Le nouveau premier ministre Costas Karamanlis
La gauche grecque après les élections
Stathis Kouvelakis*
Nous publions ci-dessous une première appréciation des résultats des toutes récentes élections grecques. - Réd.
D'une première lecture des résultats électoraux par circonscription, par municipalité et en combinant certaines données des sondages sorties des urnes on peut tirer les conclusions provisoires suivantes concernant le profil sociologique des électorats de la gauche grecque.
1. Le recul du PASOK [Mouvement socialiste panhellénique, parti social-démocrate fondé en septembre 1974 par Andréas Papandréou; le PASOK est dirigé depuis juin 1996 par Costas Simitis] est général, mails il est accentué dans les grandes agglomérations (surtout Athènes, le Pirée, Salonique et leurs banlieues), où ses pertes approchent les 5%; ainsi que dans certains de ses "bastions" traditionnels en province (Crète, Grèce centrale). Dans les villes, les pertes sont tendanciellement supérieures dans les quartiers de classes moyennes, où, lors du scrutin précédent (2000), il avait souvent progressé du fait de l'"effet Simitis" ("modernisme" néolibéral "tempéré" et pro-européen).
Il faut souligner qu'en se maintenant au-dessus des 40%, après 22 ans au pouvoir (à part le bref interlude 1990-93, lui-même issu d'une alliance hautement "atypique" de la droite et de la gauche communiste), le PASOK réussit à préserver une grande part de sa base de masse, notamment dans les couches populaires.
Toutefois, il faut mettre en relief que jamais la droite grecque n'avait fait aussi bien dans ces mêmes couches, atteignant par exemple 35% dans le cordon industriel du Pirée (où elle dépassait à peine 20% des voix sous l'ère Papandréou père [le fils, Georges Papandréou, était le leader du PASOK lors de ces dernières élections], jusqu'au milieu des années 1990).
Par ailleurs, ce résultat (5% d'écart entre le PASOK et la droite, plus que ce que les sondages prédisaient) montre les limites, pour ne pas dire l'échec, de l'extraordinaire battage médiatique et "communicationnel" - formidable opération d'américanisation de ce qui reste un parti de masse - qui a marqué la succession, à la tête du PASOK, de C. Simitis par Georges Papandréou. A deux mois du scrutin, ce changement de têtes au sommet était censé permettre au PASOK sinon une nouvelle victoire, du moins de limiter sérieusement les dégâts. Or, le PASOK est nettement sanctionné, à la fois par une partie des classes populaires écoeurées par le cours néolibéral actuel (et les liens quasi incestueux qui unissent le PASOK à une grande partie des milieux d'affaires et... affairistes) et par une partie des couches moyennes séduites, entre 1996 et 2000, par le "modernisme" de Simitis.
2. Le PC grec (KKE) peut s'estimer relativement satisfait: malgré une ligne sectaire (mais "classiste", combative et pugnace), il progresse légèrement. La quasi-totalité de sa progression vient des grands centres urbains (Athènes, Pirée surtout), essentiellement, mais pas exclusivement, des quartiers populaires. Sa plus forte progression se situe dans le cordon industriel du Pirée (+1,1%, il y atteint 10,9% des voix) et dans des quartiers populaires d'Athènes (+0,6% en moyenne). Toutefois, il progresse parfois autant dans certains quartiers de "classes moyennes". Il tend à reculer dans ses anciens "bastions" en province (Lesbos, îles ioniennes) et dans des zones rurales où il avait capté une partie du vote protestataire paysan en 2000 (Karditsa, Larissa).
Il conforte sa prédominance électorale (doublée d'une très large supériorité organisationnelle) au sein du spectre situé à gauche du PASOK. Il s'affirme comme la seule force politique à gauche du PASOK ayant une certaine capacité de "pénétration électorale" (et de présence organisée) dans les couches populaires. Il possède également un poids dans le mouvement syndical.
A noter aussi l'appréciable présence militante et électorale du KKE dans la jeunesse, à la fois dans les universités (ses listes obtiennent 14% des voix, contre 3% pour le Synaspismos, le taux de participation étant en Grèce très élevé pour ce type d'élections, plus de 70%) et parmi les lycéen(ne)s des banlieues populaires.
Ce renouvellement générationnel semble avoir contrecarré efficacement le vieillissement tendanciel de son électorat. Il compte en tout cas pour beaucoup dans le maintien de ses scores électoraux, compte tenu de l'effacement graduel des générations au sein desquelles le KKE conserve un poids important (générations de la Résistance et de la guerre civile). Au total, le PC grec évite le sort d'autres PC européens. Il stabilise ses positions et apparaît, pour la période qui s'annonce, comme une force "incontournable" de la gauche grecque.
