Palestine

Il y a des jours ou je hais les soldats

par Nathalie Laillet, citoyenne de Bethléem en Palestine

Je suis rentrée à Deheishe le samedi 16 mars 2002. Ce serait trop long et trop déprimant, de vous raconter tout ce que j'ai vu depuis ce jour. Sachez seulement que j'ai du patienter 1h30 au checkpoint [barrage militaire israélien, ndlr] de Bethléem ce fameux 16 mars. Je n'avais pas le droit d'entrer. Finalement je suis passée, grâce à l'aide précieuse d'une amie journaliste. Le dimanche suivant, la sortie du jour, c'était la messe. Mes amis, chrétiens, venait de vivre une semaine de couvre feu. Ils ne vont jamais à la messe. Ce dimanche, ils en avaient envie. Histoire sans doute de se mettre en règle avec le Bon Dieu, au cas ou...

A la messe donc, l'église est pleine. Vers 12h30, on se retrouve tous sur le parvis, devant l'Eglise de la Nativité. On prend la voiture d'un copain et on file acheter du café (une semaine confinée à la maison, les stocks sont épuisés). Tous nos portables se mettent à sonner les uns après les autres. La nouvelle tombe:

- "Les tanks arrivent ! Tirez-vous et rentrez à la maison !"

- "Mais ce n'est pas possible ! Il y a deux minutes, on était place de la Nativité et tout était calme !"

- "Ils arrivent, ils arrivent ! Tirez-vous !"

Café acheté, on obéit, un peu incrédules. Tout était calme ce matin. Retour la maison. Télévision allumée sur la chaîne locale. C'est confirmé ! Les tanks sont dans le centre ville ! L'un d'eux parade... à  l'endroit même ou nous avions garé la voiture ! Du délire ! On était juste partis à la messe, nous... L'un de nos copains, le propriétaire de la voiture, est de Beit Sahour. Vu la situation, il décide de rentrer aussitôt chez lui, sans attendre que le café soit prêt. Une demie heure plus tard, il nous téléphone:

- "Les tanks étaient devant le Collège des Frères (école chrétienne de Bethléem) ! Je me suis retrouvé nez à nez avec eux ! Je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie ! Je ne sais pas encore comment je m'en  suis tiré !" Ça c'était dimanche. Puis il y a eu lundi, et les menaces de couvre feu. Puis mardi, et mes étudiants de Deheishe qui me sont tous tombés dans les bras, en pleurs. J'ai joué les "psy" et du mieux que j'ai pu, j'ai tenté de les consoler. Le fardeau est lourd sur mes épaules. Puis mercredi. Puis jeudi, et son cortège de mauvaises nouvelles en tout genre. Puis vendredi, et la route Ramallah Bethléem. Vers 4h30 j'ai passé le checkpoint de Qalandia. Il a changé ce checkpoint. On passe un par un. Quand arrive notre tour, on se retrouve dans la ligne de tirs de 3 fusils mitrailleurs. Si un soldat a la main un peu lourde, adieu tout le monde...

Je me revois encore, avec ce canon béant pointé sur moi. Seule. Mon passeport dans une main, mes bouquins de français dans l'autre. Et le soldat qui crie je ne sais quoi en hébreu. J'ai peur. Mes mouvements, comme ceux des autres d'ailleurs, évitent toute brusquerie. Mon manteau est ouvert, pour qu'ils voient que je n'ai ni armes ni bombes. Je passe enfin. Encore trois checkpoints jusqu'à Jérusalem. Et encore un autre entre Jérusalem et Bethléem. Me voilà chez moi. Week-end. On fait des provisions, riz, pâtes, lentilles, au cas ou... Puis dimanche à Jérusalem.   Et lundi après midi j'ai a nouveau fait la route Jérusalem Bethlehem. A nouveau ce checkpoint que je connais trop bien. Je passe sans problème. La vallée en contre bas sert de "laffé" (détour) pour les Palestiniens qui ne sont pas autorisés à aller à Jérusalem. Pour savoir l'ambiance, il est toujours utile  d'y jeter un œil. Et encore une fois, je vois. Une Jeep, des soldats devant, un à côté, fusil braqué. Braqué vers quoi ? Devant la Jeep, qui lui tournent le dos, une dizaine d'hommes, debout, jambes écartées, têtes baissées. Humiliation. Encore une fois. Encore. Jusqu'à quand ?

Je sens mon sang bouillir et je vous assure que je n'ai aucun respect pour les soldats qui se rendent      coupables de tels actes.

"Ils ont des ordres" allez-vous me dire. Maurice Papon aussi avait des ordres. On lui a justement reproché d'y avoir obéi.

Je prends un taxi collectif jusqu'à chez moi. Dans le taxi, j'apprends qu'un village près de Al Khader est soumis au couvre- feu.

- "Qu'est ce qui s'est passé ?" Interrogent les gens dans la voiture.

- "On ne sait pas."

- "Et moi alors, comment je fais pour rentrer chez moi ? J'habite là-bas !" Demande une dame entre deux âges. "Tout était calme ce matin !"

Comment a-t-elle fait pour rentrer chez elle ? Je n'en ai aucune idée. J'ai de la chance. Il n'y a pas de couvre feu là ou j'habite. Aujourd'hui mardi, je suis à nouveau venue à Jérusalem, pour y toucher mon chèque. Encore le check... Je passe sans problème et c'est nouveau. Il y a beaucoup d'étrangers cette semaine ici et je pense que les soldats ont reçu des ordres pour ne pas nous "emmerder". Le soldat jette un œil sur mon passeport et m'invite, poliment, à passer devant lui. J'avais oublié, ces derniers mois, qu'un soldat pouvait être poli. Mais ce même soldat si poli tient en joue un homme qui lui n'a pas la chance d'avoir un passeport étranger. Cet homme a entre 25 et 30 ans, la peau mate, les cheveux noirs, les yeux clairs. Jambes écartées, mains posées sur le mur, à hauteur de la tête. Je croise son regard une demi-seconde. J'y lis la même détresse que dans le regard de mon étudiant Mohammad qui me racontait ce que lui avaient fait les soldats quand ils sont rentrés à Deheishe. Il détourne la tête. Le soldat qui le tient en joue lui gueule quelque chose en hébreu. Il baisse la tête. Il y a des jours ou je hais les soldats

 

 

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