Uruguay

Vasquez & Chavez

Le président d'Uruguay, Tabaré Vazquez rencontre le président Chavez du Venezuela

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La spoliation se poursuit

Mario Pieri *

La politique fiscale d’un gouvernement est un thermomètre de ses options sociales. Le «gouvernement de gauche» d’Uruguay, qui gère le pays depuis 2005, en donne une bonne illustration (réd.)

Les derniers chiffres officiels sont éloquents. La recette de l'IRPF (Impôt sur les revenus des Personnes Physiques) prélevé sur les salaires, les retraites et autres revenus a dépassé le 12%. Autrement dit, la spoliation se poursuit. C'est ce que le gouvernement appelle une redistribution «équitable» des revenus.

Pour le Réseau des Economistes de Gauche de l'Uruguay (REDIU), la réforme fiscale qu'applique le gouvernement du Frente Amplio [entré en fonction en mars 2005 avec comme président Tabaré Vazquez] «n'est pas progressiste». Elle est au contraire «régressive: elle retombe essentiellement sur les travailleurs et les retraités. Les travailleurs et les retraités paieront beaucoup plus, alors que les capitalistes verront leurs charges réduites (...) Les travailleurs paieront 130 millions de dollars de plus. Les entrepreneurs paieront 89 millions de dollars de moins». («Réforme Fiscale: Qui paie davantage?» REDIU, 1er août 2007).

Ce diagnostic a été confirmé, y compris par les chiffres officiels. En août 2007, l'actuel IRPF a engrangé des recettes supérieures de 67% aux dernières recettes de l’IRP (impôt qui ne touche que le salaire et les retraites), un impôt introduit de manière «provisoire» par le gouvernement «blanco» de Lacalle (1990-1995). L'analyse des chiffres ne laisse aucun doute: l’IRPF sur les revenus du travail (salaires et retraites) a prélevé 656,4 millions de pesos, alors que celui sur les «revenus du capital» a réuni 49,4 millions de dollars. (Rapport de la DGI - Direccion General Impositiva - Direction Générale des Impôts -, selon les données publiées dans le quotidien uruguayen El Pais, le 19.9.2007). Autrement dit, ce sont ceux qui ont le moins qui paient le plus, alors que ceux qui ont le plus non seulement paient beaucoup moins, mais continuent en outre à bénéficier de toutes sortes d'exonérations fiscales.

Le code génétique néolibéral

Il y a quelques années, l'actuel ministre du Transport et des Travaux Publics, Victor Rossi, a écrit un plaidoyer accablant contre la taxation des salaires. Il affirmait: «Selon la Bible, vous connaîtrez l'arbre à ses fruits. Et cette sentence s'applique parfaitement dans ce cas. Car l'IRP est, à notre avis, le “code génétique“ du modèle économique. C'est son emblème et sa carte de visite. C'est l'impôt qui lie les équipes économiques de la dictature, avec lesquelles ils ont agi jusqu'à nos jours en démocratie." (Vingt années d'IRP, Chronologie d'une spoliation, Victor Rossi et Héctor Acosta). Il faut dire qu'à cette époque, le Frente Amplio considérait cet impôt comme une véritable spoliation. Et durant plus de vingt ans, aussi bien la force politique qui est aujourd'hui au gouvernement que les organisations syndicales et sociales, ont lutté pour son élimination. L'imposition des salaires et des retraites était considérée comme une pièce d'identité du néolibéralisme, et, par conséquent, inacceptable pour une force politique qui se réclamait de la classe travailleuse et porteuse d'un «projet de changement».

Néanmoins, actuellement, dans ce gouvernement «progressiste», aussi bien le ministre que l'ensemble de la couche dirigeante du Frente Amplio, ont effacé d'un coup de plumeau cette revendication de suppression de l'imposition des salaires et des retraites. Ils se sont au contraire engagés dans la continuité des spoliations, faisant leur le «code génétique» du modèle économique néolibéral.

Il vaut la peine d'expliquer succinctement ceci. Les salaires sont les prix de la marchandise force de travail, ils ne fluctuent pas au hasard, mais autour d'un axe qu'est la valeur de cette marchandise. Sous le capitalisme, cette fluctuation est en rapport avec l'accumulation du capital, qui est la même chose que la transformation de la plus-value en capital additionnel accumulé par les capitalistes. La lutte pour l'appropriation de cette plus-value explique les origines ainsi que le contenu de la lutte de classes.

