Etats-Unis

Zinn

Howard Zinn (né en 1922}

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Sommes-nous des politiciens ou des citoyens ?

Howard Zinn *

Alors que je rédige cet article, le Congrès est en train de discuter d'un calendrier pour le retrait de l'Irak. Suite à «l'élan» de l'Administration Bush et au refus de la part des républicains de limiter notre occupation, les démocrates se conduisent avec leur timidité habituelle, et ne proposent un retrait qu'après une année ou 18 mois. Et il semble qu'ils attendent du mouvement anti-guerre qu'il les soutienne.

Un tel soutien a été proposé dans un récent message de la part de MoveOn [mouvement qui s’auto-définit par le slogan Democracy in Action] qui a fait un sondage parmi ses membres au sujet de la proposition des Démocrates, en disant que des membres progressistes du Congrès «dont beaucoup pensent comme nombreux d'entre nous que le projet de loi ne va pas assez loin, mais ils le voient comme un premier pas concret vers la fin de la guerre.»

Ironiquement et de manière choquante, ce même projet de loi accepte que 124 milliards de dollars supplémentaires soient alloués à la guerre. C'est un peu comme si, avant la Guerre Civile, les abolitionnistes avaient accepté de repousser l'émancipation des esclaves d'une année, ou de deux ans, ou de cinq ans, tout en votant les fonds destinés à renforcer le Fugitive Slave Act [1]

Lorsqu'un mouvement social accepte les compromis des législateurs, c'est qu'il oublie son rôle qui consiste à aiguillonner et à défier les politiciens, et non à les suivre humblement.

Nous qui protestons contre la guerre, ne sommes pas des politiciens. Nous sommes des citoyens. Quoi que fassent les politiciens, nous devrions d'abord leur faire sentir pleinement la puissance des citoyens qui affirme, face un Congrès honteusement timoré, ce qui est juste, et pas uniquement ce qu'on peut gagner.

Des calendriers de retrait sont répréhensibles du point de vue moral dans le cas d'une occupation brutale (donneriez-vous vraiment un calendrier pour le retrait d'un voyou qui envahirait votre maison, casserait tout et terroriserait vos enfants?). Ils sont en outre dépourvus de sens logique. Si nos troupes étaient en train de prévenir une guerre civile, d'aider les gens à contrôler la violence, alors pourquoi devraient-ils partir? S'ils sont en train de faire l'inverse – de provoquer la guerre civile, de blesser des gens et de perpétuer la violence – alors ils doivent se retirer aussi vite que des navires et les avions peuvent les ramener chez eux.

Cela fait quatre ans que les Etats-Unis ont envahi l'Irak avec un féroce bombardement, avec «shock and awe» [choquer et effrayer]. C'est largement suffisant pour décider si la présence de nos troupes est en train de changer la vie des Irakiens pour le meilleur ou pour le pire. Or, l'évidence est écrasante. Depuis l'invasion, des centaines de milliers d'Irakiens sont morts, et, selon le Haut Commissariat pour les Réfugiés des Nations Unies (HCR), environ deux millions d'Irakiens ont quitté le pays, et un nombre presque équivalent sont devenus des réfugiés à l'intérieur du pays, obligés de quitter leurs foyers, à la recherche d'un refuge ailleurs dans le pays.

Oui, Saddam Hussein était un tyran brutal. Mais sa capture et sa mort n'ont pas amélioré les vies des Irakiens. En effet, l’occupation états-unienne a créé le chaos: pas d'eau propre, la faim en hausse, 50% de chômage, des pénuries de nourriture, d'électricité et de carburants, une augmentation de la malnutrition chez les enfants et de la mortalité infantile. La présence étatsunienne a-t-elle diminué la violence? Bien au contraire, en janvier 2007, le nombre d'attaques de la part d'insurgés a augmenté de manière dramatique, atteignant 180 par jour.

La réponse de l'administration Bush à quatre ans d'échecs est d'envoyer encore plus de troupes. Or, le fait d'envoyer encore des troupes correspond à la définition du fanatisme: si vous découvrez que vous allez dans la mauvaise direction, redoublez votre vitesse. Cela me rappelle un médecin en Europe, au début du dix-neuvième siècle, qui a décidé que l'on pourrait guérir la pneumonie par des saignées. Quand cela n'a pas marché, il en a conclu que les saignées avaient été insuffisantes.

