Palestine


Témoignage: Check-point de Bethléem

Nathalie Laillet, citoyenne de Bethléem en Palestine

Bethléem, le jeudi 13 décembre 2001 - Récit des derniers jours: Mercredi (hier, donc) j'avais quelques rendez-vous professionnels à Dheisheh. Et pas de cours l'après-midi. Ça tombe bien, j'ai quelques courses à faire:
cadeau pour l'anniversaire d'un copain, et menues bricoles à acheter, car je dois partir pour Gaza puis l'Égypte dès le lendemain (jeudi, donc). C'est bientôt l'Aid (fête musulmane), les rues de la vieille ville de Jérusalem sont bondées. Chacun achète les cadeaux qu'il offrira aux autres.
Dans tout ce monde, je retrouve cependant mes amis. J'en vois un, puis une. On fait nos achats, et je décide de rentrer sur Bethléem: je n'aime pas beaucoup rentrer une fois la nuit tombée, on ne sait jamais... Et puis je me sens de plus en plus mal à l'aise au check-point de Bethléem. Faut dire que, tout doucement ("swayy, swayy" comme on dit ici) il prend des allures de forteresse. Il n'y a plus qu'une voie pour les voitures; quant aux piétons, ils doivent passer sur le côté, dans la terre. On ne peut s'y croiser de face, l'endroit est trop étroit. Hommes et femmes passent au même endroit, en se frôlant, ce qui est très mal vu ici.
Ils sont en train de construire des trottoirs, et surtout, des bâtiments, qu'ils entourent de murs de béton. Tout autour de ce mur, une sorte de chemin de ronde, où se postent, régulièrement, les soldats de Tsahal, armés jusqu'aux dents. De ce chemin de ronde, ils contrôlent les entrées de la ville et voient donc les jeunes Palestiniens qui n'ont pas la chance de posséder une carte de résident de Jérusalem et qui, de ce fait, sont immanquablement refoulés au check-point. Pourtant, ces jeunes gens travaillent en Israël (illégalement, bien sûr).
Et depuis quelque temps, le check de Bethléem est devenu très fréquenté par... les colons! Depuis Gilo, ils se rendent tranquillement en famille au Tombeau de Rachel. Eux aussi sont à pied (alors qu'ils peuvent parfaitement passer en voiture), mais eux, ils passent sur la route sans montrer leurs papiers (La route est à deux fois deux voies. Les piétons palestiniens occupant un bas-côté, et les voitures palestiniennes une seule voie, ils ont de la place pour passer!).
Bien sûr, un colon ne se déplace jamais sans son M16... Du coup, depuis quelques jours, je me "cogne" régulièrement à des familles venues au Tombeau de Rachel... Et devinez qui doit laisser passer l'autre...
Bref donc, il est presque l'heure de la rupture du jeune en ce mercredi et je rentre chez moi. Beaucoup de Palestiniens en font autant. On fait la queue.
- "Wahad, wahad !" ("Un par un !"), nous crie-t-on avec un fort accent hébreu.
- "Reculez !"
On recule... Il y a là quatre ou cinq soldats chargés de vérifier nos papiers. Tout d'un coup, un mouvement de foule. On doit faire de la place (c'est possible?). Un soldat arrive. Devant lui, un jeune Palestinien. Le soldat le tient par la manche. Le canon du M16 est pointé dans le cou du jeune homme. Ce dernier a une vingtaine d'années, il porte des vêtements de travail encore tout tâchés de peinture. Sur son visage, la peur et la haine. Les yeux baissés. Il ne veut pas croiser nos regards. Le soldat hurle sur lui. Il ne répond pas. Les Palestiniens regardent la scène. En signe de désapprobation, les langues claquent sur les palais. Mais que faire.
Tout d'un coup, le soldat décide de faire demi-tour, avec son prisonnier bien sûr. Il l'emmène un peu plus loin. Je regarde. Il lui dit de poser la main sur une barre de fer. Le Palestinien va sans doute passer des heures à attendre.
Ce n'est pas la première fois que j'assiste à ce genre de scène, je connais la suite. Je détourne le regard et m'apprête à présenter mon passeport au soldat.
Tout d'un coup, un bruit sourd. Quelque chose que l'on cogne. Je ne réagis pas. Après tout, les bruits bizarres, on commence à avoir l'habitude. Ce n'est qu'au deuxième bruit sourd que je réagis: ils sont en train de tabasser le type!