Alors, pourquoi accepter que l'Etat, par l'intermédiaire de son gouvernement, pèse sur la balance en faveur des classes de propriétaires, autrement dit en faveur du capital? Pourquoi accepter l'imposition des salaires et des retraites, qui augmente encore l'expropriation – déjà effectuée par les capitalistes – de la plus-value produite par la force de travail?

On divise en bas, on resserre les rangs en haut

Pour la centrale syndicale PIT-CNT (résolution de la Mesa Representativa Ampliada, approuvée par la majorité, avec le vote contre l'AFCC [1], l'ADEOM [2] et la COFE [3] – employés de coopératives de consommateurs, de travailleurs municipaux et de fonctionnaires publics), cette réforme des impôts du gouvernement frenteampliste «implique une avancée«... même s'il reconnaît la nécessité d'y apporter quelques modifications. Par exemple: une réduction «significative» de la TVA (Taxe sur la Valeur Ajoutée) et que le panier de la ménagère soit exempté de Ia TVA; la création d'organes de contrôle des prix; la taxation «progressive» du capital; l'augmentation du minimum non imposable; la déduction des loyers et du transport. Il mise sur la possibilité d'obtenir ces modifications au moyen du «dialogue» avec le gouvernement, tout en développant une rhétorique «critique». En résumé: sans organiser, ni mobiliser, ni lutter.

Du côté de la REDIU, les choses ne sont pas très différentes. Sa proposition «alternative» se limite à l'augmentation du minimum non imposable par le IRPF, et pas grand-chose de plus. Et il en résulte une contradiction insurmontable. Pourquoi ne peut-on pas dire clairement que cette réforme est «régressive», tout en envisageant d'essayer de «l'améliorer» ? Et il est pire encore d'accepter un minimum non imposable, puisque cela légitime l'idée que les salaires et les retraites peuvent être expropriés au moyen des impôts.

Aussi bien la proposition du PIT-CNT que celle de la REDIU ont contribué à augmenter la confusion et la division entre les salarié·e·s: entre ceux qui ont conquis de meilleurs salaires grâce à leur niveau plus élevé d'organisation et de lutte, à leur meilleure qualification, ou à leur ancienneté d'une part, et d'autre part, ceux qui, pour différentes raisons, n'ont rien obtenu. C'est ainsi que l'on réduit le camp des alliés pour une lutte contre l'ensemble d’une réforme fiscale «régressive». Par exemple: quel intérêt peuvent avoir les 520'000 travailleurs qui ne sont pas affectés par l’IRPF de voir augmenter le minimum non imposable?

Dans d'autres secteurs du camp populaire, l'approche (et l'attitude) a été plus critique, et quelques initiatives ont même été prises. Le Plenario Nacional de Asociaciones de Jubilados y Pensionistas (l’Assemblée nationale des assosciations de retraités et de pensionnés [4]) par exemple, va lancer une campagne de récolte de signatures avec l'appui de la Federacion de Asociaciones de Jubilados y Pensionistas del interior [par différence avec la capitale Montevideo qui réunit la moitié de la population]. L'objectif est d'abroger, au moyen d'une consultation populaire, le IRPF qui taxe les retraites. Dans le même sens, la Coordination de Retraités et de Pensionnés a également présenté un recours d'inconstitutionnalité contre le IRPF.

Pour leur part, divers syndicats, groupements syndicaux et la Tendencia Clasista y Combativa (Tendance Classiste et Combative de la centrale syndicale), se sont prononcés pour l'élimination de l'imposition des salaires, des retraites et des pensions, et dénoncent le caractère néolibéral de la «nouvelle» politique fiscale. Ils organisent des débats et proposent de se mobiliser.

Comme on le voit, cette réforme a généré des points de vue et des conduites différentes «en bas», au sein les organisations syndicales et sociales, ce qui approfondit dans les faits la fragmentation et affaiblit l'indispensable riposte unitaire devant l'offensive gouvernementale.

