Uruguay
Après 10
mois de gouvernement Mujica, la cote du «progressisme» est à la baisse
Ernesto
Herrera *
La cote de José
Mujica, président de l’Uruguay, finit l'année en chute libre. Le
jeudi 30 décembre 2010, l'institut de sondage Equipos Mori a
révélé que «une
fois de plus, le nombre de personnes consultées qui approuvent la
gestion du mandataire est à la baisse».
Actuellement le taux d'approbation n'est que de 48%. Les données
divulguées par cette entreprise «de
sondage de l’opinion publique» (qui effectue souvent des enquêtes à la demande du gouvernement),
révèlent qu'au cours de ces six derniers mois, la cote de Mujica a
passé de 71% en juin 2010 à 48% en décembre. Le président
termine donc ses premiers dix mois de gouvernement bien en dessous du
taux d'approbation de 60% qu'il avait enregistré au début de son
mandat.
Ce résultat
auquel est parvenu Equipos Mori rejoint celui d'autres instituts de
sondage en ce qui concerne ce déclin du taux d'acceptation de
Mujica, malgré de légères divergences dans les chiffres. Cifra,
Factum et Interconsult évaluent le recul entre 12 et 20%. Ces
résultats ne sont finalement pas très éloignés de la perception
populaire.
Le
rétablissement de l'autorité
Jusqu'au milieu
de l'année, Mujica avait le vent en poupe. Son incontinence verbale
séduisait au-delà du cercle de ses propres partisans. Mais tout a
commencé à changer à partir de juillet-août 2010, et l'audience
du président a commencé à baisser.
L'économie
continue à afficher sa «prospérité».
D'après les experts, elle est en «pleine
croissance», le
PIB a augmenté de 8,5%, les exportations ont atteint un chiffre
record de 6109 millions de dollars, les voitures neuves se
vendent comme des petits pains, la pauvreté a reculé de 1,7% et «il
y a du travail comme jamais auparavant» puisque le taux de personnes sans emploi se situe à son «minimum
historique» (6.1%). Les choses vont si bien que selon la notation de Moody's
Investor Service nous sommes à deux doigts de récupérer le «grade
de pays où investir»,
surtout parce que le pays a une «structure
exemplaire d'échéances de la dette publique» et «suffisamment
de réserves dans les caisses pour faire face à ses obligations de
dette pendant 18 mois». [1]
Néanmoins, la
précarité salariale, les «problèmes
d'insécurité» et la situation désastreuse de l'enseignement, entre autres
facteurs, ont contribué à dégonfler les attentes populaires. En
septembre, le gouvernement annonçait que son «vaisseau
amiral», le "Plan
Juntos", qui promettait de construire quelque 1000 «logements
d'urgence» [2]au
cours des premiers 100 jours de son mandat, ne commencerait
finalement à fonctionner qu'en 2011. A condition, bien sûr,
qu'émergent les «donateurs» privés et les «idéalistes» prêts à réaliser du «travail
volontaire».
Ensuite il y a
eu les querelles de famille. Le Frente Amplio a commencé à régler
les comptes «suite
aux mauvais résultats dans les élections municipales de mai» (le "progressisme" a perdu quatre mairies municipales à
l'intérieur du pays et à Montevideo la nombre de votes a été à
la baisse); les croche-pieds pour gagner des espaces de pouvoir et
les accommodements de nature parasitaire se sont succédés. Enfin il
y a eu des divergences concernant la «loi
d'interprétation» de la Loi d'Impunité qui en 1989 avait amnistié les crimes de la
dictature militaire (1973-1985). En réalité il s'agissait d'une
«interprétation» destinée à maintenir sournoisement cette impunité. Il n'y a pas eu
d'accord dans le Frente Amplio et le gouvernement a dû retirer le
projet du Sénat. Il continuera à insister là-dessus dans les
prochains mois.
Par-dessus le
marché, il y a eu l'arrivée une vague de revendications sociales.
Entre août et décembre, Mujica a dû affronter d'innombrables
«débordements
syndicaux». Les
enseignants ont manifesté contre une tentative de «restaurer
les politiques néolibérales» des années 1990, et les fonctionnaires se sont opposés à la
«réforme de
l'Etat» (basée
sur «le modèle
nouveau-zélandais»)
projetée par le gouvernement.
Des dizaines de
milliers de travailleurs se sont mobilisés pour le "Budget
National" et
pour l'appel pour des Conseils de salaires. Des grèves, des
occupations, des tentes solidaires (lieu de rassemblement) et des
manifestations syndicales se sont succédées. Le 6 octobre, il
y a eu une grève générale de 24 heures.
