"Marxisme et écologie"
L'origine et la nature des menaces pesant sur la reproduction de la vie de classes et de pays donnés:
quelques outils analytiques et fils conducteurs marxistes

François Chesnais[1]
Université de Paris-Nord, Villetaneuse (chesnaisf@aol.com)..
Claude Serfati[2]
Université de Versailles-Saint Quentin (claude.serfati@c3ed.uvsq.fr).

1. Introduction

Deux idées commandent ces notes [3] . La première, c'est que nous (ici la civilisation humaine) sommes entrés, depuis au moins deux décennies déjà, dans une phase de l'histoire du capitalisme où les conséquences environnementales de tendances présentes dès l'origine dans le fonctionnement du capitalisme, sont en train de se matérialiser sous des formes extrêmement graves et à un rythme qui s'accélère [4] . Le point a été atteint où la dégradation des conditions physiques de la reproduction de la vie en société menace à court terme (entre une et trois générations), non seulement les conditions de vie, mais l'existence même de certaines classes, de certaines communautés, voire de certains pays. Comme ceux-ci sont situés le plus souvent, soit dans ce qu'on nomme aujourd'hui «le Sud», soit dans l'ancien «Est», la menace demeure lointaine et donc abstraite dans les pays du centre du système capitaliste mondial. Les groupes industriels et les gouvernements des pays de l'OCDE tirent largement parti de ce fait pour diffuser l'idée que la dégradation des conditions physiques de la vie sociale ferait partie des maux «naturels» que certains peuples seraient appelés à subir. Ce serait pour eux un «malheur» de plus. Les dégradations environnementales planétaires exigeraient donc des pays avancés tout au plus des changements marginaux dans leurs choix technologiques et leur mode de vie quotidienne. Le seul «modèle de développement» proposé aux pays «retardataires» continuerait à être celui projeté par les médias à partir des centres du capitalisme mondial et à devoir se fonder sur les marchandises et les formes de vie sociale produites par les grands groupes industriels et financiers.

Pour comprendre les relations du capitalisme avec ses conditions de production «extérieures», il faut revenir sur ses origines et sur ses fondements sociaux. Le temps de gestation très long des pleins effets de mécanismes présents dans le capitalisme dès ses origines a été et reste plus que jamais un puissant facteur d'inertie sociale dans les pays capitalistes avancés. La guerre menée par le capital pour arracher la paysannerie à la terre et pour soumettre l'activité agricole entièrement et exclusivement au profit, dont nous vivons de nouveaux épisodes aujourd'hui, est une guerre fondatrice du nouveau mode de production et des formes de domination sociales qui lui sont propres. Les deux mécanismes de prédation capitalistes complémentaires, dont on peut analyser le jeu et les effets aujourd'hui, l'un fondé sur la propriété privée de la terre et des ressources du sous-sol permettant l'appropriation de rentes et l'autre sur la déclaration que les autres éléments naturels trop abondants pour être facilement soumis au départ à un mécanisme d'appropriation ou d'exploitation privée ' l'eau et l'air et par extension la biosphère ' seraient inépuisables et donc gratuits, remontent à la première phase d'expansion du capitalisme. Il en va de même pour les mécanismes bien précis de sélection sociale des techniques que le capitalisme a créés et dont la civilisation de l'automobile et les OGM sont l'expression contemporaine.

Tous ces mécanismes et les tendances qu'ils suscitaient étaient inscrits dans les fondements mêmes du mode de production, tout comme dans les modes de domination de classe, nationales et internationales (impérialistes). Le fait que leur temps de gestation a été très long, a permis soit de les ignorer à peu près totalement, soit de travailler théoriquement et politiquement dans l'idée que de telles tendances seraient arrêtées et leurs conséquences rectifiées, réparées après la révolution, dans le cadre du socialisme.

Au cours des trois décennies de très forte croissance de l'après-guerre,il y a eu une accélération considérable du jeu de mécanismes cumulatifs destructeurs des équilibres écologiques sous l'effet des formes de production et de consommation du «fordisme», comme de celles de l'économie «planifiée» stalinienne. Mais puisque ces mécanismes étaient associés à une élévation importante du niveau de vie, quoique pour l'essentiel dans les pays développés, des réflexes de cécité collective ont prévalu. Gouvernements, entreprises et partis et syndicats ouvriers se sont entendus tacitement pour faire silence sur les questions écologiques. Aujourd'hui, la gravité de la situation est connue. Les travaux de la commission scientifique créée par les Nations Unies ont établi que certains domaines, tels que les ressources non renouvelables et sans doute la biodiversité, les dégradations ont atteint des seuils d'irréversibilité, ou en tout cas en sont proches. Les gouvernements des pays capitalistes développés et les institutions internationales ne s'engagent pas moins dans la voie d'une aggravation de la situation par l'élargissement de «droits à polluer» qui systématisent le caractère intangible de la propriété privée ainsi que le droit du capital au pillage de la nature. Du côté de ceux désignés aujourd'hui sous le terme «anti-mondialiste», onconstate simultanément une conscience assez forte de l'existence d'un lien entre ces dégradations et la libéralisation et la déréglementation qui mettent le pouvoir économique effectif entre les mains des «marchés», mais une forte réticence à mettre en cause le capitalisme ainsi que les formes dominantes de la propriété des moyens de production, de communication et d'échange. Notre espoir est que les travaux de cette section du Congrès contribueront à donner à des questions qui touchent aux conditions physiques de la reproduction de la vie en société (dans l'immédiat celle de sociétés déterminées), le statut de questions théoriques et politiques de premier plan et à lancer un travail plus collectif.

