Palestine Colin Powell doit voir de lui-même ce qu'Israël a fait subir à Jénine Robert Fisk (14 avril 2002) Pourquoi est-ce que Colin Powell n'est pas allé à Jénine ? Qu'est-il arrivé à la boussole morale du monde, aux Etats-Unis, lorsque le plus fameux général d'Amérique, secrétaire d'Etat du plus puissant pays au monde, censé être engagé dans une mission désespérée pour mettre fin au bain de sang au Proche-Orient, néglige de comprendre ce qui se passe sous son nez ? La puanteur des corps en putréfaction enveloppe la ville palestinienne. L'armée israélienne empêche toujours la Croix rouge et les journalistes de constater les massacres de masse qui ont eu lieu dans cette cité. Les autorités israéliennes elles-mêmes reconnaissent que «des centaines» de personnes sont mortes, y compris des civils. Pourquoi, bon dieu, Powell ne peut-il pas faire ce qui serait convenable et demander une explication pour les événements extraordinaires et sinistres qui ont eu lieu à Jénine ? Au contraire, après avoir blagué avec Sharon à son arrivée à Jérusalem vendredi [12 avril], M. Powell joue le jeu, demandant à Yasser Arafat de condamner l'attentat sanglant de vendredi [12 avril] à Jérusalem (au total 6 morts et 65 blessés) ; il est par contre incapable de prononcer plus qu'un mot de «préoccupation» pour les morts, infiniment plus nombreux, de Jénine. M. Powell a-t-il peur des Israéliens ? A-t-il besoin de s'avilir de cette manière ? Pense-t-il que rencontrer Arafat, ou refuser de le faire, passe avant l'énorme tragédie humanitaire et le massacre qui accablent les Palestiniens ? Est-ce que le président Bush, dont la demande que Ariel Sharon retire ses troupes de Cisjordanie a été pareillement ignorée, est à ce point cynique qu'il permette à cette charade de se poursuivre ? Car c'est la fin de la partie, la preuve définitive que les Etats-Unis ne sont plus moralement dignes pour être un artisan de la paix au Proche Orient. Même pour quelqu'un qui a été témoin de tant de duplicité au Proche Orient, réfléchir aux événements des neuf derniers jours constitue un choc. Rappelons simplement «les faits», comme disent les Américains. Il y a presque deux semaines, le Conseil de sécurité des Nations Unies, avec la participation active et le soutien des Etats-Unis, demandait l'arrêt immédiat de la réoccupation israélienne de la Cisjordanie et de Gaza. Le président Bush insistait pour que M. Sharon suive l'avis des «amis américains d'Israël» et - puisque notre Blair était avec Bush à ce moment-là - des «amis britanniques d'Israël» et se retire. «Quand je dis retrait, je le dis sérieusement», claquait Bush, trois jours plus tard. Mais, évidemment, il désormais clair qu'il ne pensait sérieusement à rien de tout cela. Au lieu de cela, il a envoyé Powell dans une mission «urgente». Un voyage en Israël et en Cisjordanie qui a pris rien moins que 8 jours. Le temps nécessaire, Bush a probablement dû penser, pour permettre à son «vieil ami» Sharon de terminer sa dernière aventure sanglante en Cisjordanie. Ignorant soi-disant que le chef d'état-major israélien, Shoal Mofaz, avait annoncé à Sharon qu'il avait besoin d'au moins 8 semaines pour «finir le travail» et écraser les Palestiniens, Powell s'est ainsi promené le long de la Méditarranée, flânant au Maroc, en Espagne, en Egypte et en Jordanie, avant de faire finalement un brin de toilette en Israël vendredi matin [12 avril]. Si les pompiers de Washington prenaient autant de temps pour se rendre sur un incendie, il y a déjà longtemps que la capitale américaine serait réduite en cendres. Mais, bien entendu, le but de l'inaction de Powell était de donner assez de temps pour que Jénine soit réduite en cendre. Mission accomplie, je suppose. Alors que la soldatesque israélienne indisciplinée continuait hier [12 avril] de cacher au monde ses exploits, en empêchant la Croix Rouge, les organisations d'aide, les ambulances et les journalistes d'entrer dans les décombres de Jénine, M. Powell était assis tranquillement en Israël, appelant à «la plus grande retenue» de la part d'une armée qui n'avait pas encore terminé de remplir les fosses communes de Jénine. Qu'il doive présenter une visite à Yasser Arafat, le vieil homme grotesque et corrompu de Ramallah, comme le moment clé de sa «mission de paix» montre combien la moralité de M. Powell est biaisée. Les conseillers d'Arafat - ne faisons pas crédit de cela au «président-martyr» de l'Autorité palestinienne - ont astucieusement annoncé que c'est au tour de Colin Powell de condamner les morts de Jénine, puisqu'on pouvait s'attendre à ce que M. Arafat condamne le brutal attentat suicide qui a eu lieu à Jérusalem le vendredi [12 avril]. Et bien que M. Arafat ait prononcé les mots correspondant de contrition et de condamnation, cela n'a rien changé. Toute la semaine dernière, alors que les soldats