Notes à partir du livre de Manuel Castells, La Galaxie Internet, Fayard, Paris, 2002 (1).

Le World Wide Web, nouveau paradigme techno-social?

Dario Lopreno, Enseignant, membre du syndicat SSP-Genève.

L'Union européenne (UE) vient d'adopter une nouvelle directive policière particulièrement dure sur le contrôle d'Internet, des téléphones, des fax. Elle permet la conservation des données par les opérateurs et leur examen «pour une durée limitée» mais non précisée et laissée au libre arbitre des Etats. Dans les quinze mois à venir, les Etats membres vont légiférer en conséquence. Reporters sans frontières s'est lancé, à juste titre, dans une importante campagne européenne contre cette directive liberticide. De même, l'amplification, en interactivité avec les fichiers de police de chaque pays, de la base de données policière Système d'Information Schengen de l'UE nous pose de manière urgente ce même problème. Enfin, le FBI (USA) s'est équipé en novembre 2001 d'un nouvel outil d'espionnage des ordinateurs personnels, en lien avec le Département de la justice qui s'est arrogé le droit de poursuivre les «délinquants» du Web, qu'ils soient ou non américains, qu'ils agissent sur le sol des Etats-Unis ou en dehors2. Bien que nous ne traitions pas ce débat (Internet et libertés) dans ces lignes, débat largement posé par l'ouvrage de Manuel Castells, nous n'entendons pas nier son importance capitale.

L'origine et le développement

Marshall McLuhan a écrit, en 1967, «le medium, c'est le message», parlant de l'impact de la télévision et affirmant ainsi que désormais la forme du médium a un impact plus important que son contenu3. Avec le titre «Le message c'est le réseau», Manuel Castells reprend ces propos à son compte au début de La galaxie Internet. Mais rassurons-nous, après avoir plagié la formule post-moderne choc de McLuhan, l'auteur situe clairement la question Internet: «de même que les nouvelles technologies de production et de distribution de l'énergie ont rendu possibles, en leur temps, les structures de base de la société industrielle - l'usine et la firme géante - Internet est le fondement technologique de la forme d'organisation propre à l'ère de l'information: le réseau». Et ce qu'il voit de nouveau dans ce réseau, c'est sa nature planétaire, flexible, adaptable, décentralisée dans son fonctionnement, évolutive dans son contenu, permettant la communication horizontale tout en autorisant la coordination et la gestion de la complexité économique, mais sans voir l'extraordinaire centralisation des pôles de décision du capital que cela permet.

A la fin du XXe siècle, trois processus, partiellement contradictoires, ont convergé et donné naissance à Internet4:

-  les besoins des classes dominantes - pudiquement nommées «l'économie» par Castells - en matière de mondialisation du capital, de la production et du commerce ;

- les exigences en matière de liberté individuelle et de communication sans entraves ;

- et les progrès extraordinaires de l'informatique et des télécommunications, rendus possibles par la révolution microélectronique.

Par cette confluence, Internet est devenu l'instrument privilégié du passage à la société structurée en réseaux. Mais à cela, il faut ajouter un fait capital pour comprendre la nature de cette société: en 2000, 90% de la population mondiale est exclue d'Internet, tandis que le non-accès à ses réseaux est devenu une forme supérieure d'exclusion dans l'économie et plus généralement dans la culture du capitalisme tardif.

Internet est une technologie. A ce titre il est non seulement particulièrement malléable, susceptible d'être profondément modifié par la pratique sociale. Mais il est aussi susceptible «de nourrir en son sein une vaste gamme d'effets sociaux potentiels - à découvrir par l'expérience, et non à proclamer par avance»5. Il reste donc à comprendre lesquels, parmi ces effets potentiels, sont en train d'être mis à jour. Malgré une regrettable idéalisation de la «net-économie», du «net-entrepreneur», de ce que nous pouvons nommer la net-phénoménologie, l'ouvrage de Castells constitue une réflexion très riche sur la question.