Critiqué pour
son «inaction et sa lenteur», le gouvernement a décidé de marquer
un but et de rétablir le «principe
d'autorité»,
indispensable, comme chacun le sait, à un «bon
climat d'affaires».
D'une part, il a
refusé les revendications salariales des syndicats, en particulier
celles provenant du secteur public. D'autre part, il a imposé
l'ordre hiérarchique qui doit primer dans tout Etat qui se respecte.
Il a interdit les occupations de bâtiments publics, autorisant le
cas échéant l'intervention de la police pour les déloger les
syndicalistes; il a décrété que le ramassage d'ordures et les
ambulances étaient des services essentiels (donc ne pouvant faire
grève); il a ordonné aux militaires de procéder au nettoyage de
diverses zones de Montevideo. Et il a obtenu un succès important en
l'emportant sur le conflit «ultra-gauche» de Adeom, le syndicat des travailleurs municipaux.
Pour le cas où
il y aurait encore des doutes sur l'orientation de ces décisions, le
président a ordonné aux directeurs des entreprises et des banques
publiques de faire preuve de «rigueur» face aux «grèves
inadéquates» des
syndicats et de procéder à des déductions salariales
«proportionnelles
à l'impact des mesures» de lutte.
Les médias
conservateurs et patronaux ont envoyé des messages célébrant la
«saine fermeté
officielle» dont
a fait preuve le gouvernement pour «affronter
les conflits qui menacent le bien-être citoyen».
[3]
Soyons clairs.
La baisse d’opinions favorables enregistrée par Mujica et son
gouvernement ne tient pas aux capitalistes. Ceux-ci exigent, bien
entendu, encore davantage de concessions, mais ils peuvent dormir
tranquilles, ils savent que le programme «progressiste» maintient le «modèle» qui sauvegarde leurs intérêts de classe: «un
capitalisme de grandes entreprises privées guidé par l'Etat
uruguayen». [4]
Le marché ne
redémarre pas
Dans les
dernières semaines (décembre 2010 et janvier 2011) on a
constaté un surpassement des «convulsions
sociales». Selon
Mujica, celles-ci n'ont finalement pas été «si
nombreuses». Les
voix «dissidentes» dans le Frente Amplio sont en train de s'éteindre. Toutes ses forces
politiques ont appuyé le décret des «services
essentiels»,
autrement dit, elles ont avalisé une restriction du droit de grève
à l’occasion du conflit des travailleurs de la municipalité de
Montevideo. Pendant ce temps, le Parti Communiste et le Mouvement de
Participation Populaire (c’est-à-dire, les Tupamaros et leurs
alliés électoraux) ont décidé, lors de leurs congrès respectifs
en décembre 2010, un soutien inconditionnel au gouvernement…
«pour continuer à
approfondir les changements».
Car, selon la sénatrice Lucia Topolansky, épouse du président de
la République, on ne peut pas être «des
deux côtés de la barrière».
Du côté des
syndicats, la «conflictualité
syndicale» laisse
la place à un dialogue «raisonnable».
Et tous se rencontrent à la Direction Nationale du Travail pour
négocier les «désaccords». Tout cela se passe dans les règles de
ce pays habitué au consensus politique et l'«autorégulation»
de la protestation sociale.
Néanmoins,
l'«usure du
président»
devient évidente. «Il
parle beaucoup et ne fait pas grand-chose».
Il annonce tout et ne concrétise rien. C'est ce qui ressort des avis
exprimés par la majorité des personnes interrogées lors des
sondages, mais c'est aussi ce qu'on peut entendre dans n'importe quel
lieu de travail, dans les syndicats, les quartiers, les fête, les
bus et même dans des rencontres entre amis. Il existe là-dessus un
large accord.
Mujica complète
ses dix mois de gouvernement «avec
de moins en moins de personnes qui approuvent sa gestion».
Et les déçus qui commencent à s'impatienter parce que «l'approfondissement
des changements» n'arrive toujours pas sont encore plus nombreux. Par contre la
«brèche de
l'inégalité»
s'élargit. Quant à la «redistribution
des richesses»,
personne ne sait quand elle arrivera. C'est ce qu'on comprend en
parcourant le dernier rapport de Coyuntura (décembre 2010)
de l'Institut Cuesta-Duarte du PIT-CNT (centrale syndicale):
«Malgré la
conjoncture économique extrêmement favorable que traverse le pays,
avec des taux de croissance du PIB et des taux de chômage (à la
baisse) record en termes historiques, on ne voit pas clairement que
le gouvernement puisse accélérer le processus de redistribution de
la richesse – élément sur lequel on a peu avancé au cours de ces
dernières années – avec les mécanismes présents. Actuellement,
on constate le maintien d'un énorme fossé en matière de revenus,
puisque le 20% le plus riche s'approprie le 47,7% du revenu national,
alors que le 20% le plus pauvre doit se contenter d'à peine le 5,7%
du total des revenus. L'économie continue à croître à un rythme
beaucoup plus rapide que les salaires et les passifs et plus de
800'000 Uruguayens perçoivent encore des salaires en dessous de
$10'000». [5]
Peu avant de
publier ces conclusions lapidaires, l'Institut National
d'Alimentation (INDA) donnait les informations suivantes: 100'000
personnes rencontrent «de
graves problèmes d'alimentation».
