Depuis l'été, dans le sillage de Wall Street et du Nasdaq, la chute des principales Bourses s'est poursuivie de façon continue. De mois en mois, puis de semaine en semaine, voire plusieurs jours d'affilée on a assisté à des séances marquées par des baisses de 4 ou de 5%. En un an, la valeur nominale totale des actions (la capitalisation boursière) a chuté de 30% en une sorte de krach rampant. Celui-ci constitue le cadre de la guerre en préparation contre l'Irak, mais aussi bien plus largement des rapports politiques entre les classes sociales et entre les Etats en Europe comme dans beaucoup d'autres parties du monde. La compréhension des raisons pour lesquelles le krach rampant est loin d'être achevé, et peut toujours se transformer en un krach ouvert plus grave encore, exige une analyse tant de ses racines que des crises financières qui l'ont précédé au Mexique et en Asie. Nous rendons accessible sur notre site Web la première partie d'une étude de François Chesnais, publiée dans la revue trimestrielle «Carré Rouge", BP 125, F-75463 Paris Cedex 10. - Réd. Racines, genèse et conséquences du krach boursier rampant (1° partie) François Chesnais Chacun comprend intuitivement que la chute des cours sur toutes les grandes places boursières est liée au surgissement de difficultés particulières dans le fonctionnement du capitalisme mondial ; qu'elle traduit non seulement une aggravation des contradictions qui lui sont inhérentes, mais aussi des menaces pour la configuration capitaliste dominée par la finance. On ne comprendrait sinon les grandes inquiétudes exprimées par les milieux économiques comme par les dirigeants politiques. L'épargne de centaines de milliers de petits porteurs d'action est partie en fumée, s'est évanouie. Pour des milliers, bientôt peut-être des dizaines de milliers de travailleurs, les «mauvaises nouvelles " en provenance de la Bourse annoncent quelque chose de très concret et de bien plus grave, à savoir les licenciements et la montée du chômage. Parallèlement à la chute des cours, les dépôts de bilan se multiplient tandis que les groupes industriels annoncent presque chaque jour les fermetures d'usines et des licenciements souvent massifs. Même s'il est intuitivement fondé, le lien entre la chute des cours et l'aggravation de ce qu'on nomme de façon un peu imprécise «la crise " n'est pas simple. De quelle manière est-ce que l'effondrement des actions sur des marchés de titres qui brassent du virtuel, peut-il annoncer et déjà commencer à refléter une chute de la production, un recul des échanges et la montée des licenciements ? Au travers de quels mécanismes la chute des Bourses peut-elle venir les aggraver en retour, peut-être à un moment donné très fortement ? Le krach boursier rampant pourrait-il marquer les limites du capitalisme dominé par les fonds de pension et de placement financier (celui qui a été nommé «capitalisme patrimonial) ? Pour répondre à ces questions, il faut faire certains détours théoriques indispensables, notamment à propos du capital fictif. Il faut ensuite expliquer les causes de la montée astronomique des cours des actions (la «bulle boursière ") en mettant celle-ci en rapport avec l'accumulation du capital de placement financier qui se prétend se valoriser par la détention d'actions et d'obligations et autres opérations dont la sphère est les marchés financiers. Nous verrons enfin quelques traits spécifiques du boom boursier des années 1998-2001 qui donnent à la chute des cours une gravité particulière. Marché boursiers, capital fictif et éclatement des bulles «Plus de 8000 milliards de dollars sont partis en fumée à Wall Street depuis le milieu de 2000" lit-on dans Le Mondedu 22 octobre. On aurait pu choisir n'importe quel autre journal des derniers quinze jours pour y trouver des expressions analogues. Si la valeur des actions a pu partir en fumée, s'évanouir, c'est qu'elle n'existait que de façon virtuelle, c'est que les marchés boursiers sont un élément constitutif central de ce vaste «commerce des promesses" généré par la finance [1] . Les transactions boursières portent en effet sur des titres, c'est-à-dire de l'hypothétique, du