La seconde idée qui sera explorée dans ce texte, est que pareille situation constitue une crise pour l'humanité, une crise de la civilisation humaine, mais qu'en ce qui concerne le capitalisme les choses ne peuvent pas être déclinées ainsi. La ou les crises écologiques, crises planétaires mais aux effets inégaux, sont les produits du capitalisme, mais ils ne sont pas des facteurs centraux de crise pour le capitalisme. La crise écologiste a ses origines dans les fondements et les principes de fonctionnement du capitalisme, doublés des conséquences de l'organisation politique et économique des Etats bureaucratiques, Chine comprise. Aujourd'hui elle se développe de façon accélérée sous l'effet de la recherche par le capital de «solutions» à ses contradictions profondes (taux et masse de la plus-value, taux de profit, suraccumulation endémique, etc.) dans une fuite en avant débridée rendue possible par la libéralisation, la déréglementation et la mondialisation. Prise sous cet angle, la crise écologiste est donc une «crise capitaliste». Mais elle voit la pleine réaffirmation de la volonté et de la capacité récurrente du capital à reporter sur son milieu «externe», géopolitique et maintenant environnemental (la biosphère) les conséquences de contradictions qui sont exclusivement les siennes, au sens où elles surgissent des rapports de production et de propriété qui le fondent. De ce point de vue, en affirmant l'intangibilité du niveau de vie, mais aussi du mode d'existence matérielle des Américains, Georges Bush exprime tout haut une position partagée par les principaux groupes industriels et financiers mondiaux (et pas seulement américains), comme par de nombreux gouvernements qui ne sont pas fâchés qu'il ait pris sur lui de torpiller l'accord ad minima de Kyoto. La situation qui est réservée aux "pays du Sud" témoigne de la pérennité des rapports de domination impérialiste, mais dans un contexte où les populations de ces pays peuvent être laissées sous le contrôle des "lois naturelles" proposées par Malthus à l'aube du dix-neuvième siècle.

On aura compris que nous (ici les auteurs de cette note) ne partageons pas l'idée que par le biais de la destruction ou du grave endommagement de l'environnement naturel, le capital mettrait en danger, et même détruirait, ses conditions de reproduction et de fonctionnement comme capital. Nous n'adhérons pas à la thèse de la «seconde contradiction». [5] C'est au c'ur des mécanismes de création et d'appropriation de la plus value que gisent les contradictions qui font que «la véritable barrière de la production capitaliste, c'est le capital lui-même». [6] Dans la sphère de l'environnement naturel, le capital représente une barrière, ou plus exactement une menace pressante pour l'humanité ' et dans l'immédiat pour certaines parties précises de celle-ci ' mais non pour le capital lui-même. Sur le plan économique, le capital transforme les pollutions industrielles, ainsi que la raréfaction et/ou la dégradation de ressources comme l'eau, voire de l'air, en «marchés», c'est-à-dire en champs d'accumulation nouveaux. Dans des domaines comme celui des retombées du décryptage du génome ou celui des OGM, on voit des stratégies de domination économique et politique sans précédent dans leur forme et leur visée [7] , doublées de 'paris' technologiques aveugles d'une irresponsabilité sociale totale, dont le moteur est la satisfaction des actionnaires. Sur le plan politique, il est pleinement capable de reporter le poids des dégradations sur les pays et les classes les plus faibles et au besoin, en dernier recours, de diriger toute la puissance militaire des impérialismes dominants vers des taches de «maintien de l'ordre» partout dans le monde où les dégradations des conditions d'existence de peuples sous l'effet des destructions environnementales pourraient provoquer des soulèvements.

Ce qui est en cause au plan théorique, notamment, est le contenu qu'il faut donner à la notion de «mode de production». Nous pensons que pour Marx, le terme désigne un mode de domination sociale, autant qu'une forme d'organisation de la production matérielle. Il nous paraît également profondément erroné de réduire la reproduction du capital à ses seules dimensions économiques. Nous avons affaire à un processus de reproduction d'une domination sociale mondialisée. Au niveau atteint par la polarisation de la richesse, cette domination est celle, à l'échelle globale, d'une petite, voire d'une toute petite fraction de l'humanité, fraction elle-même concentrée majoritairement dans les pays capitalistes avancés. La domination repose sur des bases où «l'économique» et le «politique» sont inextricablement mêlés. Il est impossible de dissocier les destructions environnementales et écologiques des agressions portées contre les conditions de vie des prolétaires urbains et ruraux et de leurs familles, notamment ceux des pays dits du Sud, sous domination impérialiste. Il est tout aussi impossible de ce fait de dissocier les formes économiques de la domination et de la violence de leurs formes politiques et militaires [8] . Pris ensemble, les destructions environnementales et écologiques et les agressions portées contre les conditions de vie des prolétaires sont le résultat des effets cumulés de mécanismes sécrétés par le fonctionnement du mode de production capitaliste depuis des décennies et de la domination renouvelée contemporaine du capital financier d'essence rentière. Sa domination est adossée aux politiques néolibérales qui en amplifient les effets dévastateurs. Ce sont aujourd'hui les conditions de la reproduction de l'humanité qui sont mises en péril dans leurs dimensions à la fois proprement humaines et écologiques. Pour revenir de nouveau à la thèse de la «seconde contradiction», le capital entend faire de la «réparation» des dégradations écologiques un marché. Celles-ci ne vont pas affecter sa reproduction comme capital. Enfin les gouvernements des pays riches veilleront à ce que les conséquences de la «crise écologique» affectent le moins et le plus tard possible les conditions de reproduction du mode de vie des propriétaires du capital, de leurs dépendants et des couches sociales qui font cause commune avec eux.

