Tunisie
Place de la Kasbah, mercredi 26 janvier.© Mediapart
La lutte contre les «fantômes de la dictature»
Lenaïg Bredoux et Mathieu Magnaudeix *
La Tunisie a deux visages. Celui de son gouvernement de transition, dirigé par l'ancien premier ministre de Ben Ali: il devrait être remanié jeudi 27 janvier. Et celui de ces milliers de personnes qui campent devant les ministères pour obtenir leur départ. Deux visages: celui de ces partisans du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique), qui ont tenté de manifester en plein centre de Tunis. Et celui des dizaines de milliers de personnes qui ont envahi mercredi la ville industrielle de Sfax pour crier, encore et encore: «Dégage !» Celui des médias dominants, qui appellent à respecter la «transition» et à cesser les grèves pour préserver l'économie. Et celui de ces opposants de toujours qui tentent de proposer un «comité de sauvegarde de la révolution», pour prendre le relais d'un exécutif discrédité.
Deux visages ou deux camps qui s'éloignent jour davantage, comme l'illustre la place de la Casbah à Tunis. Ce symbole du pouvoir politique en haut de la vieille ville est occupé depuis dimanche par plusieurs milliers de marcheurs épuisés, venus du sud de la Tunisie, de Sidi Bouzid, Kasserine ou Gabès. Chaque jour, les mêmes slogans antigouvernementaux et les mêmes chants, dont l'hymne national, y retentissent, face aux dizaines de banderoles accrochées aux bâtiments publics, sous l'œil, pour l'instant protecteur, des militaires.
Mais l'inquiétude monte, face à un gouvernement qui s'obstine et un parti-Etat, le RCD, qui revendique 2 millions de membres sur une population totale de 11 millions d'habitants, et s'accroche au pouvoir. Mercredi, ses milices se seraient infiltrées à plusieurs reprises sur la place, allant jusqu'à jeter des pierres pour provoquer des incidents. Certains manifestants affirment même qu'elles auraient tenté de les soudoyer pour les convaincre de rentrer chez eux.
«Il y a des milices qui veulent dissoudre le rassemblement, ils sont en train de créer un environnement de chaos», s'insurge Leila Haddad, jeune avocate venue soutenir cette «Caravane de la liberté».
A Ettadahmen, les mouchards se sont envolés
«On voit des gens venir ici provoquer, dire qu'il faut suivre la transition, que les jeunes venus du sud sont des voleurs. Si ce n'est pas l'odeur du complot du RCD et du gouvernement en place, qu'est-ce que c'est ?», dit l'universitaire Sarra Touzi. Ailleurs dans le pays, plusieurs locaux de la centrale syndicale UGTT ont été attaqués par ces «milices», comme à Sousse, Monastir ou Sidi Bouzid. «Le RCD, c'est une toile d'araignée. Elle est toujours là, intacte», tranche Djamila.
A Ettadahmen, quartier populaire à l'ouest de Tunis où plusieurs jeunes ont été tués par la police avant la chute de Ben Ali, tous les symboles du régime ont d'ailleurs été méthodiquement brûlés : le commissariat de la Cité 105, le siège local du RCD, dominé par une absurde pancarte éventrée où trônait il y a deux semaines encore le portrait du dictateur. Ou encore l'imposante mairie de Mnihla (photo), devant laquelle un groupe d'ados passe en criant «Game over Ben Ali !»
«Presque tous les présidents de mairie ou d'arrondissement étaient membres du RCD», raconte Aymen Nasri, un habitant du quartier. On retrouve ce jeune professeur d'informatique d'un lycée public à la sortie des cours. Ce mercredi, le directeur de son établissement a donné sa démission. «Les élèves le harcelaient depuis deux jours, ils ont découvert son nom dans une de ces listes d'informateurs qui circulent sur Facebook», dit Aymen. Des fiches récupérées dans les bureaux de police dévastés. «Les directeurs et les surveillants devaient dénoncer ceux qui parlaient un peu trop fort de politique.»