Par contre, en haut, dans le gouvernement, ils ont agi en bloc. Tous les députés et sénateurs ont voté la réforme fiscale. Lors de l'interpellation au ministre de l'Economie et des Finances, il n'y a pas eu une seule manifestation d'un quelconque secteur du Frente Amplio qui aurait suggéré un début de réserve par rapport à l'IRPF. Tous, y compris les plus «critiques», comme le Parti Communiste et le Mouvement de Participation Populaire (Tupamaros et alliés), ont serré les rangs avec Daniel Astori [le ministre de l’économie, qui se réclamait, par le passé, du «marxisme»], autrement dit avec le gouvernement. La fameuse «dispute» au sein du gouvernement relative à l'orientation économique a brillé par son absence. Ce qui est paradoxal, c'est que la proposition qui a finalement été faite par le Partido Nacional (Parti national – dit Blanco) dans une interpellation au parlement était très similaire à celle approuvée par la Mesa Representativa (l’assemblée des délégué·e·s) du PIT-CNT, puisqu'elle insistait sur l'augmentation du minimum non imposable (elle proposait un minimum non imposable de 16'500 pesos, soit quelque 800 francs suisses) [5]. Il est évident que les partis traditionnels sont favorables à l'imposition des salaires, ce sont eux qui l'ont inventé et qui l'ont défendu avec fougue pendant plus de vingt ans.

Une bataille inévitable

C'est une erreur politique de portée stratégique de subordonner l'objectif concret de la suppression de l'IRPF à toute considération pseudo-réaliste quant à ce qui peut ou ne peut pas être réalisé sur le terrain politique, à court terme. Cela est encore plus vrai lorsque, depuis le gouvernement est alimentée la division des travailleurs en exonérant certains de manière discrétionnaire. L'argument que brandissent beaucoup de camarades est que n’existe pas le rapport de forces permettant une lutte pour l'élimination de l'IRPF. Mais comment connaître la capacité à créer un rapport de forces déterminé, si nous ne lançons pas la proposition d'éliminer l'IRPF et si nous ne nous battons pas pour l'obtenir?

Un rapport de forces déterminé est un phénomène dynamique que seule la lutte permet d'établir, on ne peut le déterminer a priori de manière statique. C'est bien l'actuel rapport de forces qui a permis que le gouvernement mette sa main dans les poches des travailleurs et des retraités. La lutte est donc aussi le moyen de modifier ce rapport de forces en faveur des exploité·e·s et des opprimé·e·s sans affaiblir la revendication. D'où la nécessité de lancer une campagne massive en partant des syndicats, des groupements de classe, les organisations de retraités, pour affronter l'ensemble de cette réforme «régressive» du gouvernement, qui revient à exonérer le capital, à maintenir la spoliation des salarié·e·s et qui approfondit la brèche distributive qui se fait au détriment des salariés.

Le plus dangereux – et ce qui sème le plus la confusion – est d'alimenter la fausse perception que l'on pourrait modifier «l'orientation économique» en exerçant une certaine pression qui «obligerait» le gouvernement à «trouver un consensus» pour une autre politique. Au contraire, la seule perspective – dans le sens de renverser le programme sur lequel le gouvernement s'est entendu avec les institutions financières internationales – est l'organisation, l'affrontement et la lutte. Car ce n'est qu'ainsi qu'il sera possible de changer les mécanismes de domination d'une «gouvernabilité démocratique» que reproduit le rapport de forces en faveur des capitalistes. (Trad. A l’encontre)

* Membre du Colectivo Militante et de la rédaction du bulletin d'information Agenda Radical (agendaradical@egrupos.net). Cet article est publié dans la revue Construyendo N°26, septembre 2007, mensuel de la Coordinadora de Unidad Revolucionaria (CUR).

1.- Association des fonctionnaires de coopératives de consommation.

2.- Association des employés et ouvriers municipaux.

3.- Confédération des organisations des fonctionnaires de l’Etat.

4.- Par personnes pensionnés on entend, par exemple, une personne qui reçoit la rente de vieillesse suite à la mort de son conjoint qui était retraité, ou encore les personnes touchant une rente d’invalidité, etc.

5.- Actuellement, le minimun imposable se situe à hauteur de 8500 pesos ( soit 354 dollars). Il faut avoir à l’esprit que, selon les organismes officiels, le revenu familial de base (pour deux adultes et un enfant) devrait se situer à 30'000 pesos (1250 dollars). Le revenu moyen par foyer est de 16'000 pesos. Ces chiffres permettent d’avoir un premier aperçu de la pauvreté régnant en Uruguay.

(1er octobre 2007)

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