Inutile de revenir en détail sur l'histoire d'Internet. Comme l'écrit Pascal Fortin (cf. note 1), l'important est de mettre l'accent sur certaines conditions particulières de sa production. Contentons-nous ici de rappeler avec Castells qu'Internet est né d'une rencontre - est-elle vraiment «hautement improbable», comme l'affirme l'auteur ? - entre la «méga-science», la recherche militaire et la culture libertaire (au sens nord-américain de défense inconditionnelle de la liberté individuelle comme valeur suprême, défense tournée contre les grands acteurs de l'économie privée et contre l'Etat). En effet, la création d'Internet n'est en rien redevable d'un quelconque «esprit d'entreprise» ou du monde des affaires, mais résulte d'innovations techniquement révolutionnaires mises au point dans des institutions d'Etat (Département de la défense), des grandes universités et des centres de recherche publics: «La technologie était trop audacieuse, le projet trop coûteux, l'initiative trop risquée pour des organisations à but lucratif»6.

Certes, Internet est né au sein de l'Advanced Research Project Agency (ARPA) du Département de la défense, par la mise en place du premier grand réseau, ARPANET, en 1969. Le but était de partager le temps de travail en ligne entre les divers centres informatiques et groupes de recherche travaillant pour ou avec l'Agence. Ses concepteurs ont disposé d'une très grande liberté. «Internet s'est développé dans un environnement sûr, de colossaux fonds publics et d'une dynamique de recherche désintéressée», sans brimer «ni la liberté de pensée ni l'innovation. D'un côté les milieux d'affaires étaient incapables de s'offrir le long détour nécessaire pour tirer des applications rentables d'un projet aussi audacieux. De l'autre, quand l'armée fait passer la sécurité avant tout - comme cela s'est produit en Union Soviétique et aurait pu se produire aux Etats-Unis - la créativité ne peut survivre ; et quand l'Etat ou les services publics suivent leur instinct bureaucratique profond (...) l'adaptation l'emporte sur l'innovation. C'est dans la zone grise des espaces riches en moyens et relativement libres créés par l'ARPA, les universités, les think tanks novateurs et les grands centres de recherche qu'ont été semées les graines d'Internet»7. Cette première étape d'Internet a, une fois de plus, prouvé que la coopération et le libre accès à l'information sont plus propices à l'innovation que la concurrence et les droits de la propriété privée.

Cette histoire si particulière marque Internet de sa caractéristique essentielle, de plus en plus remise en cause au fur et à mesure qu'Internet devient concrètement un marché nouveau: «l'ouverture». Celle-ci se matérialise tant dans l'architecture d'Internet que dans un mode d'organisation sociale et institutionnelle qui lui permet de se transformer par auto-évaluation, en mobilisant dans une boucle positive de rétroactions des internautes en position de concepteurs et d'utilisateurs des innovations.

Comment cela s'est-il fait ? En fait, explique Castells, trois conditions ont rendu cela possible: premièrement, par l'architecture du réseau, ouverte, décentralisée, distribuée, permettant «une interactivité multidirectionnelle ; deuxièmement, par des protocoles de communication et leur mise en úuvre ouverts, distribués et modifiables (même si les fabricants de réseaux gardent sous copyright certains de leurs logiciels) ; troisièmement, par les institutions de gouvernance du réseau fonctionnant en harmonie avec les principes de base d'Internet, l'ouverture et la coopération8. Ces conditions - dont la troisième est de moins en moins réelle - qui ont pu être réunies sous l'impulsion initiale des chercheurs en informatique, ont produit leurs effets corrélativement à deux autres phénomènes. D'une part, nombre d'étudiants avancés se sont immédiatement emparés de la mise en réseau des ordinateurs «comme d'un instrument de communication libre» ; parmi ses représentants les plus politisés (Nelson, Jennings, Stallman), cette appropriation s'est doublée de la praxis «qu'il s'agissait d'un outil de libération qui, avec l'ordinateur personnel, donnerait aux individus le pouvoir de l'information pour les affranchir à la fois des Etats et des grandes entreprises». D'autre part, ces acteurs jouèrent ainsi un rôle déterminant dans l'essor des «communautés virtuelles», elles-mêmes à l'origine d'un «torrent d'applications que nul n'avait prévues, du e-mail au babillard, au groupe de conversation, au modem et, pour finir, à l'hypertexte»9.

