Irak-Etats-Unis

Irak: le nouveau «Grand Jeu»

Par Rahul Mahajan*, 2 août 2002

* Rahul Mahajan est l'auteur du livre The New Crusad: America's War on Terrorism,Monthly Review Press, avril 2002. On peut trouver les écrits de Rahul Mahajan sur le site www.raoulmahajan.com.

Dans la période précédant la guerre du Golfe (1990-1991), les fonctionnaires gouvernementaux américains ont présenté un éventail déconcertant de raisons en faveur du déclenchement de la guerre. Ils arrivèrent jusqu'au point ultime d'invoquer, comme le fit le secrétaire d'Etat James Baker, la «défense des postes de travail».

Dans la guerre à venir, peut-être celle annoncée avec le plus d'antériorité et de façon la plus consistante depuis les appels de Caton l'Ancien pour détruire Carthage, le même amalgame d'arguments confus règne. Cette administration américaine, si réservée et si secrète au point de ne pas révéler avec quelles sociétés et durant combien de temps elle avait mis au point sa politique énergétique (pétrolière), a divulgué pas moins de quatre plans différents pour atteindre «un changement de régime en Irak»: des actions «clandestines» amplement annoncées; une «stratégie afghane» [intervention directe et coalition]; une «guerre du Golfe allégée» ou une «occupation de Bagdad puis une sortie». Divers rapports de généraux, de stratège militaires et d'autres initiés qui s'opposent à la guerre ont aussi été publiés, à tel point que le public se pose sérieusement la question: que se passe-t-il? Cette confusion entretenue a atteint de tels niveaux qu'un nombre important d'observateurs n'ont pas hésité à parler d'une guerre écran de fumée, afin d'éviter un désastre des républicains lors des élections de novembre 2002. Bien que la date du déclenchement d'une guerre puisse avoir un certain lien avec des considérations de politique interne aux Etats-Unis, l'affirmation selon laquelle cette guerre serait motivée par la situation politique interne des Etats-Unis est peu plausible. D'autant plus qu'il a été fait référence à cette guerre contre l'Irak depuis le 11 septembre, c'est-à-dire à une époque où le monde apparaissait comme reposant dans la main de Bush. En fait, cette guerre est simplement la poursuite de la politique du «changement de régime à Bagdad», politique datant de dix ans, si ce n'est que dans la situation internationale qui fait suite au 11 septembre le gouvernement américain pensait qu'il pouvait tout régler en invoquant la menace du terrorisme.

Que se passe-t-il en réalité?

Commençons tout d'abord par ce qui ne constitue pas les raisons d'une guerre. Toutes les raisons invoquées par l'administration Bush ne tiennent pas la route.

Peu après le 11 septembre, une tentative de lier l'Irak aux attentats a été faite. Mohammed Atta, un des acteurs du détournement d'avion, a été accusé d'avoir rencontré des membres des services secrets irakiens à Prague. Cette accusation s'est rapidement écroulée d'autant plus que le gouvernement tchèque a multiplié les démentis. Il a aussi été indiqué, et cela a resurgi dernièrement, que l'Irak avait monté un camp d'entraînement terroriste à Salman Pak, où il entraînerait des fondamentalistes islamistes en vue de détourner des avions. Il est difficile d'argumenter contre cette allégation car elle ne repose sur rien. En fait, depuis des mois, l'administration Bush a arrêté d'affirmer qu'existaient des connexions entre l'Irak et les terroristes du 11 septembre, ce qui serait tout à fait impensable si elle avait disposé d'une quelconque preuve concrète. Le meilleur argument dont dispose l'administration en faveur d'un lien entre le régime irakien et les terroristes du 11 septembre réside dans l'affirmation de Donald Rumsfeld selon laquelle «l'absence d'une preuve n'est pas la preuve de son absence».

La principale raison invoquée pour la guerre est évidemment la menace des armes de destruction massive dont disposerait l'Irak.