J'abandonne ma place dans la queue et je me dépêche d'aller voir. Le soldat cogne la tête du Palestinien contre la barre de fer sur laquelle il doit poser la main.
Je suis stupéfaite. Estomaquée. Pas un son ne sort de ma bouche. Rien.
Le soldat attrape le type et le force à se retourner: il lui envoie un coup de pied dans les testicules. Il s'apprête à recommencer et il m'aperçoit. Il s'arrête. À nouveau, le Palestinien doit se retourner, les jambes bien droites. Le soldat lui envoie un coup de pied dans la pliure du genou et un suivant dans les fesses, pour lui apprendre à se tenir droit sous les coups, sans doute ! Je vous rappelle que les glorieux soldats de Tsahal ne portent pas de charentaises...
Je tremble de tous mes membres. Je n'arrive pas à parler. J'ai les larmes aux yeux. Je regarde le soldat. Je regarde son prisonnier. Sur la barre de fer, sa main tremble. Ses lèvres aussi. Pas un son n'est sorti de sa bouche sous les coups. Pas un cri.
Tout mon corps tremble; mon c'ur bat la chamade. Je tremble de rage, d'impuissance. Depuis plus d'un an que dure cette sale guerre, c'est la première fois que ça m'arrive. Pourtant, j'en ai vu des choses pas belles. Mais un type se faire tabasser ainsi...
Le soldat, gêné sans doute par ma présence muette, emmène son prisonnier ailleurs. Je retourne faire la queue.
Derrière moi, le père d'une des gamines qui étudie le français dans le camp. Il me fait signe. Le soldat revient avec son prisonnier (toujours tenu par la manche). Trois soldats se groupent autour de lui. Je passe le check et attends le papa. Dès qu'il arrive, je l'interroge:
- Pourquoi ils lui ont fait ça ?
- Parce qu'il n'avait pas d'autorisation pour aller à Jérusalem. Pourtant, il doit y aller. Pour travailler.-
Et toi, tu étais à Jérusalem ? Tu avais une autorisation ?
Il a un petit sourire triste:
- Depuis 1993, je ne suis jamais retourné à Jérusalem. La ville m'est désormais interdite. Aujourd'hui, je suis venu ici pour donner un papier à un de mes amis. Chacun de son côté du check.
Il me dépose chez moi. Je mange un morceau. Et je repars, direction le camp de Dheisheh où je dois rencontrer un de mes élèves: son frère habite en Égypte, et il m'a demandé de lui passer quelques cadeaux. Mais la salle internet est fermée. J'attends à la porte, dehors. Avec moi, un jeune Sud-africain (qui sait donc ce que le mot Apartheid veut dire...). Un gosse arrive. On discute.
- Tu as quel âge ?
- Neuf ans, et je m'appelle Mo'ed. Aujourd'hui maman m'a acheté des vêtements neufs pour l'Aid
.- Qu'est ce que tu vas faire pour l'Aid ?
- Rien. À cause de ça.
Et il me montre une affiche géante sur le mur du bâtiment de l'association. Les photos des huit "martyrs" du camp. Mo'ed continue:
- Tu comprends, on ne peut pas faire la fête avec ça.
- Tu les connaissais ?
- Oui, bien sûr ! Tous ! Surtout Kifah. Tu sais, il était dans l'équipe de Dheisheh !
- Oui, je sais.
Un jeune homme, Brahim, se joint à la conversation:
- Pas d'Aid cette année, ni de Noël, ni de Nouvel An. Tu étais là avant l'Intifada, il y a deux ans ?
- Non.
- Il y a deux ans, Rachid Taha est venu ici. On a dansé et chanté toute la nuit. Bijannin ! (Génia !). Mais maintenant...
Mo'ed reprend:
- Et aussi l'année dernière, juste avant l'Intifada, il y a le Pape qui est venu !
- Et tu l'as vu, le pape ?
- Oui ! Dans sa voiture qui évite les balles !
- Et il est comment, le Pape ?
- Blanc et vieux ! Et sa main elle est comme celle d'Arafat!
- C'est bien, la vie à Dheisheh ?
- Oui, ça va. Mes amis sont là.
- Et quand il y a des tirs, tu as peur ?
- Non ! J'ai pas peur, moi ! Tu as peur, toi ?
- Oui.
- C'est parce que tu es étrangère. Tous les étrangers ont peur. Pas les Palestiniens.