Avant d'approfondir un peu l'énoncé de ces deux idées qui commandent notre réflexion, nous voulons dire quelques mots sur des points de nature préalable. Il s'agit d'une obligation qui nous est propre, au moment où nous abordons pour la première fois un terrain où 'uvrent beaucoup de spécialistes, mais que les théoriciens du capitalisme ont peu exploré.

Le retard est celui que nous (les auteurs de ce texte) reconnaissons personnellement. Mais il est aussi, nous semble-t-il, celui plus généralement de la très grande majorité de ceux qui se réclament du marxisme. L'analyse et la discussion des questions relatives à l'environnement et aux menaces écologiques de plus en plus pressantes qui pèsent sur les conditions physiques et sociales de la reproduction dans des parties déterminées du globe, se sont faites, nous semble-t-il, et continuent pour l'instant de l'être, très largement en dehors d'une référence forte à une problématique marxienne et/ou marxiste [9] . Elles se sont faites, sauf exception, sans que ne soient établis de liens forts avec les ressorts de l'accumulation capitaliste, laquelle s'effectue aujourd'hui sous l'égide d'une configuration nouvelle du capital financier. Elles se sont faites sans qu'il n'y ait d'énoncé clair du fait que les rapports de production capitalistes sont simultanément des rapports de domination, dont la reproduction et l'extension s'opèrent dans le cadre de rapports impérialistes renouvelés.Elles se sont faites en dehors de l'analyse critique des rapports sociaux fondés sur la propriété privée et de la démonstration de leurs implications quotidiennes.

La responsabilité de ces carences et de ces retards incombe aux marxistes autant, et en ce qui nous concerne, plus qu'aux écologistes. Il est évidemment indéniable que dans leur grande majorité, les écologistes ont cru pouvoir, ou ont même délibérément voulu éviter de fonder leurs propositions sur une critique du capitalisme de type marxien ou marxiste. Ils ont atténué, sinon gommé l'importance des rapports entre le "productivisme" et la logique du profit, de même qu'ils ont fait silence sur le rôle de la propriété privée dans la crise écologique. Cela contribue fortement à expliquer que leur combat ait été voué à l'échec, ou pire, à la récupération par le système. L'absence d'une posture anticapitaliste a conduit la plupart des partis Verts européens à devenir des simples partenaires "éco-reformistes" de la gestion social-libérale du capitalisme par les gouvernements dirigés par des partis sociaux-démocrates ou staliniens repentis. Mais la montée de la pensée écologiste et des formations politiques qui l'ont portée, n'aurait pas été possible sans le terrible vide théorique et politique qui s'est formé du côté des marxistes et qui a duré au moins jusqu'au début des années quatre-vingt-dix [10] .

Ce retard très important de l'analyse marxiste est le résultat conjugué de nombreux facteurs. Il plonge ses racines dans la lecture unilatéralement "productiviste" du travail de Marx et d'Engels qui a été faite pendant des décennies. Dans la conception qui a prévalu, 'l'enveloppe' institutionnelle et organisationnelle dans laquelle s'effectue le développement des forces productives, y compris celui de la science, est reconnue comme étant capitaliste de part en part, mais sans que cela n'affecte autrement que de façon tout à fait superficielle l'orientation et les résultats de ce développement. La science, la technologie et les 'formes de cultiver et de fabriquer', autrement dit les formes de relations avec la 'nature', seraient pour le socialisme à la fois un 'héritage' et un 'tremplin'. Ils constitueraient d'abord un 'héritage', que le socialisme pourrait accepter: certes, après inventaire, mais un inventaire quand même assez sommaire. Ils seraient ensuite un 'tremplin' à partir duquel l'humanité pourrait avancer sans n'avoir à opérer plus que des infléchissements et sans avoir à gérer d'immenses dégâts en tentant d'en renverser une partie au moins des conséquences. C'est sur ce socle que le mouvement ouvrier traditionnel - les syndicats et les partis sociaux-démocrates aussi bien que communistes - a pu construire les positions qui en ont fait les défenseurs de l'énergie nucléaire comme de l'industrie automobile. Pour les PC occidentaux et les syndicats liés à la FSM, il s'agissait aussi de défendre l'expérience, désastreuse du point de vue écologique comme sur tous les autres plans, du "socialisme réel" et de la domination sociale de la bureaucratie stalinienne.

Les changements dans les rapports de force entre le capital et le travail nés de la 'contre-révolution conservatrice' et de la libéralisation et déréglementation imposées aux classes ouvrières et aux salariés de tous les pays, n'ont fait qu'aggraver les choses. La 'sauvegarde de l'emploi' est devenue le but prioritaire, sinon unique, de l'action du mouvement ouvrier, devenant l'un des arguments majeurs qui est opposé à toute proposition sérieuse de limitation de l'usage de l'automobile, comme à l'application même des textes de loi bien limités en matière de contrôle de certaines pollutions, par exemple dans les industries chimiques. La 'défense de l'emploi' est mobilisée pour que l'agriculture productiviste et polluante, ainsi que les très puissants intérêts agro-alimentaires qui lui sont liés, gravement mis en cause par la 'maladie de la vache folle', soient touchés de façon aussi limitée que possible, sinon pas du tout.

