Palestine

«Ils sont en train de nous tuer à petit feu.»

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Le lundi 22 mars 2004, sous la supervision directe d'Ariel Sharon, les forces armées israéliennes ont assassiné cheikh Ahmad Yassine, un des fondateurs du Mouvement de la résistance islamique, le Hamas. Le Hamas s'est fait connaître, en tant que tel, dès 1987.

La pratique «d'assassinats ciblés» n'est pas nouvelle pour les dirigeants israéliens. Ainsi, le futur Prix Nobel de la Paix, Itzhak Rabin, avait dirigé – en tant que ministre de la défense du gouvernement Shamir – l'assassinat d'Abou Jihad, en avril 1988 à Tunis. Pour rappel, la première Intifada avait commencé en décembre 1987. Abou Jihad était le responsable de la branche militaire du Fatah et numéro deux du Fatah, derrière Arafat.

En 1996, lorsque Shimon Pérès était aux affaires, des responsables du Hamas furent aussi «liquidés» par les services israéliens.

Aujourd'hui, l'assassinat de Ahmad Yassine – qui avait été condamné à la prison à vie en 1991 et qui fut libéré en 1997 à l'occasion de l'échec d'une opération de «liquidation» du Mossad israélien en Jordanie visant un dirigeant du Hamas, Khaled Mechaal – doit être replacé dans le contexte d'une pratique de suffocation extrême du peuple palestinien par l'Etat sioniste, avec l'aval de Washington.

L'entretien que nous publions ci-dessous a été réalisé par des journalistes de l'hebdomadaire égyptien Al-Ahram.

Nadia Khamis est médecin au service des urgences à l'hôpital Al-Chifa à Gaza. Elle était parmi ceux et celles qui ont accueilli les victimes de l'attentat qui a coûté la vie à Ahmad Yassine. réd.

 Al-Ahram: Pourriez-vous décrire ce qui s'est passé le jour de l'assassinat du cheikh Ahmad Yassine ?

Nadia Khamis: Nous savions qu'il y aura un raid israélien à cause du grand nombre d'avions qui volaient au-dessus de nos têtes. Ce jour-là, après la prière à l'aube, j'ai entendu l'explosion de trois missiles, puis deux minutes après il y a eu un bruit de feu, au point que nous avons tous pensé que les Israéliens étaient en train de réoccuper Gaza.

C'est à ce moment-là que la télévision a annoncé que le cheikh Ahmad Yassine a été attaqué. Moi, comme d'ailleurs tout le monde à Gaza, je suis descendue dans la rue et j'ai couru à l'hôpital Al-Chifa. En arrivant, j'ai vu les victimes. Du cheikh Ahmad Yassine il ne restait plus grand-chose, son corps était complètement déchiqueté. Il n'était même plus reconnaissable. Et on peut dire la même chose pour les martyrs qui ont perdu la vie avec lui. Pour leur enterrement, on a dû ramasser des lambeaux de corps. Pour les fils du cheikh Yassine, Abdel-Ghani et Abdel-Hamid, ils ont été immédiatement admis aux soins intensifs. L'état du premier s'est heureusement amélioré, mais le deuxième se trouve toujours aux soins intensifs, il souffre de fractures dans tout le corps.

L'enterrement était quelque chose d'indescriptible. Il y avait des centaines de milliers de personnes. Des hommes, des femmes et des enfants formaient une véritable masse humaine qui pleurait ces pertes. Mais ce qui était ignoble, c'est que les Israéliens ne nous ont pas épargnés pendant notre douleur. Leurs appareils survolaient Gaza, même durant les funérailles.

Qu'en est-il des autres blessés du raid israélien ?

Pour les survivants, les blessures étaient extrêmement graves. On peut dire que même en cas de survie, ils resteront handicapés d'une manière ou d'une autre. On n'a pas ici les moyens de les traiter correctement. Et le pire, c'est qu'on ne peut pas les transférer à l'étranger pour être traités. Israël ne laisse pas sortir les malades, «pour des raisons de sécurité».

Quelle est la situation médicale à l'intérieur des territoires palestiniens ? Comment faites-vous pour traiter les blessés des offensives israéliennes ? Dans quelles conditions travaillez-vous ?

On travaille dans des conditions très précaires. On n'a pas les moyens de travailler comme il le faudrait. Il est tout d'abord difficile de trouver ce dont on a besoin en termes d'équipement et de médicaments. Et même quand on dispose de quelques moyens, ils sont toujours en deçà des besoins des gens ici. Lorsque par exemple un malade a besoin d'un traitement plus sophistiqué, il ne sait pas où aller. Ceci parce que les Israéliens nous empêchent l'accès aux moyens, soient-ils élémentaires ou rudimentaires, en terme de traitement médical.

Quelles sont les blessures les plus communes que vous traitez quotidiennement ?