Et la conversation s'est poursuivie longtemps encore. Mo'ed est venu dans la salle informatique près de moi. Il a joué. Dans son jeu, il fallait tuer le plus de soldats possible...
Enfin je rentre chez moi et dodo !
Ce jeudi matin, le réveil sonne... à 6h15 ! J'ai rendez-vous avec Katia à Jérusalem. On doit aller chercher nos visas au consulat d'Égypte à Tel Aviv. En effet, hier soir, nous avons dû changer nos plans après les nouvelles des attentats dans les Territoires occupés. Impossible d'aller à Gaza: nous ne passerons pas par Rafah, nous n'irons pas à la soirée d'anniversaire de notre copain à Gaza... Nous passerons donc par Eilat, puis le Sinaï.
Le téléphone sonne à 6h25. C'est Katia. Elle habite Ramallah.
- Ils ont bombardé toute la nuit! Je n'ai pas fermé l''il! Depuis une heure du matin, nous n'avons plus d'électricité!
- Ok, je vais à Jérusalem et j'essaie d'aller te chercher chez toi! Prépare-toi!
Et me voilà repartie sur les routes. À nouveau, check de Bethléem. Cette fois, nouveauté: les soldats tiennent des chiens en laisse! De mieux en mieux! Détours encore et toujours, et après plus d'une heure, la ville sainte (il y a des jours ou je me demande pour qui...) Je file sur Ramallah. Avant même d'arriver au trop fameux check-point de Qalandia, je dois changer de taxi... En effet, la police (israélienne) procède ce matin à... des vérifications des moteurs des taxis collectifs palestiniens! Ça ne s'invente pas, ça! Aucune voiture ne passe (palestinienne s'entend). Tous les taxis sont bloqués, et la police vérifie leur état... On est donc bien obligés de descendre et... de marcher, une fois de plus!
Nouveau taxi jusqu'à Qalandia, où je descends encore. Encore quelques centaines de mètres à pied et voilà Katia ! Le check de Qalandia a bien changé depuis deux semaines que je ne l'ai pas passé: route goudronnée, portail, visiblement, ils ont des plans d'urbanisme dans la tête. Reste à savoir lesquels...
On repart dans l'autre sens, et je m'aperçois avec stupeur qu'il est plus facile de faire Ramallah-Jérusalem que le contraire! Je n'y comprends plus rien, moi!
Pendant que je marche à tous ces checks, une chanson de Marcel Khalife me revient constamment en tête: "wa ana amshi, wa ana amshi, wa ana, wa ana..." ("et je marche, et je marche, et je, et je...")
On part enfin pour Tel Aviv et l'ambassade égyptienne, où nous arrivons à 11h10.
- Ah ben non, ça ferme à 11h, nous dit-on. Revenez après les fêtes.
- Mais on vient de Ramallah ! Plein de check-points! C'est la guerre ! On veut juste oublier un peu et passer dix jours en Égypte !
- Trop tard
- Allez, soyez sympa...
- Bon Ok... Montrez-nous vos passeports...
Ouf... Le fonctionnaire égyptien les regarde et s'adresse à Katia:
- Ton passeport expire dans deux mois. Tu ne peux pas avoir de visa.
Nos vacances tombent à l'eau... À bout de nerfs, mes larmes, celles d'hier quand le Palestinien se faisait passer à tabac, coulent... et émeuvent le fonctionnaire en chef !
- Allez allez, ne pleure pas, on vous le donne à toutes les deux, le visa. Et demain vous êtes en Égypte... Repassez chercher vos passeports à 2 heures.
On file à la plage. Il fait beau. Les Israéliens surfent. Des avions de guerre dans le ciel. Ils volent en direction de Gaza. On ne peut pas les confondre avec des avions de ligne. Les Israéliens savent donc. Ou peut-être sont-ils trop occupés à surfer par un bel après-midi d'hiver...
Retour à Jérusalem, puis Bethléem. Encore des checks et des soldats. Tous ces trajets aujourd'hui à Tel Aviv, nous les avons effectués dans des bus israéliens. Dans ces bus, j'ai eu moins peur que dans ma maison, quand l'université de Bethléem se prenait des obus. Dans les yeux des Israéliens, je n'ai pas lu la peur et la résignation que je lis quotidiennement dans les yeux des Palestiniens. Et si vous ne me croyez pas, venez donc faire un tour en terre "sainte".

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