Palestine

Jénine: le crime

The Guardian, éditorial du 17 avril 2002

Le camp de réfugiés de Jénine ressemble au lieu d'un crime. Ses décombres de béton et de métal tordu évoquent cette autre horreur à NewYork, à l'autre bout du monde, en plus petit mais tout aussi repoussant dans ses détails, pas moins angoissant et tout autant l'oeuvre de la main de l'homme. Jénine pue comme un crime. Les sauveteurs et les journalistes qui réussissent à accéder à Jénine y sont accueillis par la puanteur de la chair en putréfaction, des cadavres laissés à pourrir ou ensevelis sans nom sous les bâtiments effondrés. Quel cruel manque de pitié dénie aux morts les honneurs qui leurs sont dûs ? Jénine évoque un crime. La vaisselle de fer blanc dans ce qui reste de l'évier d'une cuisine, les détritus d'une existence frugale de réfugiés, les carreaux bon marché d'une salle de bain, des matelas abandonnés, tout n'est plus que détritus sans propriétaires retournés sens dessus dessous par les balles et les obus, les bulldozers et les missiles. Aucune personne sensible ne peut voir cela, trier ces pièces à conviction d'existences et de foyers brisés, affronter les yeux secs des enfants, leurs esprits choqués et traumatisés au delà de ce que les mots peuvent exprimer, et ne pas ressentir l'exigence que des comptes soient rendus d'urgence. Jénine a déjà cette aura d'infamie qui s'attache à un crime spécialement fameux. L'histoire de Jénine, pour le moment racontée encore qu'à moitié, est destinée à vivre dans les souvenirs et les mythes, comme un cauchemar et une apocalypse héroïque qui acquiert sa place particulière et sa signification dans l'histoire de la lutte palestinienne. Comme le fait remarquer le leader pacifiste israélien Uri Avnery, Jénine pour les Palestiniens comme Massada pour les Juifs, pourrait être la matière des légendes dont on fait les rêves en nourrissant, en définissant (et peut-être en déformant) la conscience de l'Etat-nation palestinien qui est en train d'émerger.

Quand Ariel Sharon a ordonné à ses soldats d'entrer dans Jénine, son objectif n'était pas de contribuer à forger les mythes qui construisent une nation. D'un autre côté, on ne peut vraiment décrire la bataille du camp de réfugiés de Jénine, qui a tué ou blessé un nombre encore inconnu de personnes, comme une victoire de l'un ou l'autre camp, militaire ou morale. Les deux sont perdants et si les leaders de la dite «communauté internationale» avaient été plus courageux, ni Monsieur Sharon n'aurait pu organiser son invasion de la Cisjordanie ni Hamas n'aurait été autorisé à poursuivre ses attaques suicides. Et pourtant, si le talent de Monsieur Sharon pour la destruction gratuite s'est revélé une fois de plus profondément contre-productif, est-il réellement coupable également, comme l'affirment les Palestiniens, d'un crime particulier et odieux ? En clair: Que s'est-il réellement passé à Jénine ?

Le monde a besoin de savoir. C'est pour cela que Jénine doit être traitée comme le lieu d'un crime, faire l'objet d'une enquête sans délai, avant que les preuves disparaissent ou ne soient détruites. La commission des droits de l'homme des Nations Unies a ordonné une enquête dirigée par Mary Robinson. Israël et les Palestiniens doivent y collaborer pleinement et même s'ils ne peuvent pas se mettre d'accord sur un cessez-le-feu général, à Jénine du moins, la trève doit être maintenue. Le commissaire européen pour l'aide internationale dit que Israël a violé la convention de Genève de 1949 en empêchant l'acheminement de l'aide humanitaire à Jénine. Israël doit garantir que toutes les restrictions imposées aux organisations humanitaires et aux médias soient levées immédiatement. Tous ces aspects de son comportement à Jénine à l'égard des droits des civils, et d'autres comme le traitement des prisonniers et le sort fait aux cadavres, doivent également faire l'objet de l'enquête, comme d'ailleurs aussi les dénonciations par Israël de l'utilisation des civils comme boucliers humains par les tireurs palestiniens.

Le monde a besoin de savoir ce qui s'est réellement passé à Jénine, ne serait-ce que pour mieux être en mesure d'en empêcher la répétition. Tant les Israéliens que les Palestiniens ont besoin de le savoir aussi afin que plus de désinformation, plus de démentis, plus de mensonges et encore plus de fabrication tragique de mythes n'alimentent encore plus la haine et n'approfondissent encore plus le fossé. Surtout, ce sont les enfants de Jénine qui ont besoin de savoir. Le futur de ce pays, s'il en a encore un, repose en leurs mains. Les priver de la vérité serait un autre crime encore.

 

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