Bien qu'Internet, lorsqu'il est entré dans sa phase de diffusion rapide en 1995, avait déjà été privatisé, il est né toutefois «en portant l'empreinte de son histoire»10, dans un contexte où son architecture technique ouverte autorisait la mise en réseau de tous les réseaux d'ordinateurs n'importe où dans le monde, où le World Wide Web (utilisé sur grande échelle à partir de 1995) pouvait fonctionner sur un logiciel très largement comptaibilisé et où plusieurs navigateurs conviviaux facilement accessibles étaient proposés au public (des pays riches avant tout...).

La culture méritocratique des utilisateurs-producteurs

Marshall McLuhan11 attire l'attention sur le rôle essentiel que les médias jouent dans la construction identitaire de la société, postulant que l'essentiel se trouve dans le médium, c'est-à-dire dans le moyen technique qui valide le message: «l'homme change lorsque les technologies se transforment. Là est le pivot de sa théorie qui repose sur le caractère dominant, à une époque donnée, d'un médium qui structure notre mode de vie»12. Au-delà du contenu excessif que McLuhan et ses interprètes ont donné à cette idée, elle nous confronte à la question de la culture issue d'Internet.

Sur ce point Castells nous renvoie à la «culture des utilisateurs-producteurs», à l'origine de la création et de la configuration d'Internet, qu'il distingue en quatre strates: celle de la techno-méritocratie des chercheurs (la «méga-science»), celle des hackers, celle des communautés virtuelles et enfin celle des net-entrepreneurs13.

1° Les chercheurs14: La culture d'Internet est ancrée dans la tradition (para-)universitaire dans la mesure où, historiquement, ce réseau a été créé dans les milieux de l'enseignement supérieur et les centres de recherche qui leur sont liés. Selon Castells, les traits principaux de la vision «technoméritocratique» des créateurs d'Internet sont les suivants:

a) la découverte technologique est la valeur suprême ;

b) l'importance d'une découverte dépend de son apport à la totalité du champ ;

c) chacun soumet ses découvertes à l'examen des pairs dans un esprit d'«open source» qui marquera profondément et durablement Internet malgré les volontés et les réalités de privatisation ;

d) dans ce processus, les projets sont répartis et les tâches coordonnées par des figures d'autorité contrôlant les ressources ;

e) en prolongement de la logique de l'«open source», la pierre angulaire de l'ensemble de la démarche est la libre communication des logiciels et des perfectionnements introduits grâce à la coopération sur le réseau.

Ces valeurs qui ont la particularité d'être partagées, avant tout par nécessité, à tous les niveaux des chercheurs-concepteurs Internet ont, ainsi, été diffusées dans la culture des hackers.

2° Les hackers15: Castells invoque deux raisons pour expliquer l'importance déterminante de la culture hacker dans la construction d'Internet (les hackers étant caractérisés ainsi: «ces passionnés d'informatique qui inventent et innovent pour le plaisir, non au service d'une institution ou d'une entreprise» et qui ne sont pas réductibles aux pirates informatiques, les crackers). C'est tout d'abord elle qui, «tel un milieu nutritif, entretient les percées technologiques par la coopération et la libre communication ; et c'est ensuite à travers elle que le savoir de la technoméritocratie passe dans la sphère des marchands, qui, à leur tour, vont s'approprier Internet et le diffuser dans toute la société». Directement inspirée de la culture technoméritocratique, celle des hackers s'appuie sur deux notions clés: la liberté et la coopération «associées dans la pratique de la culture du don, qui aboutit finalement à la mise en place d'une économie du don» que rejettent aujourd'hui les principaux acteurs économiques privés d'Internet. Toutefois, et à la différence du reste de la culture universitaire - qui est une méritocratie fondée sur la concurrence et la compétition individualistes - la culture des hackers «est, dans son essence, une culture de la convergence entre les êtres humains et leurs machines dans un échange interactif sans entraves (...), fondée sur la liberté, la coopération, la réciprocité et l'informel». Cette unité des hackers repose en outre sur la «foi commune dans le pouvoir de l'informatique en réseau, et la détermination à conserver à ce pouvoir technologique le statut de bien collectif - au profit pour le moins de la communauté hacker». Ce que nous pourrions considérer, dépassant la pensée de Castells, comme une forme hautement élaborée de l'aliénation au sens classique du terme.