Nous recevons quotidiennement des blessés de tous les coins de Gaza, comme Khan Younès et Rafah. Des enfants, des femmes ou des vieillards, d'habitude victimes des missiles qui ont détruit leurs maisons alors qu'ils se trouvaient chez eux. Pour cette raison, on reçoit des gens blessés à la tête, d'autres ont les yeux crevés, les jambes ou les bras arrachés. Dans d'autres cas, des personnes sont atteintes à la colonne vertébrale, ce qui cause inévitablement des paralysies. Il est rare de voir les victimes des agressions israéliennes sortir d'ici complètement guéries. Malheureusement, la plupart d'entre elles meurent ou sortent avec un handicap à vie.

Pourriez-vous nous donner une estimation du nombre des blessés traités quotidiennement ?

Il est très difficile de savoir. Cependant, on reçoit chaque jour des blessés et aussi des gens qui ont perdu la vue à la suite d'une attaque israélienne.

Quel est le traitement que les forces d'occupation accordent aux ambulances et au personnel médical ?

Lorsqu'il y a une attaque, par exemple, il est très dangereux pour les ambulances de s'approcher des lieux où il y a des blessés. Ceci parce que les forces d'occupation ne font pas de distinction et peuvent s'attaquer sans scrupule au personnel de secours, comme les ambulanciers, les infirmiers ou les médecins. Un grand nombre d'entre ceux-ci ont été tués pendant qu'ils exerçaient leur métier. Pour les Israéliens, ceci n'a pas d'importance. Ils n'ont aucun respect pour les médecins ou les infirmiers. Même pas pour les enfants ou les vieillards.

Comment pouvez-vous décrire la situation des hôpitaux ?

Nous faisons tout ce qui est dans notre possible pour essayer d'améliorer la situation sur le plan technique. Je veux dire par là que nous essayons d'accompagner les évolutions dans le monde en matière de traitement médical. Nous entretenons des relations amicales avec des collègues et professionnels dans les pays les plus avancés. Nous participons régulièrement à des séminaires où l'on discute des techniques les plus avancées des soins médicaux. Donc, sur le plan humain et professionnel, nous essayons de faire correctement notre travail. Même si cela est très difficile vu les conditions. On nous empêche même l'accès aux médicaments qui nous sont destinés. Par exemple, lorsqu'on nous adresse des convois de médicaments, les soldats israéliens ne se gênent pas d'ouvrir du matériel stérilisé avec le seul objectif de tout abîmer. Ils gardent ces produits au soleil pendant des jours et des nuits avec le seul objectif de les rendre inutilisables. Ils sont en train de nous tuer à petit feu.

Comment le siège et le blocus israéliens affectent le quotidien du travail médical ?

Notre travail est bien sûr affecté par le siège. Le traitement est inévitablement défectueux. Les équipements médicaux ont besoin de maintenance en permanence. On a besoin des antibiotiques qui nous font défaut. Les gens ici sont tellement pauvres qu'ils ont à peine de quoi manger sans plus.

Est-ce qu'il y a des organisations qui vous accordent une assistance quelconque ?

Les dons sont accordés par des pays séparément. Des pays arabes comme l'Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, le Koweït ainsi que des pays étrangers nous accordent une certaine assistance, mais celle-ci ne suffit pas à combler nos demandes qui sont trop importantes. Parfois on a besoin d'équipements qui coûtent très cher.

Comment le siège et l'occupation d'Israël affectent l'état de santé des Palestiniens ?

Lorsqu'il y a une invasion dans une zone déterminée, tous les points de passage sont fermés. Pour cette raison, les blessés ne peuvent être transférés à l'hôpital pour être soignés. Ce qui arrive très souvent, c'est que la victime peut saigner jusqu'à la mort. Par exemple, lorsque l'armée israélienne a envahi le camp de réfugiés de Jebalia dans la bande de Gaza, les secouristes n'ont pas pu y avoir accès à cause des mesures du bouclage. Pour cette raison, beaucoup de blessés ont saigné jusqu'à la mort sans qu'on ne puisse faire quoi que ce soit pour les soigner.

Même leurs proches ne pouvaient se risquer à les déplacer, car s'ils osent aller près des barrières israéliennes de sécurité, ils sont, eux aussi, tués. A ces occasions, on a parfois des femmes enceintes qui doivent accoucher, mais qui ne peuvent pas être transférées à l'hôpital. Nombreux sont ceux qui ont aussi des crises cardiaques en raison de la violence israélienne et des tensions sur le terrain. Ces gens aussi peuvent mourir parce qu'on ne peut pas les transporter vers les hôpitaux. Très souvent lors des attaques, les personnes âgées sont atteintes d'hémorragies cérébrales en conséquence des pressions subies. Ces gens non plus ne peuvent pas être transportés à temps.

En plus, si on parle d'une manière plus générale, le siège a affecté tout le monde dans la mesure où les gens ont de moins en moins de travail. Le chômage atteint des proportions effrayantes. Beaucoup de gens n'arrivent même pas à donner à manger aux leurs . Même les gens des classes les plus élevées, ceux qui ont fait des études et ont des diplômes universitaires, des ingénieurs, des professeurs, n'ont pas de travail. Et c'est bien ça la politique des Israéliens, ils veulent nous anéantir, et frapper notre moral.

* Publié dans Al-Ahram Hebdo, mercredi 31 mars 2004

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