Le business de la génétique
Vendre le génome humain

Robert Lochhead

La nouvelle économie du gène1

Depuis la fin des années 1980, les progrès de la génétique moléculaire2 et sa véritable industrialisation (la cartographie des chromosomes, la localisation des gènes de milliers de maladies héréditaires, la mise au point de tests pour savoir si une personne est porteuse de tel ou tel gène, le séquençage du génome de plusieurs espèces animales et végétales et tout récemment de l'humain, les «biotechnologies», les OGM...) se sont accompagnés d'une large offensive didactique, sans précédent dans l'histoire de la biologie, pour en informer le grand public: articles bientôt quotidiens dans les grands journaux, dossiers dans les magazines grand public ou destinés à la jeunesse, documentaires TV innombrables, consignes venues de très haut pour introduire l'explication des biotechnologies dans les cours de sciences de l'école obligatoire... La double hélice de l'ADN est devenue une icône publicitaire omniprésente symbolisant la promesse que le génie génétique va révolutionner la médecine et l'agronomie et multiplier les bienfaits par la «maîtrise du vivant» . En 1998 Nestlé avait organisé à l'Alimentarium de Vevey, en collaboration avec plusieurs musées allemands, l'exposition «L'alimentation au fil du gène»où avaient afflué les classes d'école. La génétique moléculaire est devenue le chapitre à la mode de la biologie scolaire, alors que d'autres, guère moins importants dans la culture scientifique moderne, comme la théorie de l'évolution ou l'écologie, paraissent ringards. Les chapitres consacrés à la génétique moléculaire des nouveaux manuels de biologie pour les lycées sont empreints d'un utilitarisme triomphaliste tout à fait frappant qui n'est rien d'autre que le reflet idéologique de l'impatience des «décideurs», c'est-à-dire des propriétaires de capitaux, de réaliser en profits sonnants et trébuchants la nouvelle ingénierie du gène.

Le périodique de la gauche des Etats-Unis The Nation s'est intéressé au-dessous de la grande exposition intitulée La révolution génomiquequi s'est tenue du 26 mai 2001 au 1erjanvier 2002 au Musée d'Histoire naturelle américain de New York (American Museum of Natural History). L'article de Jackie Stevens (PR for the «Book of Life», Jackie Stevens, The Nation , novembre 2001) fait apparaître toute cette profusion d'éducation du public sous une lumière révélatrice. L'American Museum of Natural History est un des temples de la biologie mondiale. Situé sur l'autre bordure de Central Park, en face du Metropolitan Museum, il est une fondation à but non-lucratif. Y affluent tous les jours des centaines d'écoliers venus avec leur maîtresse admirer, entre autres, la plus formidable collection de dinosaures de la planète. C'est aussi le lieu de travail de grands chercheurs. Hier Fairfield Osborn, George Gaylord Simpson, ou encore Margaret Mead, aujourd'hui le théoricien de l'évolution Niles Eldredge, le spécialiste de l'origine de l'homme Ian Tattersall ou celui des liens de parenté entre les espèces d'oiseaux Joel Cracraft.

L'article de The Nationmet en évidence tout simplement que, derrière le dos du public, l'exposition La révolution génomique a mis le prestige du musée au service des multinationales qui ont parié que la génétique moléculaire mettrait dans leurs mains à bref délai le grand marché d'une vente de tests, médicaments, aliments médicalisés et thérapies individualisés, faits sur mesure selon les gènes du patient-client, à un grand public solvable. Il s'agit donc d'implanter dans les esprits la croyance que les causes génétiques de morbidité, c'est-à-dire individuelles, sont plus importantes que les causes environnementales, infectieuses par exemple, qui elles sont sociales et que la génétique sera une panacée aux maux de santé.

Pour des multinationales engagées dans un processus de concentration et concurrence féroce qui donne l'avantage à celle qui a la chance de posséder la découverte scientifique décisive, le pari sur le gène promet des opportunités miracles... qui malheureusement ne se sont pas encore concrétisées et se heurtent à des craintes profondément ressenties par une grande partie du public. Les derniers mois ont vu se multiplier les déceptions boursières de la nouvelle économie du gène.

Pub phosphorescente, sponsors dans l'ombre

La publicité pour l'exposition parue dans Natural History, la revue du musée, ne promet pas moins que la jeunesse éternelle: «Le démon de midi éclatera à 75 ans. La génération de vos petits-enfants vivra-t-elle jusqu'à 150 ans? Maintenant que le génome humain a été cartographié, la durée de la vie humaine pourrait s'étendre aussi loin. Si cela séduit certains, cela pourrait susciter une crise bien différente. Où vivront-ils? Comment nourrir tout le monde? De combien auront-ils besoin dans leur fonds de pension pour prendre leur retraite? La révolution génomique soulève nombre de questions profondes. Venez trouver l'information dont vous avez besoin pour gérer ces questions.»

Natural History est une superbe revue mensuelle qui mélange des articles de fond, passionnants et richement illustrés, avec toute une offre d'objets coûteux, de croisières ornithologiques et de treks en Antarctique destinés à un public fortuné qu'elle invite par ailleurs à placer au bénéfice du Musée des capitaux qui multiplieront, selon la législation fiscale des Etats-Unis, les montants qu'ils pourront déduire de l'impôt sur le revenu...

L'article de Jackie Stevens révèle que les multinationales et leurs professionnels des relations publiques ont mis au point «un effort élaboré pour faire briller le fétiche génétique» sous la forme d'une promotion “culturelle” de prédictions intéressées et remplies d'erreurs dans des médias grand public ou avant-gardistes inoffensifs, des expositions, des livres et des sites Internet. Mais de telle manière que leur influence derrière ces productions reste cachée, ce qui est vital selon eux pour le succès de leur projet.