3° Les communautés virtuelles16: Comme le résume Fortin, en dehors de ces deux communautés d'informaticiens, universitaires ou autodidactes, les premiers adeptes des communautés virtuelles ont également participé à la production d'Internet, par l'intermédiaire de la mise en place des messageries, des listes de diffusion, des groupes de conversation, des jeux multi-utilisateurs et autres systèmes de conférences. «Si la culture des hackers a marqué de son empreinte les bases technologiques d'Internet, la culture communautaire a déterminé ses formes, ses méthodes et ses utilisations sociales». Des millions d'utilisateurs ont ainsi introduit sur Internet leurs innovations sociales à l'aide d'un savoir technique souvent fort limité. Néanmoins, lorsque les communautés virtuelles se sont élargies durant la seconde moitié des années 1990, leurs liens initiaux à la contre-culture se sont distendus. C'est pourquoi, écrit Castells, il n'existe pas de «culture communautaire unifiée», mais une totale diversité de communautés virtuelles. Leur héritage n'en est pas moins important, comme en témoigne la vitalité actuelle des différentes modalités de création de réseaux informels et de l'auto-publication, omniprésentes sur Internet. Ainsi, conclut Castells, si la source communautaire de la culture d'Internet a des contenus extrêmement diversifiés, elle n'en a pas moins un impact bien précis sur le réseau: elle fait de lui le support technologique de la communication horizontale et d'une nouvelle forme de liberté d'expression. Elle pose ainsi les bases de l'utilisation de la «mise en réseau par décision autonome» pour s'organiser, agir ensemble et produire du sens». L'essor des mouvements ATTAC nous paraît être un exemple, parmi tant d'autres, de cet aspect de l'appropriation large d'Internet par des communautés virtuelles.

4° Les net-entrepreneurs17: Chercheurs universitaires, hackers, communautés virtuelles, l'évocation de leur apport dans l'élaboration culturelle d'Internet est évidente. On ne peut pas en dire autant des net-entrepreneurs, souvent critiqués par les trois premiers groupes cités, du fait de leur utilitarisme - dérivant directement de la recherche de profit économique - qui récupèrent les valeurs originelles d'Internet. Toutefois, pour Castells, «la grande expansion d'Internet, celle qui l'a propulsé des cercles fermés des experts et des communautés à l'ensemble de la société, a été l'úuvre des entrepreneurs» qui, ajouterions-nous, n'avaient d'yeux que pour sa rentabilisation pourrions-nous dire. Elle s'est produite dans les années 1990, à la vitesse de l'éclair. «Et puisque les entreprises en ont été le moteur, Internet s'est en grande partie structuré autour de ses usages marchands». Le poids terrifiant de la publicité, dès lors que l'on se promène sur le net, ne saurait démentir ces propos. Mais comme cette intervention a été calquée «sur les formes et les pratiques inventées par la culture communautaire, les hackers et les élites technologiques, le résultat est qu'Internet n'est pas plus déterminé par les milieux d'affaires que les autres réalisations sociales dans nos sociétés. Pas moins, mais pas plus (souligné par nous)».

Au-delà de l'appropriation d'Internet par la logique du profit - qu'on ne saurait faire passer au second rang - l'important, au tournant du siècle, est le type d'entreprises qui s'en est dégagé. Il n'y a rien d'absurde à soutenir qu'Internet a transformé les entreprises autant ou plus qu'elles ne l'ont transformé. C'est toutefois non sans idéalisation du rôle d'Internet et des net-entrepreneurs que Castells conclut cela en affirmant: voici que l'entrepreneur fait de l'argent avec des idées et fait des marchandises avec de l'argent. Le capital et la production matérielle deviendraient ainsi, selon lui, dépendants du pouvoir de l'esprit, avec les net-entrepreneurs qui seraient plus des créateurs que des hommes d'affaires et, par-là, plus proches de la culture des artistes que de celle de l'entreprise traditionnelle, leur contribution étant et restant «indispensable à la dynamique culturelle à plusieurs couches qui a donné vie au monde d'Internet». C'est à juste titre que Fortin reproche ici à Castells de mettre sur le même plan les deux notions contradictoires de «liberté de communication» et de «liberté du commerce».

Ainsi se dégage, de l'intégration aux quatre groupes mentionnés ci-dessus jouant les rôles de concepteurs, utilisateurs et producteurs d'Internet, une culture méritocratique, en ce sens qu'elle fonctionne sur un consensus de reconnaissance du mérite, cooptant les insiders, et définissant les deux types d'exclusion, les in-outsiders (simples utilisateurs) et les outsiders (la masse mondiale des non-utilisateurs).