En ce qui concerne le courant trotskiste dont nous sommes issus, la répétition des positions des principaux dirigeants et théoriciens du parti bolchevique datant des années vingt est venue conforter des positions largement conformes à celles des appareils de la CGT et de FO. Revenons un instant sur l'influence des dirigeants bolcheviques dans le retard théorique et politique dont les auteurs de ce texte ont hérité. La victoire de la première révolution prolétarienne dans un pays peu industrialisé et à faible développement des capacités de recherche scientifique et technique a très fortement accentué l'approche fondée sur «la maîtrise des lois naturelles» et la «domination de la nature». Elle explique l'éloge du taylorisme par Lénine, les discours sur la science et la technique de Trotsky [11] et les positions sur la science et la technique de Boukharine, fortement teintées de positivisme [12] .

Il faut donc revenir à Marx et Engels pour les relire, retravailler la critique du capitalisme dont ils ont jeté les fondements. De même qu'il faut décliner aussi, de façon autrement plus ferme que cela n'a été fait jusqu'à présent, la critique 'écologiste' des formes matérielles de la civilisation du capital financier monopoliste.

Revenir à Marx ne veut pas dire tenter de soutenir que celui-ci, tout comme Engels avec lui et après lui, n'auraient pas écrit des choses contradictoires, défendu des positions dont la réconciliation n'est pas toujours évidente. A côté de très importants éléments critiques, qui ont été longtemps presque complètement négligés par les théoriciens marxistes après Marx, il existe bel et bien dans leur travail de nombreux textes dont ont pu, et dont peuvent toujours se réclamer, les tenants de la 'science facteur de progrès' en toutes circonstances, ou presque, des textes qui font le panégyrique du capitalisme sur ce plan.

Ces textes à la gloire de la science, tout comme ceux qui font le panégyrique de l''uvre accomplie par le capitalisme et la bourgeoisie, doivent être replacés dans leur contexte, celui des premières grandes expositions universelles qui ont frappé tous ceux qui les ont vues. Si Marx et Engels n'y avaient pas été sensibles, on peut être certain que ceux qui leur font un procès en positivisme et en scientisme, les accuseraient d'avoir vécu hors de leur temps, ou absolument en marge de celui-ci ! Ces textes doivent aussi et surtout être situés dans la perspective historique et les délais de la transformation sociale qui sont ceux de Marx, comme de tous les théoriciens révolutionnaires au moins jusqu'à la Seconde guerre mondiale. Dans l'esprit de Marx, le capitalisme est appelé à disparaître assez vite, car c'est assez vite qu'un système marqué par des crises qui sont autant d'appels réguliers à l'action, aura réuni les conditions objectives et subjectives de son dépassement: les nouveaux moyens de production et de transport maritime et terrestre et les premiers moyens de communication et une classe ouvrière concentrée, prête à être organisée sur le plan syndical comme sur le plan politique dans une perspective de renversement du capitalisme.

Il assez bien connu que les textes sur le caractère progressiste du capitalisme sur le plan de la création scientifique et technologique sont constamment qualifiés sous l'angle de leurs conséquences très négatives pour les travailleurs [13] . Ce qui a été dit moins souvent, c'est que certains de ces textes [14] , le sont également sous l'angle de leurs conséquences néfastes pour la 'terre', terme qu'il faut considérer comme un raccourci servant à désigner de façon beaucoup plus large les conditions naturelles, physiques de la production et de la reproduction.

L'un des passages où Marx est le plus explicite par rapport aux conséquences 'écologiques' du capitalisme est celui qui clôt la longue quatrième section du livre I du Capital sur la production de la plus value relative. Il y traite de l'exploitation du travail dans le secteur agricole, dans le cadre de développements plus large sur les rapports entre l'agriculture et la grande industrie. Une lecture tant soit peu attentive de ces développements indique à quel point, pour Marx, l'idée de progrès est subordonnée à celle de révolution: 'Avec la prépondérance toujours croissante de la population des villes qu'elle agglomère dans de grands centres, la production capitaliste, d'une part accumule la force motrice de l'histoire; d'autre part, elle détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie intellectuelle des travailleurs rustiques, mais elle trouble encore la circulation matérielle entre l'homme et la terre (etc)' [15] . Aujourd'hui comme hier, dans des conditions historiques différentes, l'enjeu est là: dans la capacité d'auto-organisation [16] de cette population, majoritairement urbaine, de vendeurs de leur force de travail (de salariés et de chômeurs qui sont des «prolétaires» même s'ils ne sont plus majoritairement ouvriers) jusqu'à être capables de jouer ce rôle de 'force motrice de l'histoire', c'est-à-dire de sujet politique décidé à en finir avec le capitalisme.