Autrement dit, ils dépendent de «l'assistentialisme
ciblé» pour
obtenir une ration alimentaire de base.
A peine quelques
jours plus tard il y a eu une nouvelle gifle. Quelque 20'000 enfants
(«parmi les plus
de 35'000 qui sortent travailler tous les jours»)
le font au milieu des ordures. D'après l'Organisation Internationale
du Travail (OIT), ils subissent «une
des pires formes de travail des enfants».
C'est ce qu'indique le rapport Travail
des enfants en Uruguay: le paradoxe de la survie dans les ordures,
une étude sur les enfants qui récoltent et trient les ordures.
La recherche concerne une «sous-culture» qui a pris une telle
dimension qu’«on
ne peut plus l'occulter».
[6]
Ce sont ces
milliers d'enfants surexploités que composent les aspects les plus
critiques de la géographie sociale. Ce sont les fils et les filles
de la pauvreté extrême. Ce sont les principales victimes d'un
«modèle de
croissance» qui
continue à emprunter la voie du capitalisme néolibéral tracée par
les institutions financières internationales. Rappelons que ce
modèle privilégie l'accumulation et la reproduction des biens et
des profits patronaux par rapport aux besoins sociaux les plus
urgents. Cette réalité révoltante des «enfants
travailleurs» ne
constitue pourtant qu'un échantillon de ce «pays
de première catégorie»
que vantaient,
il y a un peu plus d'une année, les spots électoraux du
«progressisme».
Mais soyons
justes: le président et ses ministres sont préoccupés. Ils veulent
«lancer un débat
sur comment mieux distribuer la richesse».
Ils viennent de découvrir – après de longs siècles de
capitalisme – que le «marché
seul ne distribue pas».
[7]
Si Adam Smith, pour ne pas parler de Karl Marx, les entendait, il se
tordrait de rire. On aurait évidemment tort d'imaginer que leur
débat pourrait porter sur un changement de programme économique. En
effet, le remaniement du cabinet ministériel «ne
concerne pas vraiment l'orientation».
C'est ce qu'ont fait savoir Mujica lors du dernier Conseil des
Ministres à Fray Bentos, et son vice-ministre Astori (économiste au
centre de l’orientation économique) dans un forum d'entrepreneurs
organisé par l'Association de Dirigeants du Marketing. Les deux ont
totalement ratifié l'orientation économique, malgré les cris que
l'on entend.
D'après eux, le
débat devrait porter sur «l'élargissement
des opportunités»,
car «toute la
matrice de la protection sociale – qui assure la diminution de la
pauvreté et de l'indigence, et qui est bien sûr nécessaire – ne
garantit pas des améliorations dans la distribution des revenus».
[8]
C'est ainsi que le gouvernement a décidé d'accélérer les projets
public-privé (concessions et privatisations) et d'effectuer une
nouvelle «baisse
des contributions des patrons et des industries qui investissent».
[9]
Car, c'est bien connu, ce sont des entrepreneurs qui investissent et
«créent des
postes de travail»
et c’est d’eux que dépendent l'évolution des salaires, et donc
la «distribution
des revenus».
Le président
est un homme sensible, avec un passé (toujours plus lointain) de
lutte. Il reconnaît les «difficultés
que traversent beaucoup de gens»,
et avec son talent paternaliste il rappelle à ceux d'en bas «leur
droit à trépigner»,
tout en leur demandant d'être «patients».
Néanmoins, au moment de répondre aux critiques sur l'«inaction
et la lenteur» de
son administration, il s'est fendu d'une de ses nombreuses réflexions
pathétiques: «Je
me sens comme un vieillard qui parle dans le désert (…) Dans ce
pays on ne te permet pas de faire quoi que ce soit (…) Il est
facile de faire passer un projet de loi, mais après, va savoir quand
il va se réaliser et quand il sera appliqué».
[10]
Autrement dit il explique qu'il voudrait bien faire, mais qu'on l'en
empêche. Il omet un petit détail: c'est que son parti détient la
majorité parlementaire (en nombre de sénateurs et de députés), ce
qui garantit l'approbation quasi automatique des lois que le Pouvoir
Exécutif pourrait proposer.