Cette stratégie de blanchiment d'idée a d'abord été imaginée en 1997 par Burston-Marsteller, le plus grand bureau de relations publiques du monde, dans un mémorandum qu'il a produit pour EuropaBio, un consortium de multinationales pharmaceutiques et alimentaires incluant Genencorp, Pfizer, Eli Lilly, Monsanto et Nestlé et que Greenpeace a rendu public. On peut y lire: «Afin de produire les changements désirés dans les perceptions et les attitudes du public, les bioindustries doivent cesser d'essayer de se faire leurs propres avocats... Cela marche dans le monde politique mais définitivement pas dans celui des perceptions du public.»

Le mémorandum, que le porte-parole de Burston-Marsteller a reconnu être authentique, conseille aux bio-industries de promouvoir leur message en faisant proliférer «les symboles qui suggèrent l'espoir, la satisfaction, la sollicitude et l'auto-estime», comme ceux que l'on voit dans les expositions d'art et de musées.

L'exposition La Révolution génomique de l'AMNH a un grand sponsor extérieur, la Lounsbery Foundation que dirige le Dr Frederick Seitz. Ce dernier confesse au journaliste de The Nation: «J'ai siégé au Conseil d'administration du Musée durant plusieurs années et je leur ai dit qu'ils avaient besoin d'une bonne exposition sur l'ADN.» La raison du Dr Seitz est claire: «Parce que l'enthousiasme [pour les technologies génétiques]devait être un peu regonflé.»

La Lounsbery Foundation finance des centres d'études et de réflexion sur la politique scientifique favorables aux grandes entreprises dont, entre autres, la Atlantic Legal Foundation et l'Institut George C. Marshall (que Seitz préside également!).

Mais la Lounsbery Foundation est habituée à rester dans l'ombre. Sa secrétaire dirigeante Marta Norman a manifesté son irritation quand elle a vu que le Musée avait rendu public son sponsoring de l'exposition alors qu'elle avait demandé à Ellen Futter, la présidente du Musée, que la contribution de la Lounsbery Foundation au budget (500'000 $ selon Seitz) reste secrète, comme le Musée l'avait fait à d'autres occasions.

Marta Norman a déclaré au journaliste de The Nation: «J'ai trouvé (l'exposition) superbe, sauf quand j'ai vu notre nom là sur le mur.»

A l'entrée de l'exposition, le visiteur est encerclé par des phrases parlées et écrites venues apparemment de nulle part qui formulent toutes les promesses de santé et de longévité des thérapies géniques.

«Comme l'exposition traite largement de matière invisible, elle repose essentiellement sur des modèles qui brillent comme des joyaux dans le noir sous les projecteurs, et sur des images phosphorescentes projetées sur des écrans d'ordinateurs et sur des écrans de plasma à haute définition tandis que des écrans à cristaux liquides énumèrent les nouvelles du génome directement depuis le laboratoire en lettres brillantes en flux continu.» (Natural History, mai 2001)

Du vent pour attirer le client

Le curateur de l'exposition est Rob DeSalle qui est un co-directeur du Laboratoire de Sytématique moléculaire du Musée et un curateur de la division des Invertébrés. Il a répondu à Jackie Stevens que personnellement il ne croyait pas à toutes ces promesses mais que la véracité n'était pas là son intention. «C'est conçu pour attirer les gens

«L'exposition est toute pleine de propagande: «Vous êtes peut-être né avec vos gènes, mais cela ne veut pas dire que vous ne pouvez pas les changer.» «Réparer les dysfonctions génétiques en corrigeant les “défauts” dans le code de l'ADN, en recourant à la thérapie génique, n'est plus de la science-fiction

Quand le journaliste de The Nation interroge Bruce Alberts, le président de l'Académie nationale des sciences -lui-même biochimiste de grand renom – afin qu'on lui explique les percées de la thérapie génique, il répond sèchement: “Je ne savais pas qu'il y en existait une. ”

DeSalle, lui-même, a confirmé à The Nation que s'il y a certes des centaines d'expériences en cours, pas une seule n'a démontré que la thérapie génique pourrait apporter quelque soulagement permanent sans effets secondaires. DeSalle est d'ailleurs parfaitement au courant des échecs des tentatives de thérapies géniques, comme la mort en 1999, à 18 ans, de Jesse Gelsinger lors d'un essai téméraire à l'Université de Pennsylvanie.

Les savants comme les analystes financiers mettent en garde contre les espérances mises dans les thérapies géniques. Il est possible qu'elles ne se réalisent jamais. Si elles sont un jour mises au point, le docteur Muin Khoury, directeur de l'Office de génétique et de prévention des maladies au Centre de contrôle des maladies (CDC) d'Atlanta, croit qu'elles ne seront utiles que pour une poignée de maladies rares. Un éditorialiste financier du Motley Fool (lettre d'information financière diffusée sur le Web) avertit ses millions de lecteurs: «Il n'y a aucune raison pour laquelle l'investisseur moyen devrait placer son argent dans des entreprises de biotechnologies. Aucune.»

Notes

1. Gène: Un gène est un segment de chromosome responsable de la transmission des parents aux enfants d'un caractère héréditaire, plus précisément de la structure d'une protéine de l'individu. Chacun des 46 chromosomes d'une cellule humaine contient des milliers de gènes.

2. Génétique moléculaire: La génétique moléculaire s'est développée depuis l'élucidation de la structure en double hélice de la molécule de l'acide désoxyribonucléïque (ADN) en 1953. Elle cherche à décoder (puis à manipuler par le génie génétique) comment l'information contenue dans un gène est inscrite dans la structure de la molécule d'ADN du chromosome.


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