En l'absence ou dans une situation de paralysie de ce sujet politique, ce qui l'emporte est la consolidation et l'accentuation d'un processus où 'chaque progrès de l'agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailler, mais encore dans l'art de dépouiller le sol; chaque progrès de l'art d'accroître la fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les Etats-Unis par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s'accomplit rapidement'. Et Marx de terminer par cette phrase dont il a été finalement fait un emploi théorique, assez ou même très limité: 'La production capitaliste ne développe donc la technique (') qu'en épuisant les deux sources d'où jaillissent toute richesse, la terre et le travailleur' [17] .

uisque les révolutions du 20° siècle ont été défaites -- de l'intérieur autant et même plus que de l'extérieur -- et qu'il n'y a pas eu de passage du capitalisme vers une forme d'organisation sociale où il y aurait une maîtrise par l'humanité des conditions matérielles de sa reproduction, y compris, ou plus exactement d'abord et surtout, de son environnement naturel planétaire, la biosphère comprise, c'est dans le cadre de l'hypothèse pessimiste que l'on est contraint de se situer. Marx pensait très certainement pouvoir l'indiquer simplement «pour mémoire» pour ainsi dire et les bolcheviques pouvaient encore penser quelques décennies plus tard emprunter au capitalisme ses technologies comme tremplin vers une situation où ils libéreraient la science et la technique de son enveloppe capitaliste, mais nous sommes obligés de procéder bien différemment.

Nous sommes contraints de tenter de nous dépêtrer de l'économicisme ambiant. Rien ne serait plus urgent que de modifier le terrain et les termes actuels du dialogue des marxistes avec les courants de pensée dominants, même «hétérodoxes», afin de se réapproprier une critique aussi radicale que possible du capitalisme ainsi que de la domination bourgeoise. Etre fidèle à Marx aujourd'hui, c'est le relire pour rechercher avec lui (et pas juste chez lui), tous les traits prédateurs et parasitaires, de même que toutes les tendances à la transformation des forces initialement ou potentiellement productives en forces destructives, inscrites dans les fondements du capitalisme dès le départ, mais dont le temps de gestation et de maturation a été très long. Il y a toujours eu chez Marx une incitation à la critique la plus radicale possible, au «catastrophisme» ainsi que certains se plaisent à le dire. Aujourd'hui il est devenu nécessaire, nous semble-t-il, de laisser libre cours à cette critique radicale, «pessimiste».

Il faut donc «prendre le la» sur des remarques du type de celle qu'on trouve dans l'Idéologie Allemande, quand Marx observe que «dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent plus être que néfastes dans le cadre des rapports existants; elles ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices (le machinisme et l'argent)». [18] Dans l'Idéologie Allemande, Marx ne pousse pas l'idée plus loin. Il n'est pas sûr non plus qu'en parlant de ces deux mécanismes destructifs, Marx pense à la destruction de «la nature». Ici comme dans les écrits philosophiques antérieurs et comme dans la Capital ensuite, Marx se réfère surtout au sort des prolétaires et de leurs familles, ainsi qu'à celui des couches non-prolétarisées les plus exploitées. Rappelons en quels termes Marx énonce dans le livre I du Capital, la manière dont «la loi qui met l'homme social à même de produire davantage avec moins de labeur, se tourne en milieu capitaliste ' où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service des travailleurs, mais le travailleur qui est au service des moyens de production ' en loi contraire, c'est-à-dire que plus le travail gagne en ressources et en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur leurs moyens d'emploi, plus la condition d'existence du salarié, la vente de sa force de travail, devient précaire». [19]

Aujourd'hui, Marx énoncerait une «loi» (c'est-à-dire un mécanisme macro-social de première ampleur) complémentaire relatif à la destruction de l'environnement naturel, des ressources naturelles et de la biosphère. Le terme complémentaire est indispensable, car c'est dans le processus de constitution des «prolétaires» de ceux qui ne peuvent vivre que de la vente de leur force de travail, et de leur domination par le capital, que gisent certains des plus importants mécanismes de destruction de cet environnement.

En se plaçant dans une perspective de gestation longue, cette section va donc porter sur les plus importants mécanismes économiques et sociaux qui sont à l'origine des tendances «cachées» ou «inaperçues» du capitalisme à la prédation et au parasitisme et à la transformation de forces initialement ou potentiellement productives en forces destructives [20] dans le domaine de l'environnement naturel et de la biosphère. Bien qu'elles coexistent avec les tendances «progressistes» sur lesquelles l'accent a surtout été mis par tous les commentateurs de Marx jusqu'aux travaux cités plus haut, elles caractérisent dès le départ les relations que le capitalisme établit avec les conditions extérieures de production qu'il rencontre au moment de son émergence et dans le cadre desquelles il se meut. La dernière sous-section du point 3, cherchera à décliner très brièvement les conséquences de la centralisation et de la concentration du capital et la formation de certains des oligopoles les plus puissants autour d'activités, d'industries et de formes de vie quotidiennes ayant les plus forts effets destructeurs des conditions naturelles de reproduction de la vie. [21]

C'est dans le monde rural et avec la pénétration des rapports de production capitalistes dans l'agriculture et l'élevage qu'il faut commencer. C'est là que se situe l'un des fondements les plus cruciaux du mode de production et de domination que nous subissons et que se trouve aussi l'origine de l'un des mécanismes les plus permanents d'atteinte aux métabolismes sur lesquels la reproduction physique des sociétés humaines repose. Nous sommes en présence d'une sphère où le capital financier continue sa poursuite simultanée de profit et de formes renouvelées de domination sociale, en prenant appui sur un processus qui remonte au début du capitalisme, mais que nous connaissons sous deux formes à la fois complémentaires et successives.