potentiel et souvent tout simplement du fantasmagorique. Les actions sont «des droits sur une production à venir", pour utiliser le terme de Marx [2] qui a été le premier et à bien des égards le seul théoricien du capitalisme, à dégager pleinement leur caractère de capital fictif.Une action représente une quote-part de la propriété d'une entreprise, ou plus exactement aujourd'hui d'un grand groupe industriel ou de services issu d'un long processus de concentration et de centralisation du capital. Chaque quote-part est infime, de sorte qu'il faut posséder beaucoup d'actions d'une entreprise pour que cette propriété te donne le moindre pouvoir de contrôle. L'action donne droit strictement à une seule chose, à la perception de dividendes, autrement dit à une participation, proportionnelle au nombre d'actions détenues, dans la répartition des bénéfices non réinvestis du groupe concerné. Tous les porteurs de titres ou presque vous diront pourtant qu'ils «possèdent un capital ". Cette illusion est créée et en tous les cas renforcée par le mouvement haussier des titres sur le marché boursier. Les titres se transforment en une «marchandise (d'un type très particulier) dont le prix varie et est fixé selon des lois propres". La Bourse imprime aux actions «un mouvement autonome qui renforce l'illusion qu'ils constituent " -- indépendamment du droit à dividende qu'elles créent lorsqu'il y a des profits à répartir -- «un véritable capital à côté du capital qu'ils représentent ". La formation de plus-values boursières en cas de vente d'actions à un prix plus élevé que leur prix d'achat vient même faire naître chez les porteurs de titres l'idée que ce «capital " aurait un double rendement: comme source de dividendes mais aussi comme «actif " négociable avec bénéfice. Tout a toujours été fait par les apologues du capitalisme et dans la dernière période par les médias pour conforter cette conviction, qui n'est que pure illusion. En période de prospérité ce sont au mieux, écrit Marx, des «duplicatas du capital réel, comme si un certificat de chargement pouvait avoir une valeur à côté du chargement, et en même temps que lui ". Lorsque les choses se gâtent, les actions ne sont plus, écrit-il, que des «chiffons de papier ". Nous sortons d'une période où cette illusion a été particulièrement forte. L'expérience a été totalement neuve pour ceux qui l'ont vécue, puisque l'épisode précédent d'une longue bulle boursière qui a fini par éclater s'est achevé au début des années trente du 20° siècle. Dans leur écrasante majorité, les nouveaux actionnaires n'avaient jamais entendu parler de 1929. La parution d'articles sur la crise boursière, émaillés d'expressions qui traduisent, bien involontairement, la nature fictive du «capital boursier " et le caractère illusoire du petit patrimoine en actions, alimente leur désarroi. Seul un patrimoine qui n'a existé que de façon virtuelle, dont la «valeur " était illusoire, même si cette «valeur " a atteint des niveaux astronomiques du fait du fonctionnement du marché boursier, peut «s'évanouir ", «être effacé ", «disparaître " sur l'échelle où cela s'est produit au cours des derniers mois. On en arrive alors aux questions qui demeurent même lorsque le caractère fictif des actifs financiers a été établi. De quelle manière, la mise à nu dans la crise du caractère fictif de la valeur boursière des actions et l'éclatement des bulles boursières ont-ils des impacts économiques ? De quelle façon et par quels cheminements ces impacts se manifestent-ils ? Marx avait relevé que c'est là que se trouvaient les questions difficiles. Il note que «l'éclatement de ces bulles de savon gonflées de capital-argent nominal ne devrait pas faire la nation plus pauvre d'un liard". Et pourtant, écrit-il, il a bien cet effet, car l'éclatement traduit «un arrêt réel de la production et du trafic et l'abandon d'entreprises en chantier", en même temps qu'il comporte une «dilapidation de capital dans des affaires vraiment sans valeur" dont les répercussions et les conséquences seront plus ou moins fortes selon le contexte économique et social et bien sûr selon la phase du capitalisme dans laquelle les krac |