Scott Rietter, un ancien inspecteur de l'ONU pour le désarmement en Irak - qui était parmi les plus agressifs -, n'a cessé de répéter que l'Irak était «qualitativement désarmé». Bien qu'il soit impossible de faire le compte de chaque noix, de chaque bidon, de chaque boulon existant dans tout le pays, pouvant servir à une «culture biologique à des fins militaires», il est avéré que, depuis décembre 1998, l'Irak ne dispose d'aucune capacité fonctionnelle à développer de l'armement biologique, chimique ou nucléaire. Face à cet argument, l'administration ou d'autres «experts» déclarent que l'Irak pourrait les acheter et que plus longtemps on attend, plus ses chances seront grandes.

En prenant en considération l'acceptation très répandue, et crédule, de cet argument, il vaut la peine de souligner que le groupe d'experts, très favorable à la guerre contre l'Irak, qui a été auditionné par le comité des relations extérieures du Sénat américain a été incapable de fournir une seule raison qui justifierait que Saddam Hussein mette en danger sa position en préparant une attaque qui à coup sûr provoquerait une riposte massive. En fait, bien qu'il ait fait usage dans le passé d'armes de destruction massive - entre autres contre les Kurdes, au moment où il était appuyé par et allié aux Etats-Unis -, le scénario le plus plausible serait qu'il en fasse usage à nouveau lorsqu'il serait placé sous la menace américaine. En outre, les diverses administrations américaines ont tout fait pour saboter le contrôle des armements aussi bien en Irak que dans le reste du monde. Ainsi, en décembre 1998, le président Clinton a fait sortir d'Irak les inspecteurs en préparation de la campagne de bombardements appelée «Le renard du désert», et cela en sachant pertinemment qu'il en résulterait l'arrêt des inspections d'armement. Dans la presse, cette opération a généralement été qualifiée «d'expulsion des inspecteurs de l'ONU» (alors qu'il s'agissait d'un retrait préventif).

Par la suite, par une action qui a surpris et mis mal à l'aise la communauté internationale, George W. Bush, en décembre 2001, a liquidé les mécanismes proposés pour la mise en pratique et la vérification de la convention sur les armes biologiques et toxiques. Or, cette convention avait été approuvée en 1972 et signée par plus de 100 pays, parmi lesquels l'Irak et les Etats-Unis. Etant donné le manque d'un mécanisme assurant sa concrétisation, les pays pouvaient violer cette convention comme l'ont fait l'Irak et les Etats-Unis. En 1995, les signataires avaient initié des négociations pour assurer la mise en place effective de la convention grâce à des inspections mutuelles et approfondies. Durant six ans, le gouvernement des Etats-Unis a en permanence élevé des obstacles et finalement a mis fin aux négociations. Pour quelle raison? L'inspection des armes biologiques aux Etats-Unis pouvait mettre en danger les compagnies de biotechnologie et leurs profits. Or, si les mécanismes d'inspection avaient été mis en place, ils auraient pu être utilisés pour obliger des inspections en Irak.

Pire, en mars 2002, les Etats-Unis ont écarté José Bustani, le responsable de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques. Selon George Monbiot, journaliste connu du quotidien anglais The Guardian, cette action contre Bustani a été provoquée par les efforts de ce dernier visant à inclure l'Irak dans la convention ayant trait aux armes chimiques, ce qui l'aurait soumis à des inspections sur les armes chimiques et ce qui aurait enlevé aux Etats-Unis un casus belli.

Démocratie?