L'expropriation des producteurs paysans directs et la soumission de la production agricole et animale au marché et au profit sont des mécanismes qui datent de la formation du capitalisme en Angleterre [22] . On sait le rôle fondamental que joua ici l'expropriation des agriculteurs anglais du 16° au 18° siècle, notamment au moyen du mouvement clôture privée des terrains communaux dit des enclosures, décrit par Thomas More comme un mécanisme social au terme duquel les troupeaux «mangent les hommes» ("sheep devouring men"). Marx a placé le processus d'expropriation de la paysannerie au c'ur des mécanismes de l'accumulation primitive. Mais ce processus n'a jamais cessé et il se poursuit à ce jour. Il n'est pas imputable aux seules politiques du FMI, aussi nécessaire soit-il de les incriminer. C'est au c'ur des rapports de production et de domination qu'il se situe.

Depuis les premières colonisations, l'histoire économique et sociale des pays du «Sud» subordonnés à l'impérialisme est celle, pour ce qui nous concerne ici, de vagues successives d'expropriation des paysans au profit de formes concentrées d'exploitation de la terre (déforestations, plantations, élevage extensif, etc.) pour l'exportation vers les pays capitalistes centraux. Lorsqu'on examine la situation des plus grands exportateurs de matières de base non-minières ' le Brésil, l'Indonésie ou les pays du Sud de l'Asie ' on est face à un processus où les destructions environnementales et écologiques de plus en plus irréversibles vont de pair avec les agressions incessantes portées contre les conditions de vie des producteurs et leurs familles, de sorte qu'il est impossible de dissocier la question sociale de la question écologique. Les bénéficiaires ont toujours été les mêmes: les grands groupes de négoce puis de production agro-alimentaire alliés dans des configurations multiples et changeantes aux classes dominantes locales, oligarques rentières ou capitalistes. Les attaques du capital contre la production directe a fomenté en permanence la lutte des classes dans les campagnes, d'abord dans les pays capitalistes les plus anciens et au 20°siècle dans la pays du «Sud». Aujourd'hui la nouveauté consiste dans une prise de conscience de l'interconnexion entre les destructions écologiques et les agressions contre les conditions d'existence de producteurs, qui est l'un des traits, en Amérique latine comme en Asie, des nouveaux mouvements paysans.

L'intérêt théorique de l'agriculture et sa très grande importance sociale sont d'illustrer les enjeux de la question de la maîtrise par les producteurs directs de leurs conditions de production. Dans l'agriculture la séparation ou la perte de maîtrise s'est produite deux fois. Dans le cas des pays à implantation capitaliste ancienne, ces deux expropriations successives ont eu lieu à des siècles d'intervalle. La première fois la séparation des producteurs directs de leurs conditions de production s'est confondue avec le mouvement d'expropriation massive de la paysannerie. Dans beaucoup de passages du Capital ou des Grundrisse, Marx, tout en explicitant les conditions et les effets humains, la considère comme inévitable et même nécessaire. Le passage à une agriculture moderne prenant appui sur l'agronomie des «gentlemen farmers» du 18° et du 19° siècles et sachant recycler ses déchets selon les préceptes de la nouvelle chimie du sol, lui paraît un point de passage incontournable. Et cela, même s'il prend conscience très vite que la soumission de l'agriculture aux rythmes de croissance commandés par l'industrialisation rapide devait bouleverser les métabolismes naturels et commencer le mouvement de fuite en avant où «chaque progrès de l'art d'accroître la fertilité pour un temps, (est) un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité».

En Angleterre d'abord, puis avec des temps de retard divers dans presque tous les pays, le premier mouvement d'expropriation est suivie d'une phase plus ou moins longue, où paraît se reconstituer une forme nouvelle de maîtrise par les producteurs directs de leurs conditions de production capitalistes (seuls les Etats-Unis font ici, comme dans tant de domaines, exception les premiers et beaucoup plus tôt). Cette maîtrise partiellement retrouvée, sans doute largement en apparence et tout à fait momentanée, se fait dans le cadre d'exploitations capitalistes de dimension moyenne ou d'exploitations paysannes dont les propriétaires ont bénéficié d'une formation agronomique et où peut se pratiquer une agriculture se rapprochant au moins un peu du type de celle décrite idéalement par Berlan, «des innovations résultant d'une intelligence collective, associant savoir faire scientifique et savoir faire paysan pour se prêter ensuite au partage et sachant convaincre la nature de travailler amicalement pour nous» [23] .

Cette maîtrise retrouvée est rendue passagère par le rythme de l'industrialisation et de l'urbanisation et surtout par la nécessité absolue, du point de vue de l'accumulation du capital, que les marchandises entrant de façon centrale dans le coût de reproduction de la force de travail soient aussi bon marché que possible. L'augmentation coûte que coûte de la productivité agricole a deux effets: elle débouche sur ce qui est nommé et critiquée aujourd'hui très hypocritement comme le «productivisme à tous crins»et «l'agriculture polluante». On fait mine «d'oublier» qu'ils sont le résultat de politiques délibérées, fortement subventionnées, qui ont aussi pour effet de livrer l'agriculture à la très grande industrie agro-chimique, lieu de développement aujourd'hui des biotechnologies. Pas à pas, le cultivateur subit depuis trente ans en Europe (et bien avant aux Etats-Unis) une nouvelle phase d'expropriation. Son point d'achèvement est la mise en place de l'immense dispositif technologique et institutionnel destiné à en finir avec ce qui a toujours semblé un processus immuable, et à interdire aux agriculteurs de semer une partie du grain qu'ils récoltent, tant par la loi internationale (celle de la protection par l'OMC de la brevétabilité du vivant) que par une technique de transgenèse ' baptisé par Monsanto du nom explicite et maintenant célèbre de Terminator -- qui permet de produire un grain (et bientôt d'autres semences) stérile qui ne peut pas se replanter. A moins de la plus forte résistance sociale et politique, le capitalisme sera parvenu au terme de son processus d'expropriation des producteurs et de domination du vivant. Il sera passé de l'expropriation des paysans jusqu'à l'expropriation du droit général des êtres humains de reproduire et bientôt de se reproduire, sans utiliser les techniques brevetées, sans payer son dû à l'industriel, et derrière lui à ses actionnaires et aux marchés boursiers [24] .