La fracture numérique et la concentration territoriale18

Cette pratique méritocratique crée une contradiction, pour les composantes démocratiques des communautés virtuelles, tels les mouvements ATTAC notamment, qui tentent de la dépasser à travers de puissants réseaux de masse, en faisant (ou essayant de faire) le lien entre les exclus et la globalisation de la communication via Internet. Derrière cette problématique se cache l'un des enjeux capitaux de la lutte anti-mondialisation capitaliste. La «fracture numérique mondiale»19, la plus récente manifestation particulièrement inquiétante de la fracture sociale, peut-elle être remise en cause par la dynamique démocratique des mouvements sociaux ?

Notons ici que la fracture sociale-numérique ne s'articule pas simplement de pays nantis à pays pauvres, mais qu'elle traverse ces entités. Si l'on prend, par exemple, le pourcentage de connexions Internet au domicile dans les pays riches (ici les Etats-Unis), nous retrouvons les mêmes cassures sociales existant de manière répétitive en matière de revenus, de conditions de travail, de formation, etc. Ce sont les cassures séparant les catégories socio-professionnelles (cadres supérieurs 5 fois plus connectés que les ouvriers), les hauts revenus des bas (4 fois moins connectés), les formations supérieures des formations plus élémentaires (8 fois moins connectées), les hommes des femmes (30% de connexions en moins). L'âge jouant d'une manière générale un rôle inversement proportionnel à l'accessibilité Internet20.

Sur le plan mondial, les hôtes (ou host, ordinateurs faisant office de serveurs pour Internet) sont passés de 213 en 1981 à 6000000 en 1995 et 147000000 en janvier 2002. Actuellement ils sont domiciliés ainsi: 98000000 aux Etats-Unis-Canada, 20 mio dans l'Union européenne (UE), 7,2 mio au Japon, 2,3 mio en Australie, 1,7 mio à Taïwan, 630000 en Norvège, 614000 en Suisse, 410000 en Nouvelle-Zélande, 390000 à Hongkong, 220000 en Israël, 215000 en Tchéquie, 211000 en Hongrie, 200000 à Singapour. Soit 132 mio (90%) dans l'essentiel des pays riches (qui totalisent moins de 20% de la population mondiale) où Internet est concentré à l'extrême (65% des hôtes mondiaux domiciliés aux Etats-Unis qui comptent moins de 5% de la population mondiale, 14% dans l'UE qui compte 6% de la population mondiale). Le taux varie ainsi entre 34 hôtes pour 100 habitants aux Etats-Unis et 2 en Grèce, le maximum de l'UE étant atteint par la Finlande, les Pays-Bas, le Danemark et la Suède avec une moyenne de 15, la Suisse atteignant 8. En mars 2002, dans l'UE ce sont, dans l'ordre décroissant, l'Allemagne, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, l'Italie, la France, l'Espagne, la Suède et la Finlande qui totalisent 68% des hôtes de l'UE.

Malgré toutes ces différences, précise Castells, le taux de croissance des hôtes Internet est spectaculaire partout dans le monde, à l'exception de l'Afrique subsaharienne, rattachant ainsi le club des pays nantis aux pays pauvres via le réseau, ces derniers n'ayant toutefois pratiquement pas droit au chapitre en matière de conception, d'organisation et de financement. Il est à noter que l'Afrique noire est, ici aussi, quasiment extra-planétaire. Le niveau de concentration devient encore plus fort, si l'on prend en considération les métropoles des pays nantis, où se localisent l'essentiel des concepteurs, financiers et gestionnaires d'Internet21. Non seulement, les cartes du nombre total par ville des noms de domaines .com, .org, .net et des codes pays d'Internet font ressortir, au niveau mondial, toutes les agglomérations d'Amérique du Nord, d'Europe et de la zone Japon avec, en tête, les grandes agglomérations économiques classiques. Mais, en outre, Castells arrive à faire ressortir de manière éclatante le poids des centres des métropoles, comme par exemple la presqu'île de Manhattan et, dans celle-ci, les quartiers d'affaires. En ce sens, Internet - et la «nouvelle économie» qui lui est rattachée - épouse strictement la conformation territoriale de l'économie capitaliste mondiale. Cela peut paraître banal, mais il vaut la peine de le souligner22. En fait, à l'exception de la Chine, la carte des investissements directs étrangers au niveau mondial en 1997 donne, grosso modo, la carte des ordinateurs reliés à Internet en 1998 ou celle du nombre total des noms Internet de domaines et de codes de pays en 2001 23.