Aymen s'arrête devant la maison de chef de la police, un homme détesté dans le quartier parce qu'il «abusait de son pouvoir» et s'était fait une spécialité de traquer les fidèles qui priaient à l'aube dans la mosquée. La maison a été brûlée. «Il a fui, sans doute à la campagne, personne ne sait où il est», dit Aymen. Dans le café bondé d'en face, le jeune homme retrouve ses amis. Ils peuvent enfin discuter librement: depuis dix jours, les mouchards qui hantaient le comptoir toute la journée se sont envolés
Les juges compétents exilés dans le sud
Ailleurs, ce sont les salariés d'entreprises qui s'en sont pris à leurs patrons. Comme à Siliana, à une centaine de kilomètres de Tunis, où samedi dernier, le personnel de l'hôpital a exigé le départ du directeur régional de la santé. «Ils se sont rassemblés devant le siège du gouverneur, avant de s'attaquer à ses amis. Le directeur de la santé a été prévenu juste à temps, il s'est enfui !», raconte Hassan Manai, du syndicat des médecins, qui assure l'intérim depuis. «Pas mal de gens lui en voulaient, surtout pour les recrutements téléphonés. Dans l'ancien régime, les personnes étaient choisies sur tous les critères sauf la compétence. Pour nous, c'était la direction de la médiocrité», dit-il.
De ce favoritisme systématique et de la corruption à tous les étages, tous les Tunisiens, ou presque, peuvent parler. Dans les écoles, où «90% environ» des chefs d'établissement et des CPE étaient au RCD, selon Fatma, conseillère d'orientation à Tunis. Dans les tribunaux, où les juges «compétents qui osaient dire non» étaient envoyés dans le grand sud, d'après l'avocate Radhia Nasraoui, ou dans les entreprises publiques, comme les transports de Tunis, la Transtu.
«Notre patron est le plus médiocre des PDG de l'histoire de la société, c'est juste l'allié de la famille Trabelsi», affirme T., cadre de l'entreprise. Il cite l'exemple des bus achetés auprès d'une entreprise européenne, gérée en Tunisie par les proches de la femme de l'ex-dictateur, et conçus aux dépens de la sécurité des voyageurs. «La question était juste de donner les marchés à la famille en touchant une commission. Ils étaient totalement insensibles aux questions techniques. De toute façon, un cadre diplômé qui intégrait le parti, même sans être très actif, finissait toujours responsable d'une administration quelconque», raconte T.
Le patron de Tunisair fait son mea culpa
Tunisair, la compagnie nationale, des pans entiers de l'activité ont été privatisés ces dernières années au profit d'investisseurs proches du régime, témoigne Kamel Aït Khalifa, commandant de bord. «Avant le départ de Ben Ali, les hôtesses, stewards et pilotes ont manifesté dans la cour de “Fort Boyard”, le siège de la compagnie.» Après le départ du dictateur, une nouvelle manifestation a eu lieu, dans une ambiance électrique. Le PDG Nabil Chettaoui, nommé par l'ancien régime, a été hué par des personnels navigants, face à des personnels administratifs favorables au patron.
Mais il a fini par faire son mea culpa devant tous les salariés. «Il nous a dit: “Je crois que vous êtes fâchés, et je le comprends. Je sais qu'il y a eu beaucoup d'excès, des passe-droits, mais cette époque est révolue. Les enquêtes nécessaires vont être menées par le nouveau pouvoir”.» Pourtant, les tensions restent fortes. Dans les couloirs, certains apostrophent les chefs de service, leur suggèrent de démissionner. Des employés tentent même de monter un syndicat concurrent à la section UGTT, soupçonnée d'avoir été trop conciliante avec l'ancien régime.
Cette contestation touche même les ministères. A la direction générale des impôts, le secrétaire d'Etat à la fiscalité Moncef Bouden, haï par une partie du pays, n'a pas accédé à ses bureaux depuis près d'une semaine. Le 20 janvier, il a dû être exfiltré du ministère par la police, alors que des manifestants protestaient devant le bâtiment, aux cris de «Bouden dégage !», raconte en riant M., jeune fonctionnaire au ministère. «Bouden était déjà au gouvernement sous Ben Ali, il a donc été obligé d'octroyer des avantages fiscaux indus aux Trabelsi.»
Une pratique qui, selon lui, a contaminé les échelons inférieurs : «Les directeurs, les chefs de service, tous ont accordé des passe-droits indus. On peut dire ce qu'on veut, mais les 11 millions de Tunisiens sont coupables. Que faire ? On ne peut quand même pas tous se mettre à la mer et quitter le pays.» Puis, M. relève la tête, pointe l'index sur sa tempe et dit: «La Tunisie, c'est surtout là, dans la tête, qu'elle doit changer.»
* Journalistes du site Mediapart.
(27 janvier 2011)
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