.2. Ressources naturelles et rente

La clef de la position du capital sur les ressources naturelles a été formulée par Jean-Baptiste Say lorsqu'il dit que les richesses naturelles quine peuvent être «ni multipliées, ni épuisées ne sont pas l'objet de la science économique». [25] Par là il signifie que le capital ne s'intéresse à une ressource naturelle que dans deux cas. Le premier est lorsqu'elle peut être «multipliée», c'est-à-dire produite avec profit dans le cadre de la valorisation du capital, soit en étant soumise à un processus de transformation ou de prestation de service, soit offerte sur le marché sous forme de substitut industriel (qui sera imposé au besoin contre le vrai produit naturel moyennant des stratégies similaires à celles employés par les groupes de l'agro-chimie pour les hybrides et les OGM). Le second cas est celui de la ressource naturelle, initialement considérée comme inépuisable, dont la raréfaction progressive, sinon les perspectives d'épuisement, en font une ressource qui peut ouvrir des droits à rente à ceux qui en contrôlent l'accès.

Il faut donner à la théorie de la rente le plus grand développement possible et pousser l'analyse de la place faite dans le capitalisme aux rentiers de toutes catégories. La propriété privée du sol et des ressources naturelles agricoles et minières qui lui sont liées, donc la possibilité qui s'ouvre de percevoir un type de revenu ' la rente ' dont le propre est d'être fondée sur le seul fait de jouir de la propriété exclusive des ressources en question, sont nées avant le capitalisme. Le rapport qui doit être qualifié objectivement, scientifiquement, de parasitaire (même si ce terme comporte un jugement de valeur), que le propriétaire établit avec les ressources sur lesquelles il est «assis» et avec ceux qui les mettent en valeur par leur travail, lui est bien antérieur. C'était le socle de l'économie rurale à l'époque féodale. Mais l'économie marchande dans sa phase d'expansion mondiale d'abord et le capitalisme ensuite, ont donné à la rente un formidable développement. Il est aisé de comprendre pourquoi. Un système et un mode de domination sociale qui se fondent sur la propriété privée des moyens de production et sur l'argent comme forme de richesse universelle et de puissance sociale, n'ont pas d'autre possibilité que de légitimer la propriété privée sous toutes ses formes.

Passée une courte période de conflit entre les capitalistes et les propriétaires fonciers agricoles (conflit largement circonscrit à la France, avec le démantèlement de la propriété ecclésiastique et l'abolition des droits féodaux, et à l'Angleterre, avec la stigmatisation de la rente dans la théorie de l'accumulation de Ricardo et le différent sur les lois taxant l'importation du blé), le profit a fait la paix avec la rente. La terre agricole a été reconnue comme source de rente, mais aussi les cours et les chutes d'eau exploitables industriellement, les mines de fer, de charbon et de tous les métaux non ferreux, de même plus tard que les gisements de pétrole et aussi les terrains à bâtir et le sol urbain. Une large panoplie de mécanismes ont assuré une osmose entre rente et profit. On est bientôt passé de la subordination de la rente au profit, à son incorporation dans le profit. On voit surgir de multiples configurations de l'interpénétration et de confusion entre rente et profit. Dans le livre III, Marx en examine un cas qui nous intéresse directement, puisqu'il concerne la rente tirée de la propriété de chutes d'eau nécessaires à l'industrie textile ' rente sur l'eau, une ressource que Say déclarait «gratuite par ce que inépuisable» [26] .

Les mécanismes d'interpénétration de la rente et du profit ont plus tard été consolidés par la montée en puissance de la catégorie de ceux que Marx nomme les capitalistes «passifs», bénéficiaires d'une rente assise sur la possession d'un capital-argent. Comme on sait, on a là un capital dont la valorisation repose sur un droit de propriété (aujourd'hui surtout matérialisé par des actions) ou sur une créance (des titres de la dette notamment) dont son détenteur attend qu'il lui produise un revenu. Marx a analysé les singularités des types de revenu découlant purement et simplement d'un droit de propriété. Il le fait précisément dans le cadre de l'analyse de la rente foncière postérieure à l'avènement du capitalisme. Il la compare aux titres porteurs de la dette publique, et il écrit que comme ceux-ci "Le titre de propriété foncière n'a rien à voir avec le capital qui est investi. Sa valeur est fondée sur une anticipation" [27] . Dans un autre texte, il précise le prix à payer pour cette exigence que s'arroge le rentier: "Une anticipation de l'avenir - une véritable anticipation ne se produit en général dans la production de la richesse que relativement au travailleur et à la terre. Leur avenir à tous deux peutêtre réellement anticipé et dévasté par un surmenage prématuré et l'épuisement, par la perturbation de l'équilibre entre dépenses et rentrées. Cela se produit pour l'un et pour l'autre dans la production capitaliste" [28] .