Mais Internet consiste malgré tout en un réseau et des núuds dont les flux dessinent un nouveau territoire mondial, dans la mesure où les relations entre les lieux sont nouvellement définies, les distances relatives changent totalement et deviennent de plus en plus unitaires (inclusions dans le Web) mais aussi isolantes (exclusions du Web ou de la conception et de la gestion d'Internet) et marginalisantes (dépendances en matière de financement). Rien que la capacité de largeur de bande mise en place par les grands acteurs Internet des Etats-Unis est telle, que celles-ci jouent un rôle capital dans le trafic des connexions internationales: «la structure technique d'Internet [...] ressemble à une étoile autour d'un centre, les Etats-Unis [...]. Il est fréquent que les messages échangés entre deux villes d'Europe ou d'Asie, pour ne rien dire de l'Afrique et de l'Amérique latine, transitent d'abord par un núud aux Etats-Unis», cela dit bien que les largeurs de bande européennes ne cessent de croître24.

Au niveau du contrôle de la gestion d'Internet, Castells souligne le fait que l'ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), association privée à but non lucratif qui notamment alloue l'espace aux adresses Internet, gère les noms de domaines et des serveurs, est lié au ministère du commerce des Etats-Unis. De même, l'organisme qui régit les protocoles et le développement du World Wide Web (le World Wide Web Consortium) est ancré au Massachusetts Institute of Technology (MIT).

Reste enfin un problème important peu présent chez Castells: si le tiers monde est en très grande partie mis au ban de la nouvelle forme de concurrence inter-capitaliste électronique, les pays nantis sont généreux avec lui en ce qui concerne la fourniture de... déchets informatiques. Un réel trafic d'ordinateurs usés déverse par centaines de millions les machines hors d'usage dans les pays pauvres (50 millions par an rien que pour les Etats-Unis), principalement Chine, Inde, Pakistan. Avec leurs tonnes de produits toxiques: «des quelque 32 kilos d'un ordinateur personnel [...] 1,725 kg sont du plomb. Il y a aussi du mercure, de l'arsenic, du chrome, du cobalt et bien d'autres éléments pour environ 50 grammes chacun, et du plastique, non-biodégradable bien sûr, pour 6,35 kg.» 25

L'accélération des processus financiers... et des crashs 26

Castells attire notre attention sur un aspect fondamental. Si le modèle de l'entreprise en réseau est particulièrement adapté à l'univers des start-up et de la net-économie, il se répand rapidement dans presque tous les secteurs et devient la forme d'organisation dominante, pas uniquement dans l'industrie électronique. A la suite de Cisco Systems qui a joué un rôle pionnier dans ce domaine, des entreprises comme Nokia, Hewlett-Packard, IBM, Sun Microsystems et Oracle «comptent parmi les firmes les plus avancées dans la restructuration autour d'Internet, tant pour ce qui concerne le produit que pour le processus de production». Mais ce modèle progresse dans toutes les branches d'activité les plus traditionnelles. «Ce qu'Internet ajoute au modèle de l'entreprise en réseau, c'est donc la capacité d'évoluer en liaison organique avec l'innovation, les systèmes de production et la demande du marché, tout en restant concentré sur l'objectif premier de toute entreprise: gagner de l'argent.»

La façon de le gagner a aussi considérablement évolué dans la mesure où les réseaux d'ordinateurs ont transformé les marchés financiers - «arbitres ultimes de la valeur de chaque firme» dans le système capitaliste - par l'accélération maximale (temps réel) des ordres et de la circulation des devises, par l'immense accélération des mouvements boursiers et des (dé)capitalisations boursières. Les dernières et répétées grandes débâcles financières fort médiatisées sont la pour nous le rappeler. A travers ces phénomènes, «les réglementations nationales sont battues en brèche par les flux de capitaux et la transmission électronique, les marchés financiers s'intègrent et finissent par fonctionner comme une entité unique, en temps réel et à l'échelle du globe».

