Uruguay

«Cartoneros» de Montevideo fêtant, en 2004, la victoire de Tabaré Vazquez

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Gouvernement du Frente Amplio:
Garantir la continuité *

 

Dire que le gouvernement de Tabaré Vázquez [élu en novembre 2004 et qui prendra ses fonctions en 2005] est «progressiste» constitue déjà un renoncement intellectuel. Nombreux sont les «frenteamplistas» [membres du Front ample] qui, enthousiasmés naguère avec le «changement possible», en arrivent aujourd’hui à cette même conclusion. Ils se sentent victimes d’une escroquerie. Ni le bilan de cette première année de gouvernement, ni les mesures annoncées ne permettent d’envisager le bénéfice du doute. Le diagnostique est on ne peut plus clair: nous avons à faire à un gouvernement conservateur.

Tout d'abord, il conserve les ressorts fondamentaux du régime de domination (institutions politiques, parlementaires, judiciaires, répressives) qui donnent forme et contenu de classe à l’État bourgeois et qui garantissent, tout bien considéré, le processus de reproduction capitaliste.

Rien qui sente la démocratie directe, la participation populaire ou l’auto-organisation des masses n’est toléré. Bien au contraire, on craint toute initiative autonome des travailleurs; les luttes qui ne s’en tiennent pas au cadre de «la loi et de la Constitution» sont stigmatisées. Les chantages de la droite et l’intoxication médiatique, qui suscitent les peurs de «l’insécurité» et de «la délinquance violente», aboutissent à ce que gouvernement, juges des procureurs prennent des mesures et prononcent des sentences qui renforcent «l’ordre» et «l’inviolabilité» de la propriété privée; comme ce fut le cas à la Ciudad Vieja, Bella Unión, Coprograf et Naussa [lieux de manifestations contra l'ALCA, d’occupations de terres ou d’usines]

Ce gouvernement garantit ainsi la gouvernabilité exigée par les classes possédantes, l’impérialisme et les institutions financières internationales. D’où son obstination à maintenir intacte la Loi d’Impunité [qui garantit l’impunité des crimes de la répression commis par les forces armées et la police pendant la dictature instaurée en 1973, avec une lente transition qui commence en 1980] à entériner les actions de l’appareil répressif policier et à défendre «l’intégrité» des Forces Armées. D’où sa volonté de désactiver toute «dimension de conflictualité» dans le monde du travail par le biais de réglementations et de décrets, en complicité parfaite avec les organisations d’entrepreneurs. C’est ce qui vient d’avoir lieu à propos des occupations, où même la très conciliatrice direction du PIT-CNT [Centrale syndicale; en 1983 s'est formé le Plenario Intersindical de Trabajadores] n’a pas été consultée.

Ensuite, il conserve le programme économique néolibéral de confiscation des revenus dans lequel l’emploi et le salaire sont des variables d’ajustement, en parfaite syntonie avec les ordres émanant de la Charte d’Intention [«présentée» devant le FMI] signée le 8 juin 2005 à Washington. Ce sont là les conditions imposées par le FMI: paiement ponctuel de la dette extérieure; excédent budgétaire primaire [excédent avant le paiement des intérêts de la dette, pour assurer le service de cette dette]; privatisations; diminution de l’investissement public dans la santé, l'éducation et le logement. Tout cela renforce le caractère dépendant du pays et la perte complète de souveraineté nationale et populaire.

Dans ce cadre, «le pays productif» [principale proposition du Frente Amplio] est un slogan publicitaire. On sait que, par exemple, la croissance de 6,6% du PIB est due essentiellement à la demande extérieure, autrement dit, à l’augmentation des exportations, notamment des produits agricoles et agroindustriels. Parce qu’il n’y a ni développement du marché intérieur, ni d’investissements productifs avec création de postes d’emploi et encore, moins satisfaction des besoins sociaux de base. La «récupération économique», tant vantée, n’arrive pas jusqu’aux foyers des travailleurs. Les revenus des familles se maintiennent au niveau de 2004 et la consommation populaire atteint le seuil établi en 1998. Les salaires – qui avaient baissé de 30% au cours les quatre dernières années – ont bénéficié d’une «augmentation réelle» de 4,89%, alors que le chômage n’a pas baissé, se situant officiellement autour des 13,5%; il frappe majoritairement les jeunes et les femmes.

L’Institut d’Économie a publié un chiffre qui est une vraie photographie de la situation ayant trait à la concentration de la richesse et aux inégalités: pendant l’année 2005, le revenu de la couche la plus riche de la population a augmenté de 6% et celui de la couche la plus pauvre, de 0,83%. Autrement dit: les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. Cette donnée lapidaire donnera aux «protagonistes» assistés par la thérapie du PANES [Plan de Emergencia Social] et de l’INDA [Instituto Nacional de Alimentación] un miroir où ils pourront voir leur avenir et celui de leurs enfants. Car la «distribution avec équité» promise est, tout simplement, une farce.

Pendant ce temps, le président de la République devient le principal avocat des usines productrices de pâte de cellulose [de grands projets sont en cours, avec leurs effets désastreux au plan écologique] en manipulant l’information et en défendant les intérêts d’entreprises multinationales qui bénéficient, entre autres, de privilèges atteignant 60 millions de dollars par an d’exonération d’impôts.

