israël contrôle les frontières, l'eau, l'air et la sécurité, sur ce que la plupart des gens dans le monde considèrent comme la terre palestinienne.

Il est devenu à la mode de parler de la perspective d'un Etat palestinien, mais cela reste un mirage tant que la question de la propriété de la terre et la souveraineté ne sont pas ouvertement et officiellement reconnues par le gouvernement israélien.

Aucun ne l'a jamais fait et, si je ne me trompe pas, aucun ne le fera dans le futur. Il faut se souvenir qu'Israël est aujourd'hui dans le monde le seul Etat qui n'a jamais eu des frontières internationalement déclarées ; le seul Etat qui n'est pas l'Etat de ses citoyens mais l'Etat de l'entièreté du peuple juif ; le seul Etat où plus de 90% du sol est confié à l'Etat en fidéicommis, au bénéfice exclusif de la totalité du peuple juif.

Le fait que Israël a systématiquement violé la loi internationale (voir article de Richard Falk dans The Nation,20 avril 2002) signale la profondeur et la complication structurelle du rejet absolu que les Palestiniens ont dû affronter.

C'est pourquoi je suis sceptique quant à des discussions et des réunions pour parler de la paix qui est une belle parole, mais qui signifie dans le contexte actuel uniquement qu'on ordonne aux Palestiniens d'arrêter de résister au contrôle israélien sur leur terre. C'est une des nombreuses déficiences de la direction lamentable d'Arafat (pour ne rien dire des dirigeants arabes en général, plus lamentables encore): jamais durant les dix ans dudit processus d'Oslo, il n'a centré les négociations sur la propriété de la terre, ce qui aurait contraint Israël à l'obligation de se déclarer disposé à céder des droits sur la terre palestinienne. Arafat n'a jamais demandé qu'on exige d'Israël d'assumer ses responsabilités pour les souffrances du peuple palestinien.

Aujourd'hui je crains qu'Arafat ne se contente à nouveau d'essayer de se sauver lui-même, une fois de plus, alors que ce dont nous avons  réellement besoin ce sont des observateurs internationaux pour nous protéger et des nouvelles élections pour donner un futur politique réel au peuple palestinien.

Israël: un Etat au-dessus des autres

La profonde question que Israël et son peuple doivent affronter est la suivante: sont-ils disposés à assumer les droits et les obligations d'un pays comme un  autre en renonçant à cette sorte d'affirmation coloniale impossible pour laquelle Sharon et ses soldats ont combattu depuis le premier jour ?

En 1948, les Palestiniens ont perdu 78% de la Palestine. En 1967, ils ont perdu les 22% restants. Aujourd'hui, la communauté internationale doit mettre Israël en face de l'obligation d'accepter le principe d'une partition réelle et non pas fictive et d'accepter le principe de limiter les prétentions extraterritoriales d'Israël, ces prétentions et lois absurdes basées sur la Bible qui lui ont permis jusqu'à présent d'avoir la préséance sur un autre peuple.

Pourquoi cette sorte de fondamentalisme est-elle tolérée ? Jusqu'à présent tout ce qu'on nous a donné à entendre, c'est que les Palestiniens doivent renoncer à la violence et condamner le terrorisme. Rien de substantiel n'est-il jamais exigé d'Israël et cet Etat peut-il continuer de faire ce qu'il a fait sans avoir à se préoccuper des conséquences ?

C'est cela la vraie question de son existence: Israël peut-il exister comme un Etat comme les autres ou doit-il toujours être au-dessus des contraintes et obligations des autres Etats ? Le passé n'incite pas à être rassuré. (Sous-titres de la rédaction de «à l'encontre»)

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