«L'intérêt
général»
La dégradation
de l'image n'affecte pas uniquement le gouvernement national. La
cheffe communale (la maire) de Montevideo la subit également. Depuis
que le règne du «progressisme»
Ana Olivera (Parti Communiste-Frente Amplio), qui gouverne la
capitale du pays, clôt sa gestion annuelle avec le taux de soutien
le plus bas enregistré depuis 20 ans.
Après juste six
mois de gestion, le taux de désapprobation est de 38%, pour 35%
d'approbation. Parmi les électeurs du Frente Amplio, «à
peine un 50% dit approuver ce que fait le pouvoir municipal».
Le nettoyage, les œuvres d'infrastructure, la baisse des impôts,
l'«inversion
sociale», bref,
tout ce qui a été promis, est en attente dans un programme marqué
par l’incompétence et la pratique bureaucratique.
Néanmoins la
«camarade
intendante» (qui
était à la deuxième place pour le nombre de votes qu'elle a
recueilli au Congrès du Parti Communiste) espère retourner à brève
échéance la situation de paralysie. Elle annonce que «le
moment des réalisations est arrivé».
La raison de cet optimisme est simple: son principal obstacle, le
syndicat, a été écarté. Le décret concernant l’obligation
d’assurer les «services
essentiels» et
les milices qui agissent pour casser les grèves laissent clairement
comprendre qui commande et de quelle manière. Aucune revendication
salariale n'a été envisagée. Et des sanctions seront appliquées à
ceux qui transgresseront le décret répressif.
Il faut dire
qu'en ce moment le gouvernement municipal compte avec «l'approbation» de la majorité
des habitants de Montevideo et des partisans du Frente Amplio.
Respectivement 88 et 52% étaient en faveur d'une ligne dure contre
Adeom (le syndicat des salarié·e·s de la muncipalité). Le pire,
c'est que 66% des personnes interrogées disaient «ne
pas connaître»
la plateforme revendicative des travailleurs. [11].
Peu importe, l'essentiel était de donner une bonne leçon à ces
«radicaux»
qui génèrent le désordre et la crasse.
Cela confirme le
degré de démolition atteint par la conscience solidaire et de
classe. Ainsi les «intérêts
corporatifs» (des
travailleurs) doivent se subordonner à l'«intérêt
général»…des
«citoyens»,
par-dessus tout antagonisme de classe ou de considération politique
«sectaire».
Le discours «progressiste»
– qu'il vienne de la «camarade
intendante» ou du
président de la République lui-même – se charge de reproduire le
vieux et trompeur paradigme. (Montevideo, 6 janvier 2011)
(Traduction A
l’Encontre)
* Membre
du Colectivo
Militante et éditeur du Boletín
Correspondencia de Prensa.
1. «A un paso del grado inversor», journal El
Observador, 9-12-2010.
2. Selon une étude de l'ONG, «Un Techo Para mi País» (Un toit pour
mon pays) (octobre 2010), 256’958 personnes vivent dans des
«habitations irrégulières», ce qui démontre une «consolidation
de la pauvreté».
3. Editorial du journal El
Observador,
15.12.2010.
4. Interview de Graciana del Castillo, fondatrice du cabinet-conseil
Macroeconomic Advisory Group, supplément Economía
y Mercado, 20.12.2010.
5. Au fait que 800'000 personnes qui ont un salaire mensuel de 10'000
pesos (510 dollars), il faut ajouter quelques 450'000 salariés
qui gagnent le salaire minimum national de 5.924 pesos
(300 dollars). Ceci signifie que près du 70% de la force de
travail du pays se trouve dans une situation de précarité
salariale. Le panier familial de l'Index sur lequel se fonde le
calcul de l’indice des prix à la consommation (IPC) se situe dans
les $40'817 (2100 dollars), et ceci correspond à un «foyer moyen»
(3,3 personnes, dont 2 perçoivent des revenus).
6. L'enquête a été réalisée dans le cadre du Programa Proniño de
Telefónica en coordination avec l'ONG Gurises Unidos et le Centre
d'Informations et d'Etudes de l'Uruguay (CIESU).
7. José Mujica, in l’ hebdomadaire Búsqueda, 11.12.2010.
8. Vice-president Danilo Astori, in l’hebdomadaire Búsqueda,
11.12.2010.
9. Annonce du ministre Roberto Kreirmerman lors de la journée “Día
de la Industria”, journal El
País, 13-11-2010.
10. Interview de Mujica dans l'hebdomadaire Búsqueda,
11.12.2010.
11. Enquête de Interconsult, journal Últimas
Noticias, 20.12.2010.
(31 janvier 2011)
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