Nouvelles voies pour la résistance

Edward Saïd

31 janvier 2002 - Il incombe à la victime de montrer de nouvelles voies de résistance.

L'histoire est sans pitié. En elle, aucune loi ne bannit la souffrance et la cruauté, aucun effet d'équilibre naturel [justice immanente] ne redonne à un peuple auquel on a beaucoup porté atteinte la place à laquelle il a droit, dans le monde. Les conceptions cycliques de l'histoire m'ont toujours semblé déficientes pour cette même raison: on dirait qu'elles considèrent que le serrage de vis maintenant signifie que le mal enduré actuellement pourrait se transmuer en bien ultérieurement.

Absurde. Serrer la vis aux gens qui souffrent signifie simplement qu'ils continueront à souffrir, ce qui ne représente en aucun cas une promesse de salut. Toutefois, la chose la plus frustrante qui soit, en matière de science historique, c'est que beaucoup de choses, dans cette discipline, échappent à la fois au langage, à l'attention et à la mémoire. Les historiens ont eu recours aux métaphores et aux figures poétiques afin de remplir les vides, c'est pourquoi le premier grand historien, Hérodote, était connu également sous le nom de Père des Mensonges. Il y a tellement de ses écrits qui embellissent - et aussi, dans une large mesure, dissimulent - la vérité que son art d'immense écrivain doit plus à son imagination qu'à la profusion des faits qu'il a exposés.

Etats-Unis: la vérité totale

Vivre aux Etats-Unis, actuellement, est une terrible expérience. Tandis que les principaux médias et le gouvernement se font écho entre eux au sujet du Moyen-Orient, on ne peut trouver des opinions alternatives que grâce à Internet, au téléphone, aux canaux satellites et à la presse locale arabe et juive. Néanmoins, toute information immédiatement accessible à l'Américain moyen étant noyé dans un maelström d'images et de reportages médiatiques pratiquement entièrement expurgés de toute information de politique étrangère qui ne refléterait pas la ligne patriotique fixée par le gouvernement, le pays produit de lui-même une image stupéfiante. L'Amérique pourchasse les démons terroristes.

L'Amérique est généreuse ; quiconque n'est pas d'accord avec sa politique est mauvais et anti-américain. La résistance contre l'Amérique, sa politique, ses armes et ses idées ? Rien moins que du terrorisme ! Ce que je trouve tout aussi stupéfiant est de voir les analystes de la politique étrangère américaine les plus influents et, à leur manière, les plus sophistiqués, persister à affirmer qu'ils ne comprennent pas pour quelle raison le monde entier (et en particulier les Arabes et les musulmans) s'entêtent à ne pas faire leur le message de l'Amérique, et pourquoi le reste du monde, y compris l'Europe, l'Asie, l'Afrique et l'Amérique latine, persiste à critiquer la politique américaine en Afghanistan, ainsi que la dénonciation unilatérale, par les Etats-Unis, de six traités internationaux, leur soutien total, inconditionnel à Israël, leur traitement extraordinairement rétrograde des prisonniers de guerre. La différence entre les réalités telles que les perçoivent les Américains, d'une part, et le reste du monde, d'autre part, est si énorme et si irrémédiable qu'elle défie la description.

Les mots, à eux seuls, sont incapables d'expliquer pourquoi un Secrétaire d'Etat, que l'on supposerait disposer de toutes les informations possibles sur un claquement de doigts, est capable d'accuser, sans rire, le dirigeant palestinien Yasser Arafat de ne pas sévir assez énergiquement contre le terrorisme et d'avoir acheté cinquante tonnes d'armes afin de défendre son peuple... Ce, alors qu'au même moment, on fournit à Israël tout ce qu'il y a plus de mortellement sophistiqué dans l'arsenal américain sans qu'il ait à dépenser le moindre dollar. (Il faut dire, au passage, que la gestion de l'incident du Karine A - le bateau d'armes - par l'OLP a démontré une incompétence et une lourdeur qui ont dépassé, et de loin, son déjà pitoyable palmarès). Et pendant ce temps-là, Israël s'emploie à ce qu'Arafat soit enfermé dans son Q. G. de Ramallah ; son peuple, totalement captif ; ses dirigeants, assassinés ; des innocents, affamés ; les malades, mourants ; la vie, totalement paralysée. Et malgré tout ça, ce sont les Palestiniens que l'on continue à accuser de terrorisme !