Des conclusions contradictoires

Nous rencontrons Castells lorsqu'il en conclut que, à travers la généralisation du réseau électronique, le nombre d'investisseurs, la quantité de capitaux investis et la diversification des stratégies augmentent exponentiellement, alors que se met en place un marché mondial interdépendant fonctionnant à grande vitesse. Nous le rencontrons également quand il en déduit qu'il en résulte une croissance exponentielle de la volatilité - devenue une tendance systémique du marché - suscitée par un comportement de réaction rapide des investisseurs et une plus grande disponibilité de capitaux à placer.

D'où une «dynamique du chaos» dans le capitalisme mondialisé, doublée d'une constante recherche maximale de croissance de la productivité. D'où la transformation profonde des rapports sociaux dans l'entreprise correspondant à la généralisation de la diversité et de la flexibilité des conditions de salaire, de hiérarchie, d'horaire et de travail en général, du temps partiel et du travail temporaire, se résumant dans l'individualisation des relations contractuelles salariés-patronnat qui caractérisent l'économie à l'ère d'Internet. D'où l'expansion subséquente des statuts d'indépendant-sous-traitant (autrement dit simple salarié externalisé de facto), du télétravail à domicile et de la téléformation (qui va devenir de plus en plus un choix contraint reportant les coûts de la formation continue sur les individus salariés). D'où la tendance à raccourcir toujours plus le temps entre toutes les étapes du processus productif, de la conception à la fabrication, au transport et à la mise en vente. D'où la diversification à l'extrême du produit, d'où le tout publicité et ses offensives pour la surconsommation quasi forcée. D'où d'innombrables tentatives de deviner le marché en temps réel et d'y coller, avec ses conséquences immédiates que sont la multiplication des audits et des restructurations. D'où l'autonomisation des processus de production par rapport au territoire (délocalisation, production just in time et en réseau, flexibilisation des fournisseurs et des sous-traitants, etc.). D'où l'obsession de minimiser les risques en essayant de s'assurer de nouveaux marchés, avec en conséquence les nécessités du rachat massif d'entreprises et de la privatisation tout azimut (l'accord AGCS de l'OCDE/OMC, prévoyant la privatisation massive des services de l'Etat, est là pour nous le rappeler). D'où enfin la relative imprévisibilité et la violence des crashs et des crises avec leurs lots de drames humains à grande échelle.

En fait, Castells nous permet de rejoindre l'ouvrage fondamental de David Harvey, The condition of Postmodernity27, qui réussit à ne pas sombrer dans la fascination (l'idéalisation) politico-technologique que suscite le nouveau système technique du capitalisme tardif, à laquelle Castells n'échappe pas.

Par contre, nous ne pouvons pas conclure avec Castells que «globalement, les marchés financiers ne sont contrôlés par personne (...). Ils sont devenus une sorte d'automate, dont les mouvements brusques ne répondent à aucune logique économique rigoureuse, mais bien à une logique de complexité chaotique, celle qui résulte de millions de décisions réagissant en temps réel et sur une échelle planétaire à des turbulences de l'information d'origines diverses» 28. Implicitement il développe ici une théorie de l'autonomisation sociale de la technologie, dont la logique intrinsèque viendrait à gouverner le monde.

Pas plus que nous ne pouvons admettre ses développements, épistémologiquement nullement expliqués, sur la «nouvelle économie»... dont les mécanismes ressemblent pourtant étrangement à ceux découlant de la très classique loi du profit. Cela dit sans minimiser le fait qu'elle se développe toutefois - et tout simplement - dans des conditions hectiques de reproduction du capital et de recherche du profit à l'ère de la généralisation à cadence forcée du nouveau système technique fondé avant tout sur l'électronique. De même c'est un raccourci pour le moins surprenant, que de simplement définir la «nouvelle économie» comme étant fondée sur la culture de l'innovation, la culture du risque, la culture des anticipations, et finalement la culture de l'espoir en l'avenir, comme le fait Castells, qui ajoute que ce n'est qu'à la condition que cette culture-là survive à sa négation par les tenants de l'ancienne économie industrielle que la net-économie pourra de nouveau prospérer.