3. Le cas le plus intéressant, du point de vue de la sociologie électorale, est celui du Synaspismos. Ce parti, issu d'une scission des deux anciens PC ("eurocommuniste" aussi bien qu'"orthodoxe"), longtemps dominé par des courants "modernistes", profondément réformistes et pro-européens (les députés du Synaspismos avaient voté en faveur du traité de Maastricht avec davantage d'enthousiasme que le PASOK), a récemment opéré une réelle ouverture sur sa gauche. Il s'est allié dans ces élections avec des groupes de la gauche extra-parlementaire. Il s'est montré actif sur le terrain du mouvement "altermondialiste". Cela a provoqué le départ de ses éléments les plus droitiers, qui ont rejoint le PASOK. La stabilité des pourcentages du Synaspimos ne doit cependant pas cacher le profond renouvellement de son électorat. Selon les estimations des sondages, il n'aurait conservé que 55% environ de ses électeurs de 2000, qui se sont largement reportés sur le PASOK, mais aussi (à part presque égale) sur la droite. Il a donc attiré de nouveaux électeurs sensibles à sa nouvelle tonalité, plus "mouvementiste" et radicale. En ce sens, ce résultat peut être considéré comme un succès; il peut permettre une stabilisation du récent "tournant à gauche", encore fragile et non dépourvu d'ambiguïtés.
Il n'en reste pas moins que le profil "bobo haut de gamme" du Synaspismos, parti de "notables", quasi exclusivement implanté parmi les couches intellectuelles et aisées de la population, s'accentue davantage encore à l'issue de ce scrutin. Concrètement le "tournant à gauche" (mais dans un sens "mouvementiste postmoderne") se traduit par un recul quasi généralisé dans les quartiers populaires (où il est de toute façon loin derrière le KKE) et par des gains souvent appréciables dans les quartiers de classes moyennes, voire carrément les quartiers huppés. Exemples: il perd plus de 0,7% des voix dans le cordon industriel du Pirée (il passe de 4,5 à 3,8 %); il recule dans la plupart des banlieues populaires d'Athènes (Egaleo, Peristeri, etc.), où ses pourcentages tournent autour de 5%. Néanmoins, il progresse dans les quartiers de classes moyennes (Halandri, Nea Smirni, Vrilissia, Aghia Paraskevi), où il dépasse souvent 7% (et surclasse le KKE). Il progresse fortement et obtient même des scores de 7 à 8% dans les banlieues les plus chic d'Athènes (Penteli, Paleo Psychico, les équivalents respectifs du 16e arrondissement de Paris ou de Neuilly)!
4. Le DIKKI, scission du PASOK, à la fois de gauche, nationaliste et avec un électorat très "plébéien", poursuit son lent déclin. Privé de représentation parlementaire pour une deuxième législature, sa survie semble très problématique. Comme ce parti était l'une des rares forces à pouvoir capter "sur la gauche" une partie de l'électorat populaire traditionnel du PASOK, son recul (combiné, dans les mêmes couches, à celui du Synaspismos) conforte la position relative du KKE, vers lequel une partie de son électorat semble du reste s'être reportée (les relations entre le DIKKI et le KKE sont relativement bonnes, seule relative exception au superbe isolationnisme affiché par la direction du KKE).
Conclusion: sans compter les groupes d'extrême gauche (confinés dans une marginalité), la gauche communiste grecque se maintient à 9% des voix, la gauche hors PASOK à un peu plus de 10% (en y incluant le DIKKI). Au niveau européen, la Grèce continue de se situer dans la fourchette supérieure en matière de présence de forces de gauche hors (et à gauche) de la social-démocratie. Cette gauche est toutefois profondément divisée, essentiellement entre un PC prédominant, combatif et populaire, mais sectaire et ouvertement nostalgique du "bon vieux temps" de l'URSS, et un Synaspismos, plus "ouvert" et en cours de "radicalisation mouvementiste", mais dépourvu de base populaire et très lâche du point de vue de son militantisme. Ce sont des univers qui communiquent peu, peut-être même (sociologiquement et culturellement) de moins en moins.
Cependant, la campagne a révélé un désir unitaire du "peuple de la gauche" (hors PASOK), dont les dirigeants du Synaspismos, du DIKKI et même du PC ont tenté de tenir compte dans certaines de leurs déclarations. La période à venir sera incontestablement marquée par une accélération de la restructuration néolibérale de la société grecque, déjà largement entamée par le PASOK "moderniste" de Simitis. Les occasions de "tester" des propositions unitaires, dans les luttes et les mobilisations à venir, ne manqueront donc pas. (8 mars 2004)
* Stathis Kouvelakis est l'auteur de Philosophie et révolution, PUF, Actuel Marx, 2003.
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