Malgré les protestations émises lors des auditions effectuées par le Sénat américain et les arguments développés dans les médias, l'administration américaine n'est pas particulièrement concernée par la démocratie en Irak. Examinons par exemple la réaction des Etats-Unis face à l'Intifada irakienne, c'est-à-dire aux soulèvements massifs des Irakiens (au sud et dans les régions kurdes) suite à la guerre du Golfe, et cela en réponse à l'appel de George Bush (père) lancé aux Irakiens pour renverser Saddam Hussein. En février et mars 1991, au sommet de la rébellion, le régime de Saddam était pourtant sérieusement en danger. Afin de sauver le régime de Saddam Hussein, les militaires américains ont délibérément supprimé la zone d'interdiction de vol aérien, ce qui a permis au régime de Saddam d'utiliser ses hélicoptères militaires contre les rebelles. Les militaires américains se sont emparés de dépôts d'armes, ce qui a empêché l'armement des rebelles. Les militaires ont aussi permis à la garde républicaine de Saddam de s'assurer un passage (dans le sud) afin d'écraser la révolte. A cette époque, Richard Haas du Département d'Etat expliquait: «Ce que nous voulons, c'est un régime à la Saddam sans Saddam» [un régime militaire maintenant l'unité géographique et politique de l'Irak]. En 1996, sur la chaîne de télévision américaine ABC, Brent Scowkroft alla jusqu'à expliquer que les Etats-Unis ne voulaient pas qu'un mouvement démocratique et populaire renverse Saddam. L'administration voulait un coup d'Etat, un coup de palais.

Pétrole et force militaire

Lorsque toutes les justifications officielles s'écroulent, ce qui reste, c'est un mot horrible composé de trois lettres et qui a toujours été au cúur de la politique américaine au Moyen-Orient: oil (pétrole). Il est décisif toutefois de clarifier que la politique des Etats-Unis ne se résume pas simplement à avoir un accès au pétrole - ce qui est souvent la façon dont on formule la chose -, ni à une sorte de diktat imposé au gouvernement américain par les compagnies pétrolières.

L'accès au pétrole peut être obtenu en payant pour cela, comme le font d'autres pays. Les Etats-Unis ont en la matière une attitude différente, car c'est un empire et non pas une nation. Les Etats-Unis sont présents dans 140 pays avec des bases militaires permanentes dans plus de la moitié d'entre eux. Après deux décennies d'ajustement structurel imposé par le FMI aux pays de la périphérie et une décennie de «libre commerce», les Etats-Unis ont obtenu un contrôle sur l'essentiel de la politique interne de très nombreux pays, un contrôle supérieur à celui des gouvernements élus de ces pays.

Bien que la «globalisation» soit la forme visible la plus récente de cette expansion impériale, elle a toujours eu un soubassement militaire et cette dimension militaire est actuellement dominante.

Cet empire se fonde sur le contrôle politique qui a comme visée le contrôle économique, le contrôle des ressources, le contrôle d'extraction de richesses. Le contrôle constitue la ressource mondiale la plus importante et, dès lors, le contrôle du flux du pétrole et du gaz et de leur prix est une source décisive du contrôle politique au même titre qu'il est une source très importante de profits. Les compagnies pétrolières, les producteurs d'armement et plus généralement l'Amérique des grandes sociétés sont donc très directement concernés par la politique au Moyen-Orient.

L'Irak a nationalisé son pétrole en 1972, prenant ainsi un contrôle direct sur sa vente, sur la fixation des prix et sur l'utilisation des revenus issus du pétrole. L'invasion du Koweït par l'Irak a mis à tout cela. Les sanctions imposées par la suite et maintenus jusqu'à aujourd'hui ont eu d'importants effets. En plus de la mort de quelque 500'000 enfants âgés de 5 ans et moins (selon les études de l'Unicef), les sanctions ont partiellement brisé le contrôle irakien sur son propre pétrole. Tout d'abord, il y a eu une interdiction complète de vente du pétrole, puis graduellement il y a eu des modifications concernant ces restrictions. L'Irak ne peut prendre aucune décision indépendante ayant trait à des investissements ou à l'exploration de gisements pétroliers. Jusqu'à très récemment, il était incapable d'agir indépendamment dans le domaine de la réparation et de la maintenance des installations en place. Plus important, tous les revenus des ventes pétrolières doivent être déposés sur un compte bancaire à New York, compte qui est administré par le Conseil de Sécurité. L'argent sortant de ce compte doit avoir le feu vert des Etats-Unis. Les sanctions ont abouti à une opposition permanente entre les Etats-Unis et le régime irakien. Si elles étaient levées, le gouvernement irakien passerait des accords concernant le pétrole avec des compagnies françaises ou russes, mais des compagnies américaines. Cette politique de sanction devient un problème pour les Etats-Unis. L'administration Bush veut une guerre pour modifier cette situation et remplacer Saddam par un dictateur favorable aux Etats-Unis qui passera des accords avec les compagnies américaines et obéira aux décisions des Etats-Unis.