L'occupation terrorisante

L'idée - et surtout la réalité - de trente-cinq années d'occupation militaire a tout simplement échappé tant aux médias qu'au gouvernement américain. Ne soyez donc pas surpris si, demain, Arafat et son peuple sont accusés d'assiéger Israël, tandis que celui-ci continuera à assiéger leurs citoyens et leurs localités. Non: ce que vous voyez là, ce ne sont pas des avions israéliens en train de bombarder Tulkarem et Jénine. Non: ce sont des terroristes palestiniens... il a dû leur pousser des ailes... Et ces villes, que l'on bombarde ? Mais oui, c'est bien ce que je redoutais: ce sont des villes israéliennes...

Quant à Israël, dans les médias américains, ses porte-parole sont tellement entraînés à mentir, à créer des fausses nouvelles à la manière dont le charcutier fabrique ses chapelets de saucisses, que rien, absolument rien, ne leur fait peur. Hier, j'ai entendu un officiel du ministère israélien de la Défense (rien que cet intitulé me reste en travers de la gorge), qui répondait aux questions d'un journaliste américain au sujet de destructions de maisons à Rafah: ces maisons étaient vides, expliquait-il sans se démonter ; des terroristes en avaient fait des repères pour aller assassiner des citoyens israéliens ; nous devons défendre les citoyens israéliens contre le terrorisme palestinien. Le journaliste ne fit pas la moindre allusion à l'occupation, ni au fait que les "citoyens" en question étaient des colons. Quant aux centaines de malheureux Palestiniens sans toit dont les images apparurent fugitivement dans les médias américains après que les bulldozers (made in USA) aient accompli leur œuvre, ils étaient déjà loin: complètement sortis de la mémoire et de la conscience.

Le silence des gouvernements arabes

Quant à la non-réponse arabe, elle dépasse en ignominie et en disgrâce les records abyssaux déjà battus par nos gouvernements au cours des cinquante dernières années. Un tel silence obstiné, une telle servilité et une telle balourdise de leur part, devant les Etats-Unis et Israël, sont aussi stupéfiants et inacceptables, à leur manière, que ce dont Sharon et Bush sont capables. Les dirigeants arabes ont-ils une telle peur d'offenser les Etats-Unis qu'ils en viennent à accepter non seulement l'humiliation des Palestiniens mais aussi la leur propre ? Et pour quel objectif, en fin de compte ? Tout simplement pour qu'on les laisse poursuivre leur corruption, leur médiocrité, leur oppression. Quel vil marché ils ont conclu entre la continuation de leurs intérêts étriqués et la bienveillance américaine ! Il n'est pas étonnant, dès lors, qu'il n'y ait pratiquement pas un seul Arabe vivant aujourd'hui pour qui le mot "régime" signifie autre chose qu'irritation incrédule, amertume à l'état pur et (mis à part le petit cercle des conseillers et des adulateurs) aliénation haineuse. Au moins, avec la récente conférence de presse de hauts dirigeants saoudiens critiquant la politique américaine vis-à-vis d'Israël, nous avons assisté à une rupture bienvenue du silence. Hélas, le désarroi et la confusion autour du prochain sommet arabe continuent à alimenter notre placard déjà pourtant bien rempli d'incidents mal gérés qui étalent aux yeux de tous une désunion et un sens du vaudeville dont on pourrait avantageusement se passer.

Je pense que l'adjectif "retors" est celui qui s'applique le mieux au traitement que l'on inflige à la vérité des souffrances imposées par Sharon aux populations de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Le fait que cela ne puisse être décrit ou raconté de façon satisfaisante, le fait que les Arabes ne disent et ne fassent rien afin de soutenir la lutte, le fait que les Etats Unis soient si terriblement hostiles, que les Européens soient tellement inutiles (mise à part leur récente déclaration, qui ne comportait aucun protocole pour sa mise en application): tout cela a conduit beaucoup d'entre nous au désespoir, je le sais, et à une sorte de frustration résignée qui est l'un des résultats escomptés par les officiels israéliens et leurs homologues américains. Réduire les gens à un renoncement tel qu'il se mue en indifférence, rendre la vie misérable au point qu'il semble n'y avoir d'autre réponse que renoncer à la vie elle-même: tout cela constitue l'état de désespérance que Sharon recherche manifestement. C'est ce pourquoi il a été élu et c'est ce qui, si sa politique échoue, va lui faire perdre le pouvoir. Après quoi Benjamin Netanyahu sera appelé à le remplacer afin de parachever la même tâche horrifiante et inhumaine (mais néanmoins, en fin de compte, suicidaire).

Passer à une résistance créative

Face à une situation de cette nature, la passivité et la haine désespérée - et même une sorte de fatalisme amer - sont, je le pense sincèrement, des réponses intellectuelles et politiques inadaptées. Les contre-exemples en sont encore nombreux.