1. Titre repris de l'article de Manuel Castells Internet, Netzgesellschaft. Das World Wide Web als neues technisch-soziales Paradigma in Lettre International, n° 54, été 2001, trimestriel, Berlin (www.lettre.de). Notre article se fonde à la fois sur le livre de Manuel Castells (La galaxie Internet, éd Fayard, Paris, 2001, paru en anglais), sur l'article de Manuel Castells mentionné ci-avant (Cf. Lettre International), ainsi que sur la synthèse en 5 épisodes, qu'en a fait Pascal Fortin en mars-avril 2002, parue sur: www.homo-numericus.bonidoo.net/auteur.php3?id_auteur=13. Pour une réflexion autour d'Internet, nous recommandons notamment le site Homo Numericus, magazine d'information sur les questions de société liées aux nouvelles technologies (sur www.homo-numericus.bonidoo.net) ainsi que l'utilisation des dictionnaires sur Internet Netglos (www.wwli.com/translation/netglos/glossary/french.html#hôte) et Dico du Net (http://membres.lycos.fr/jagdico/dico.htm).

2. Cf. Reporter sans frontières, Communiqué Europe du 6.6.02 (disponible sur www.rsf.org) ; Cf. SIS II takes ominous shape sur www.statewatch.org/news/2002/apr/01sis.htm et Cf. Libertés immuables, L'Amérique, nouveau justicier mondial d'Internet, organise la cyber-traque 25.11.01, disponible sur www.enduring-freedoms.org.

3. Renée Larochelle, «Retour vers le futur», in Au fil des événements (édition électronique du Journal de la communauté universitaire de l'université de Laval, Québec), 26 nov. 1998.

4. Castells, La galaxie Internet,op. cit., pp. 9-11.

5. Idem, pp. 13-14.

6. Idem, pp. 28-34.

7. Idem, p. 36.

8. Idem, p. 42.

9. Idem, pp. 38-41.

10. Idem, pp. 28.

11. Cf. Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias,Points, Paris, 1977

12. Alexandrine Civard, «Marshall McLuhan, l'explorateur des médias», mensuel Sciences Humaines, Paris, n° 36, février 1994.

13. Castells, La galaxie Internet, op. cit., pp. 50-51 et, pour la suite de ce § Cf. chapitre 2, La culture d'Internet.

14. Idem, pp. 53 à 55.

15. Bill Gates traite les hackers de voleurs dans sa Lettre ouverte aux amateurs éd. Levy, Paris, 2001, p. 299), écrit Castells (cf. pp. 55 à 69).

16. Castells, La galaxie Internet, op. cit.,pp. 10, 55, 71, 73.

17. Idem, pp. 73 à 80 et Fortin, texte cité, plus particulièrement la partie 1.

18. Pour les données statistiques de ce paragraphe, nous nous sommes référés surtout au site Dati sull'Internet nel mondo et Dati sull'Internet in Europa, disponibles sur www.gandalf.it/dati/dati1.htm, à L'état du monde 2001(éd. La Découverte, Paris), au Population Reference Bureau (organisme semi-officiel des Etats-Unis) et au Département des affaires économiques et sociales de l'ONU.

19. C'est le titre et la matière du chapitre 9 de La galaxie Internet.

20. Cf. Guy Michel, La fracture numérique, Université de Haute-Alsace, disponible sur www.iutcolmar.uha.fr/jpo/fracturenumerique.htm

21. Castells, «Internet», Netzgesellschaft, article cité, § 2.

22. Castells, La galaxie Internet, op. cit., chap. 8 Internet et la géographie, particulièrement les cartes pp. 257, 258 et 263 à 266.

23. Cf. cartes citées à la note 12 et cartes Ordinateurs reliés à Internet 1998 et Investissement direct étranger 1997 sur www.sciences-po.fr/cartographie/cartothèque/cartothèques/cartes_diagrammes/monde.

24. Castells, La galaxie Internet, op. cit.,pp 257-259.

25. Robert James Parsons, «Des millions d'ordinateurs déferlent dans les pays du Sud», quotidien Le Courrier, Genève, 22 juin 2002.

26. Idem, pp. 86 à 113 et Fortin, texte cité, plus particulièrement la partie 2.

27. David Harvey, The Condition of Postmodernity,Basil Blackwell, Oxford, 1989

28. Castells, La galaxie Internet, op. cit.,p. 111.

 

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