La guerre en Afghanistan marque l'ouverture d'un redéploiement beaucoup plus large. Cette guerre n'avait pas pour but spécifique la lutte contre le terrorisme. Elle était discutée et planifiée avant le 11 septembre. Même des membres du gouvernement américain ont abouti à la conclusion - voir à ce propos l'article du 16 juin 2002 du New York Times - que cette guerre avait rendu plus difficile la liquidation d'Al-Qaida parce qu'elle avait provoqué sa dispersion géographique. Cette guerre n'était non plus pas seulement liée à la construction d'un pipeline pour le gaz naturel à travers l'Afghanistan, bien que ce projet avance. Cette guerre avait aussi à voir avec la présence militaire américaine dans l'Asie centrale et dans des régions riches potentiellement en pétrole et en gaz comme le Kazakhstan et le Turkménistan.

Si Bush obtient sa guerre contre l'Irak, étant donné le rapprochement de la Russie avec l'OTAN, il en découlera un encerclement militaire complet de l'Iran, pays classé dans l'«axe du mal». L'Iran (producteur pétrolier important) sera dès lors dans une situation de plus en plus difficile pour refuser d'accéder aux vúux des Etats-Unis.

ExxonMobil, Shell et d'autres compagnies négocient actuellement avec l'Arabie saoudite à propos de recherches de gaz naturel. Ainsi, bien que l'Arabie saoudite dit qu'elle ne permettra jamais à des compagnies étrangères d'avoir un accès direct aux ressources pétrolières, il y a là un début de changement important.

De plus, selon un article publié dans Foreign Affairs en mars-avril 2002, les pays de l'OPEP n'ont pas augmenté leur capacité d'extraction depuis vingt ans. Selon cet article («The New Oil War»), cela apparaît comme la conséquence naturelle - bien que l'auteur de l'explicite pas ainsi - de la double politique américaine consistant d'un côté à soutenir des élites féodales qui utilisent les revenus du pétrole pour investir dans des sociétés américaines ou européennes et non dans leurs propres économies, et de l'autre côté à contenir, c'est-à-dire à considérer comme des cibles à détruire, les quelques pays - tels l'Irak ou l'Iran - qui cherchent à développer une relative autonomie de leur économie. Or, dans les vingt ans qui viennent, les besoins de ressources pétrolières en provenance du Moyen-Orient devraient doubler. Cela n'est pas sans rapport avec la politique ne direction de l'Irak.

Les Etats-Unis ne cherchent donc rien d'autre qu'à établir un contrôle complet sur toutes les ressources significatives pétrolières et gazières, particulièrement au Moyen-Orient qui, grosso modo, dispose de trois quarts des réserves recensées. Le besoin du contrôle impérial des Etats-Unis et la nécessité de nourrir un système industriel fondé sur l'utilisation toujours accrue d'une consommation d'énergie fossile sont à la base de la tentative systématique de l'administration américaine de maintenir les pays du Moyen-Orient sous son contrôle, d'empêcher un développement économique indépendant en remettant en place un vaste processus de recolonisation, à travers la guerre, des actions de déstabilisation et la coercition économique.

Cette guerre n'a donc rien à voir avec des pseudo-débats entre des démocrates et républicains américains, mais elle a tout à voir avec l'horrible dit nouvel ordre mondial dont le prix - pour les rêves impériaux d'une élite américaine de plus en plus minoritaire et socialement sécessionniste -est payé par des innocents du Moyen-Orient, de l'Asie centrale et y compris des Etats-Unis.

 

 

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