Les multiples visages de l'intégrisme islamique

Gilbert Achcar*

L'intégrisme islamique est cette mouvance politico-religieuse qui, s'attachant à une conception théocratique de l'État, vise à imposer la stricte observance de la Loi de l'islam (charia) comme loi fondamentale de la société.

L'intégrisme islamique est certes un courant récurrent, sinon permanent, dans l'histoire de la religion islamique: comme dans toute religion, et a fortiori dans une aire de civilisation qui n'a connu que partiellement et tardivement une séparation de la religion et de l'État (dans les territoires musulmans de l'empire soviétique et dans la Turquie de Mustafa Kémal), il a existé, depuis les premiers siècles de l'islam, une tension entre les partisans de l'application intégrale de la religion, à la lettre, et ceux de son adaptation rationnelle aux exigences de l'espace culturel et du temps, en se référant à l'esprit de sa période de fondation.

Religion et modernisation

Le bouleversement radical des sociétés musulmanes depuis un siècle et demi, sous l'impact de la pénétration et de la domination occidentales, a déplacé cette tension du côté de la modernisation: hormis la secte wahhabite, gardienne des murs et de l'idéologie dominante dans l'Arabie de la progéniture d'Ibn Saoud, il n'y a guère plus de partisans de la conformité intégrale au modèle éthique et socio-politique de l'Arabie du premier siècle de l'Islam. Les pôles de la tension sont, depuis le début de ce siècle finissant: d'une part, l'aggiornamento islamique des partisans de la subordination de la religion à l'État modernisateur (les partisans de la séparation, c'est-à-dire de la laïcisation, sont très marginaux parmi les courants se réclamant de l'islam) ; et, d'autre part, l'intégrisme islamique des tenants de la subordination de l'État à la religion, mais d'une religion qui, pour être déterminante et contraignante, n'en est pas moins adaptée aux besoins du pouvoir (voir l'exemple iranien).

La deuxième vague

L'intégrisme islamique moderne en est à sa seconde vague historique. La première était née au début de ce siècle, en réaction à la domination occidentale ; elle avait trouvé sa plus haute expression, sous la forme d'une organisation politique de type moderne, dans le Mouvement des Frères musulmans, fondé à la fin des années vingt, en Égypte. A son apogée, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, ce Mouvement regroupait près d'un demi-million d'adhérents. Il ne réussit pas, cependant, à l'emporter: il fut, au contraire, relégué, dès les années cinquante, dans une marginalité politique réactionnaire par le nouveau champion des aspirations nationales et modernisatrices égyptiennes et arabes, Gamal Abdel Nasser.

L'intégrisme réactionnaire

Preuve était faite que l'intégrisme islamique n'est pas une manifestation de la particularité culturelle des Musulmans, voire d'un atavisme plongeant ses racines dans les traits fondamentaux de leur " civilisation " (pour parler comme Huntington), mais bien une idéologie conjoncturelle d'essence socio-politique à vecteur religieux, soumise comme toute idéologie au sort de son terrain de prédilection. Dans le cas qui nous intéresse, ce terrain est celui de la réaction à la crise socio-économique engendrée par la modernisation d'inspiration occidentale. Face à cette crise, une réponse possible - chimérique certes, mais attrayante aux yeux des victimes de la crise - était le repli intégriste, réponse réactionnaire dans tous les sens du terme. L'autre était de relever le défi de la modernisation en s'affranchissant de la domination occidentale, réponse progressiste qui, toutefois, allait s'avérer illusoire elle aussi.

Les mêmes causes pouvant engendrer les mêmes effets, a fortiori quand ceux-ci n'ont pas été confrontés à l'épreuve du pouvoir et que les effets concurrents sont discrédités ou marginaux (la gauche d'inspiration marxiste), la faillite du nassérisme et assimilés - c'est-à-dire l'échec de la modernisation nationaliste, et la nouvelle aggravation de la crise socio-économique engendrée par cette modernisation, vite retournée au bercail occidental qui l'a vu naître - a de nouveau laissé le champ libre à l'expansion de l'intégrisme islamique.

L'influence de l'Occident

Le paradoxe, c'est que l'Occident, de nouveau cible principale du ressentiment intégriste islamique, a cette fois-ci directement contribué à la résurgence de ce dernier. Dans les années cinquante et soixante, les États-Unis et leur Texas islamique d'Arabie ont apporté leur soutien à la mouvance intégriste conçue comme antidote idéologique et politique du nassérisme. Ils se sont comportés en apprentis sorciers, à la manière des fossoyeurs de l'étatisme économique de type nassérien, qui, à l'instar de l'Égyptien Sadate et de l'Algérien Chadli, ont cherché à s'appuyer sur les intégristes musulmans contre leurs oppositions de gauche.

Aujourd'hui, ce même Occident atteint le sommet de l'hypocrisie, en combinant sa tutelle de l'État saoudien, dont l'intégrisme islamique n'est aujourd'hui égalé en zèle réactionnaire que par celui des Talibans afghans, avec son " endiguement " de l'Iran et son soutien aux dictatures militaires (l'Algérie, l'Égypte, la Turquie) ou policières (l'Irak naguère, la Tunisie aujourd'hui, l'Autorité palestinienne demain) bloquant l'accès au pouvoir des intégristes musulmans.

La lutte pour la démocratie

Seul l'attachement radical et militant aux valeurs démocratiques, qui passe par l'acceptation de voir les intégristes confrontés à l'épreuve du pouvoir, s'ils l'emportent majoritairement - quitte à défendre contre eux une démocratie qu'ils ne manqueront pas de mettre à mal, jusqu'au moment où ils perdront la majorité populaire et où il sera donc légitime et possible de les renverser -, seul cet attachement est efficace à long terme contre l'obscurantisme religieux. Le sort historique de tous les totalitarismes est là pour le démontrer.

* Ce texte a été rédigé en 1997 pour le réseau Alternatives de Montréal (Québec). Il est publié sur leur site web, ainsi que sur celui du Forum mondial des alternatives http://forum-alternatives.net

 

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