En train d’apprendre à devenir des patrons …

Les annonces faites vont dans le même sens: une réforme des impôts qui fait peser, comme jusqu’à présent, le poids des recettes fiscales sur les revenus des salarié·e·s et où l’impôt sur la fortune n’apparaît même pas dans la marge de la copie. Le principal des projets élaboré par le Ministère de l’Économie et des Finances est celui de «l’association public-privé». Il accorde des facilités aux capitaux locaux et multinationaux pour s’emparer des entreprises publiques en «s’associant» avec l’État afin d'«entreprendre» dans des domaines couvrant différents secteurs du «marché»: les transports, l’énergie, les communications, l’eau, les banques de l’État, les hôpitaux, l’éducation et les prisons.

Pour couronner le tout, le gouvernement a réédité la fraude de Lula et Kirchner en décidant d’avancer le paiement de la dette extérieure avec le FMI, la Banque Mondiale et la BID [Banque Interaméricaine de Développement]. L’opération «d’épargne» – selon le langage d’Astori [ministre de l'économie] et de sa bande de technocrates – coûte la scandaleuse somme de 1.049 millions de dollars au pays. L’équivalent de plus de dix Plans d'urgence avancé pour honorer la dette auprès de créanciers internationaux et soulager ainsi l’appétit des «marchés»! Mais il n’y avait pas 15 millions de dollars pour éviter la liquidation de COFAC [Banque coopérative vendue à la BANDES – Banco de Desarrollo Económico y Social ­  du Venezuela].

Il n’y a pas d’autre qualificatif: c’est une escroquerie contre les salariés, les membres des coopératives (notamment de logements), les chômeurs, contre ceux qui ont faim. Une nouvelle insulte adressée aux milliers d’enfants qui déambulent jour et nuit exerçant précocement le métier de mendiants.

Face à la taille de l’absurdité, ceux d’en bas commencent à se mettre en branle. Peu à peu, l’hypnose cède le pas à un certain désenchantement. «L’expectative positive» devient, parfois, en frustration et en perplexité.

C’est le cas quand ils voient des ex-gauchistes qui gèrent les affaires capitalistes ou alors qui défendent de manière indécente des militaires criminels (comme cela a été le cas de dirigeants Tumpamaros – du MLN –  Fernández Huidobro, Marenales y Rosadilla dans le cas de l’extradition au Chili de délinquants passibles de l'être) ou, encore, qui appliquent des mesures néo-libérales que la droite n’est pas parvenue à mettre en place.

C’est aussi amer à avaler que lorsqu’ils entendent de la bouche des ministres Mujica [dirigeant des Tupamaros, responsable de l'agriculture] et Astori [économiste qui se revendiquait du marxisme] que, depuis le pouvoir, ils sont «en train d’apprendre à être des patrons».

Unifier la lutte sociale et politique

Mais une autre réalité se fraye aussi un chemin. Celle de la lutte populaire qui, bien qu’inégale et fragmentée, maintient un fil de continuité. Elle s'exprime sur les terrains de l'emploi, des salaires et des meilleures conditions de travail. Cette lutte fait face à l'arrogance des patrons et à la violation des droits des travailleurs. Sa continuité se manifeste dans le combat pour la terre menée par les «cañeros» (les coupeurs de canne à sucre du nord du pays) et dans les occupations d’usines. Elle se traduit aussi dans l’opposition à l’installation des usines de fabrication de pâte de cellulose; ou dans les mouvements pour les droits de l’homme, contre l’impunité, pour la Mémoire, la Vérité et la Justice. Elle se concrétise dans la lutte des femmes pour le droit à décider de l’avortement ou dans la défense de l’eau et du verdict populaire du 31 octobre 2004 [référendum qui établit le caractère non privatisable de l’eau]. Cette constance s’exprime dans les mobilisations anti-impérialistes contre la guerre de Bush en Irak, contre les traités de «libre échange» avec les États-Unis, contre l’occupation de Haïti.

D’une certaine façon, la multiplicité des protestations, mouvements, revendications et exigences préfigurent, dans l’expérience quotidienne de la lutte des classes, un véritable programme alternatif.

Si déficit il y a, il existe au niveau de la dispersion des résistances sociales, mais aussi dans l’atomisation d’un gauche radicale, anticapitaliste, éparpillé dans de différents espaces «d’intention révolutionnaire». On ne peut pas remettre à plus tard le défi: il est nécessaire de coordonner et d’unifier la lutte sociale et politique.

Car il faut stopper le gouvernement et battre en brèche le plan économique conçu et certifié par le FMI et «les marchés». Car atteindre cet objectif stratégique est décisif pour inverser les rapports de forces entre Travail et Capital, entre exploité·e·s et exploiteurs. Pour la gauche socialiste, révolutionnaire, cela implique d'engager tous ses efforts militants dans ce processus de coordination unitaire et solidaire, d’organisation et de propositions alternatives.

* Editorial du mensuel Construyendo publié en date 3 avril 2006. Ce mensuel est édité par Coordinación de Unidad Revolucionaria (CUR), coordination intégrée par divers groupes de la gauche anticapitaliste. Traduction de Ruben Navarro pour A l'Encontre.

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