de M. Sharon semaient une folie meurtrière à travers Jénine, le porte parole de la Maison blanche, Ari Fleischer jouait à Washington le rôle de l'homme qui fait le point pour Sharon. Lorsque l'armée israélienne a annoncé qu'elle s'est retirée de trois minuscules villages de Cisjordanie - des villages si petits que personne n'en avait entendu parler auparavant - M. Fleischer a annoncé que c'était «un pas dans la bonne direction». Puis, vendredi matin [12 avril], lorsque même l'observateur le plus crétin avait compris que quelque chose de terrible se passait à Jénine, M. Fleischer nous a expliqué que M. Sharon était «un homme de paix». On se demande combien de temps ces absurdités pourront se poursuivre. Bien sûr, les Palestiniens ou qui que ce soit qui dirigent la funèbre et cauchemardesque campagne d'attentats suicides - car cela ne peut certainement pas être un personnage aussi ridicule qu'Arafat - visent la jugulaire. Les brigades Al Aqsa, le Hamas ou le Jihad islamique ont clairement pour but de faire en sorte que l'opération brutale de Sharon échoue (la réoccupation israélienne devait, après tout, prévenir ces cruels crimes palestiniens) et que M. Powell apparaisse comme impuissant. Ils semblent certains d'atteindre les deux objectifs. L'autorité palestinienne a maintenant cessé d'exister, dans tous les domaines. C'était certainement un des objectifs de Sharon. Et la faiblesse de Powell, son manque de sang-froid, sa couardise risquent maintenant de déclencher une guerre israélo-palestinienne bien plus terrible que tout ce à quoi nous avons assisté jusqu'à maintenant. Arrêtons-nous un instant pour faire un bref détour par le chemin de la mémoire, en septembre 1982, alors que Ariel Sharon était en train «d'éradiquer les réseaux de la terreur» dans les camps de réfugiés de Sabra et Shatila, à Beyrouth. Avant d'envoyer les milices phalangistes, les alliées meurtrières d'Israël, dans les camps, Sharon annonça au monde entier que les Palestiniens avaient assassiné le leader phalangiste, Bashir Gemayel. C'était totalement faux, mais les phalangistes l'ont cru. Des preuves apparaissent maintenant du fait que, bien après que les Américains ont demandé à Israël de retirer leurs assassins des camps [de Sabra et Shatila], l'armée israélienne, alors commandée par le ministre de la défense Sharon, a livré plus de 1000 survivants à ces mêmes assassins, afin qu'ils soient tués dans les deux semaines qui suivirent. C'est avant tout pour cela que M. Sharon est si préoccupé par les tentatives actuellement en cours à Bruxelles de l'inculper pour crimes de guerre. M. Powell n'a-t-il pas jeté un coup d'œil dans les archives du Département d'Etat pour l'année 1982 ? N'a-t-il pas lu ce que Sharon disait à l'époque, les mêmes déclamations qu'aujourd'hui sur les «réseaux terroristes» et sur «l'éradication de la terreur» ? Un vocabulaire que M. Powell a désormais adopté avec enthousiasme. A-t-il oublié que la commission israélienne Kahan a tenu M. Sharon «personnellement responsable» pour le massacre de ces 1700 civils [tués à Sabra et Shatila] ? M. Powell pense-t-il vraiment que Jénine, bien qu'à une échelle plus petite, est vraiment différent de ce qui s'est passé alors ? Même si nous écartons toutes les accusations palestiniennes parlant de boucherie ayant frappé des civils, d'exécutions extrajudicaires et de destruction complète de milliers de maisons, que peut-il bien penser que les Israéliens cachent à Jénine ? Pourquoi ne va-t-il pas voir directement ? Oui, la campagne palestinienne d'attentats suicides est immorale, impardonnable, insupportable. Un jour, les Arabes, qui ne se regardent jamais dans le miroir lorsqu'on en vient à leurs propres crimes, devront reconnaître la cruauté pure de leurs tactiques. Ils ne l'ont pas fait pour l'instant. Mais est-ce étonnant, dans la mesure où les Israéliens n'ont jamais tenté de faire face au caractère immoral du fait de tuer à coups de fusil des enfants qui jettent des pierres, comme lors des premiers jours de l'Intifada, ou au mal de leurs escadrons de la mort, lancés à la chasse à l'assassinat des Palestiniens inscrits sur leurs listes, avec les femmes et enfants qui passaient par là à ce moment-là ? Dans les annales de la guerre, le conflit au Proche Orient a atteint un nouveau sommet. Mais l'histoire de l'engagement des Etats-Unis dans la région ne sera plus jamais la même. Grâce à Colin Powell, au président Bush et à Ariel Sharon, la crédibilité de l'Amérique a été anéantie. Il apparaît que c'est Israël qui dirige en réalité la politique US dans la région. Le secrétaire d'Etat chante sur la musique israélienne. Quand, mais quand donc les Européens prendront-ils leur courage à deux mains et deviendront-ils les artisans de la paix au Proche Orient ? Haut de page
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