La proposition des démocrates au Congrès est d'attribuer davantage de fonds, tout en fixant un calendrier qui permettra aux saignées de continuer pendant encore une année ou plus. Ils prétendent qu'il faut faire des compromis, et quelques opposants à la guerre sont d'accord de les suivre sur ce terrain. Mais il est très différent d'accepter un compromis quand une partie des demandes est immédiatement satisfaite et si cela peut être un tremplin pour obtenir d'autres choses par la suite, C'est par exemple la situation qui est décrite dans le film sorti récemment The Wind that Shakes the Barley [Le Vent se lève]. Il montre comment l'on propose aux rebelles irlandais qui se battent contre le règne britannique une solution de compromis qu'une partie d'Irlande soit libre, devenant l'Etat Libre Irlandais. Le film montre une lutte des Irlandais entre eux sur la question de savoir s'il faut ou non accepter ce compromis. Mais au moins, l'acceptation de ce compromis, même s'il est injuste, a permis la création de l'Etat Libre Irlandais.
Le calendrier pour le retrait proposé par les démocrates, par contre, ne donne rien de tangible, juste une promesse. Et l'accomplissement de cette promesse est confié à l'Administration Bush.

Il y a déjà eu des dilemmes de ce genre dans le mouvement ouvrier. En fait, il arrive fréquemment que des syndicats qui se battent pour un nouveau contrat doivent décider s'ils accepteront une offre qui ne leur donnera qu'une partie de ce qu'ils ont revendiqué. C'est toujours une décision difficile, mais dans presque tous les cas, que le compromis final fut considéré comme une victoire ou comme une défaite, les travailleurs et travailleuses ont reçu quelque chose de concret, qui a amélioré, au moins dans un certain degré, leur condition. Si on ne leur proposait qu'une promesse de quelque chose dans le futur, tout en les laissant dans la situation intenable actuelle, cela ne serait pas considéré comme un compromis mais comme une trahison. Un dirigeant syndical qui dirait: «Prenez ceci, c'est le mieux que nous puissions obtenir» (et c'est ce que les gens de MoveOn sont en train de dire au sujet de la résolution des démocrates), ils seraient hués et chassés du podium.

Cela me fait penser à la situation de la Convention Nationale Démocrate de 1964 à Atlantic City, lorsque la délégation noire du Mississipi a réclamé des sièges pour représenter les 40% de la population noire de cet état. On leur a offert un «compromis» – deux sièges sans droit de vote. Certains dirigeants noirs disaient: "C'est le mieux que nous puissions obtenir". Les Mississipiens, conduits par Fannie Lou Hamer et Bob Moses, ont refusé ce compromis, et sont ainsi restés fidèles à l'esprit de leur combat, qui leur a apporté plus tard ce qu'ils demandaient. Ce mantra – «c'est le mieux qu'on puisse obtenir» – est une recette qui mène à la corruption.

Il n'est pas facile, dans l'atmosphère corruptrice de Washington, D.C., de tenir fermement la vérité, de résister à la tentation de capitulation qui se présente sous la forme de compromis. Certains y parviennent. Je pense à Barbara Lee [démocrate de Californie, parmi les rares membres Noirs du Congrès], la seule personne de la Chambre des Représentants qui, dans l'atmosphère hystérique des jours après le 11 septembre, a voté contre la résolution autorisant Bush à envahir l'Afghanistan. Aujourd'hui elle est une des seules à refuser de voter le financement de la guerre en Irak, à insister sur une fin de la guerre immédiate, à rejeter la malhonnêteté d'un faux compromis.

A l'exception de quelques rares personnes comme Barbara Lee, Maxine Waters [démocrate de Californie, membre du caucus Noir sur le budget], Lynn Woolsey [démocrate de Californie], et John Lewis [démocrate de Georgie,Noir]nos représentants sont des politiciens, et ils abandonnent leur intégrité sous prétexte d'être «réalistes».

Nous ne sommes pas des politiciens, mais des citoyens. Nous n'avons pas un poste auquel nous nous agrippons, nous avons juste notre conscience, qui nous pousse à dire la vérité. Les leçons de l'Histoire  suggèrent que c'est là la chose la plus réaliste que puissent faire les citoyens. (Traduction par A l’encontre)

* Howard Zinn, est l’un des rares historiens américains, connus, qui ont traité l’histoire des Etats-Unis à partir «d’en bas». C’est avec un grand retard que son œuvre magistrale a été traduite en français: Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours, aux Editions Agone. On trouve aussi, chez le même éditeur, un ensemble de réflexions politiques et historiques importantes qui porte le titre: Nous le peuple des Etats-Unis (2004). Howard Zinn a publié une autobiographie fort intéressante intitulée:  You Can't Be Neutral on a Moving Train: A Personal History of Our Times, Beacon Press, 2002,. Cet article a été publié dansl, un magazine portant comme surtitre: «A leading voice for peace and social justice since 1909.»

1. Nom donné à deux textes de loi du Congrès des États-Unis d'Amérique créés, respectivement, le 12 février 1793 et le 18 septembre 1850 (dans le cadre du Compromis de 1850 entre les États Sudistes agraires et esclavagistes et les États Nordistes industriels et abolitionnistes) et statuant sur les modalités de capture des esclaves évadés et de leur retour à leur propriétaire. (réd.)

(22 avril 2007)

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