Les Palestiniens n'ont ni été intimidés ni réduits à résipiscence et ils ont fait, en cela, la démonstration d'une indéfectible volonté et d'une grande lucidité. De ce point de vue, toutes les mesures de punition collective d'Israël et l'humiliation permanente qu'il veut infliger aux Palestiniens ont fait la démonstration de leur inefficacité ; comme l'a dit un de ses généraux, vouloir arrêter la résistance en assiégeant les Palestiniens revient à vouloir boire la mer avec une petite cuillère. C'est tout simplement impossible. Mais ayant noté cela, je pense néanmoins fermement que nous devons dépasser la résistance obstinée pour passer à une résistance créative, dépasser les vieilles méthodes éculées qui permettent de défier les Israéliens, certes, mais pas de faire avancer suffisamment les intérêts palestiniens lorsqu'on le fait. Prenez par exemple le processus de prise de décision. C'est parfait, pour Arafat, de jouer les captifs à Ramallah et de répéter inlassablement qu'il veut négocier: cela ne constitue pas un programme politique, pas plus que le caractère personnel de ce programme ne saurait suffire à mobiliser son peuple et ses alliés. Il est certes satisfaisant de relever la déclaration de soutien à l'Autorité palestinienne de l'Union européenne, mais il est autrement plus important de parler des réservistes israéliens qui refusent de servir en Cisjordanie et à Gaza. Tant que nous ne chercherons pas à repérer la résistance israélienne à l'oppression israélienne et à établir une collaboration avec elle, nous resterons bloqués à la case "départ".

Il est une certitude: chaque tour de vis aggravant la cruauté des châtiments collectifs crée dialectiquement un nouvel espace pour de nouvelles formes de résistance, dont les attentats-suicides ne font en aucun cas pas plus partie que n'est nouveau le style personnel d'Arafat en matière de défi (qui nous remémore par trop ce qu'il disait, il y a vingt ou trente ans, à Amman, à Beyrouth et à Tunis). Ce n'est pas nouveau, et ce n'est pas à la hauteur de ce que font actuellement les opposants à l'occupation militaire israélienne tant en Palestine qu'en Israël. Pourquoi ne pas consacrer un effort tout particulier à l'identification des groupes et associations israéliens qui se sont opposés à la destruction de maisons, à la discrimination, aux assassinats ciblés ou à toutes les formes sans foi ni loi de démonstration de la brutalité israélienne ? L'occupation ne sera en aucun cas vaincue tant que les efforts des Palestiniens et des Israéliens ne convergeront pas afin de mettre un terme à cette occupation, en recourant à des moyens spécifiques et concrets. Ceci signifie, dès lors, que les groupes palestiniens (avec la supervision de l'Autorité palestinienne ou sans elle) doivent prendre des initiatives qui sollicitent et impliquent la résistance israélienne, et également la résistance européenne, arabe et américaine.

En d'autres termes, avec l'écroulement du processus d'Oslo, la société civile palestinienne a été libérée de cet ersatz frelaté de processus de paix, et cette nouvelle reprise en main d'une forme de pouvoir signifie qu'il est possible d'aller chercher des interlocuteurs au-delà des interlocuteurs aussi traditionnels que le désormais totalement discrédité Parti travailliste israélien et ses obligés, en s'adressant à des tendances plus courageuses, innovantes et sincèrement hostiles à l'occupation.

Si l'Autorité palestinienne veut s'entêter à exhorter Israël à revenir à la table des négociations, libre à elle, bien entendu, pour peu qu'il y ait des Israéliens prêts à aller s'asseoir à cette fameuse table en face d'elle. Mais cela ne saurait vouloir dire que les ONG palestiniennes doivent répéter le même refrain, ou qu'elles doivent continuer à se préoccuper de normalisation, puisqu'il ne s'agissait en fait que de se normaliser vis-à-vis de l'Etat israélien, et non pas vis-à-vis des courants et les groupes progressistes de la société civile israélienne qui soutiennent une réelle autodétermination palestinienne et la fin de l'occupation, des colonies et des punitions collectives.

Certes, la vis tourne, mais cela ne signifie pas uniquement: répression accrue. Cela révèle aussi de nouvelles opportunités pour l'ingéniosité et la créativité des Palestiniens. Il y a d'ores et déjà des signes considérables de progrès accomplis dans la société civile palestinienne: y apporter plus d'importance s'impose, tout particulièrement au moment où les fissures de la société israélienne laissent entrevoir une populace apeurée, recluse et horriblement inquiète, qui a le plus grand besoin de se réveiller. Il incombe toujours à la victime, et non pas à qui l'opprime, d'indiquer les nouvelles voies de la résistance, et tout indique que la société civile palestinienne commence à prendre l'initiative. Voilà qui est d'excellent augure en cette période de découragement et de régression instinctive. (Titre et sous-tires de la rédaction)

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