Avec le mot «épuisement», Marx nous met en présence d'une notion clef. Le propriétaire d'un titre de propriété de terres, de mines, de gisements, mais aussi d'actions et d'obligations, attend que ses rentes tombent. Son seul réflexe relevant de la «rationalité économique» est de faire des évaluations sur le montant et la durée des flux rentiers afin de pouvoir les négocier sur des marchés spécialisés. Un point c'est tout. La relation est parasitaire de façon inhérente. Les idéesd'entretien, de restitution, de gestion dans la durée peuvent s'imposer au propriétaire, ou (cas le plus fréquent) lui être imposées dans certaines circonstances. Elles ne lui viennent pas spontanément. Le penchant naturel du rentier est simplement de jouir des flux de revenus tant qu'ils durent. Le propriétaire d'obligations d'Etat n'a que faire du coût que ceux sur qui pèsent les impôts doivent supporter pour qu'il touche ses intérêts, véritable tribut perpétuel. Le détenteur d'actions n'a que faire du coût supporté par les salariés, tant qu'il peut empocher , grâce au gouvernement d'entreprise fondé sur "la création de valeur pour l'actionnaire" , ses dividendes et plus-values dont le montant est directement proportionnel à la baisse du coût de la force de travail.

Loin de considérer que le comportement des rentiers concerne uniquement la sphère financière, Marx nous dit au contraire qu'ils sont tout à fait présents dans la relation que le capital établit avec les travailleurs et avec la terre. La lutte de classes est venue contenir en partie la tendance à l'épuisement pour les premiers et le progrès scientifique et technologique est venue en partie en repousser certaine effets à plus longue échéance dans le second. Cependant, la victoire emportée par le capital financier dans le cadre de la mondialisation capitaliste issue de la libéralisation et de la déréglementation a donné une formidable impulsion au capitalisme prédateur et à l'appropriation rentière. Les mesures politiques qui visaient à développer les marchés financiers (la "globalisation financière") ont eu pour objectif d'élargir considérablement la variété des actifs financiers et la diversité des sphères de valorisation du capital rentier au prix d'un épuisement accéléré "du travailleur et de la terre" .

Nous prendrons l'exemple de la transformation des dévastations de la nature en capital porteur de revenus. La dénonciation des désastres par les rapports d'experts scientifiques, les associations écologiques, les mouvements de résistance des populations directement concernées ont conduit les gouvernements et les organisations internationales à se saisir de cette question. Ils l'ont fait avec le souci de permettre à l'accumulation du capital rentier et au mode de consommation fondés sur la destruction écologique de se poursuivre. Ainsi, les politiques néolibérales ont-elles poussé à la création de marchés financiers dont l'objet est d'imposer des droits de propriété sur des éléments vitaux comme l'air, mais aussi la biosphère, qui doivent cesser d'être des 'biens libres' et devenir des "sphères de valorisation" fondées sur la mise en place de droits de propriété et de "marchés" . Tel est le contenu réel de la transformation de la nature en "capital naturel" par la théorie néoclassique, dont J.M. Harribey a fait une critique serrée [29] . La nature acquiert le statut d'un 'facteur de production' , elle devient un "capital naturel" dont la combinaison aux autres facteurs, le travail et le capital physique, permet la croissance [30] . Dans ce cadre analytique, l'existence de ce capital repose sur la détermination d'un taux d'actualisation qui permet de calculer la valeur présente d'une chronique de flux de revenus, de la même façon que la dette publique devient un capital par actualisation des flux d'intérêts. La "capitalisation de la nature" [31] n'exprime pas sa 'marchandisation', elle crée pour les propriétaires de ce capital un nouveau domaine d'accumulation de richesse qui se nourrit de la destruction accélérée des ressources naturelles et dans le cas des "droits à polluer" , d'atteintes sans doute irréversibles à la biosphère.

L'une des dimensions essentielles de la menace que la domination prolongée du capitalisme fait peser sur l'avenir de la ou des société(s) humaine(s) tient au fait que l'accumulation s'est incarnée de façon toujours plus figée dans des industries et des filières et trajectoires technologies déterminées, la plupart sinon toutes à fort effet polluant. Et l'une des expressions majeures de la faiblesse de la pensée critique (ou prétendument telle) notamment de celle qui s'intéresse au «développement soutenable» est de l'accepter. Jean-Marie Harribey conclut son chapitre sur cette notion par le constat suivant, «dans la mesure où la très grande majorité des intervenants sur cette question, acceptent, ou tentent de faire admettre que, que tous les pays de la planète promeuvent encore en leur sein une croissance économique forte et quasiment éternelle, le concept de développement durable n'ouvre pas un nouveau paradigme, mais reste fondamentalement à l'intérieur de celui du développement (entendu comme synonyme de croissance productiviste». [32] Plus précisément, dirions-nous, ils cherchent (et réussissent en l'absence de toute opposition théorique anti-capitaliste) à faire admettre que les scénarios de développement doivent être construits ' et ne puissent que l'être ' en prenant comme base des rapports de propriété et de production inchangés (ou alors changés dans le sens de la réintroduction de la propriété privée comme maintenant c'est le cas pour la Chine) et donc aussi des technologies et des industries largement, sinon complètement, identiques à celles