Tunisie
Le rôle de l’UGTT dans «l’intifada tunisienne»
Yassin Temlali *
L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a joué un important rôle dans l’intifada tunisienne. Son engagement sur le terrain politique, symbolisé par sa disposition à participer au gouvernement, plonge ses racines dans un lointain passé. Depuis sa fondation, en 1946, elle a souvent été une organisation concurrente du Parti de Bourguiba-Ben Ali. Même en imposant à sa tête des syndicalistes destouriens, comme Habib Achour, le PSD-RCD n’a jamais complètement réussi à la transformer en une de ses nombreuses «antennes».
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Jamais un syndicat au Maghreb et au Proche-Orient n’a joué un rôle politique aussi important que celui joué par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) dans la révolte populaire en Tunisie. Mobilisés dès le début du soulèvement de Sidi Bouzid, ses cadres ont ouvert leurs locaux aux contestataires et porté leur voix dans les médias internationaux. Ils ont été à l’initiative de nombreuses actions de solidarité avec eux, en organisant des rassemblements, des marches et des grèves générales régionales dans différents gouvernorats. Sous leur pression, l’exécutif du syndicat a dû appeler à une grève nationale, le 14 janvier 2011, pour protester contre la répression.
Traînant le boulet de ses accointances avec le pouvoir en place (son soutien à la candidature de Ben Ali en 2004 et 2009), la direction de l’UGTT (représentée par son bureau exécutif) ne s’est pas spontanément rangée aux côtés des populations insurgées. Son soutien à leurs revendications n’est devenu franc qu’après que la protestation se soit étendue à l’ensemble du territoire prenant une teinte politique prononcée. Alors qu’elle s’était contentée de se faire l’écho des aspirations sociales de la jeunesse du Centre et de l’Ouest tunisiens (emploi, etc.), son discours s’est relativement radicalisé le 4 janvier 2011, lorsqu’elle a réclamé des réformes démocratiques en Tunisie.
Après la fuite de Ben Ali, cette direction a accepté de participer au gouvernement d’union nationale de Mohamed Ghanouchi avant d’en retirer ses représentants sous la pression de la rue et de ses cadres les plus radicaux. La déclaration de sa commission administrative réunie le 21 janvier 2011 montre que sa sensibilité aux revendications politiques populaires reste contrariée par le souci de ne pas couper les ponts avec les anciens maîtres du pays. Alors que l’exigence de démission du gouvernement Ghanouchi et de formation d’un cabinet de transition sans le RCD gagne en popularité, elle revendique, elle, un «gouvernement de salut national», dont elle évite soigneusement de définir la composition.
L’implication de l’UGTT sur le terrain politique s’explique, certes, par la nécessité pour son exécutif de se faire une nouvelle virginité, dans un contexte de radicalisation politique, marqué par la mobilisation de sa base et de nombre de ses structures intermédiaires aux côtés des Tunisiens révoltés. Cet exécutif redoute, en effet, de se voir violemment contesté, comme le sont actuellement le gouvernement Ghanouchi, le parti-Etat RCD, les anciennes directions des médias publics et privés, entre autres symboles du règne musclé du président déchu. Toutefois, le pragmatisme n’éclaire pas, seul, cet engagement politique croissant de la centrale syndicale tunisienne. Sa très grande politisation s’explique également par son histoire spécifique et par le pluralisme idéologique qui continue de la caractériser, en dépit des efforts de sa bureaucratie pour réduire au silence les syndicalistes indépendants, qu’ils soient nationalistes ou de gauche. L’UGTT, un puissant rival du parti destourien Dans un système aussi répressif que le système Bourguiba-Ben Ali, l’UGTT a été, dès les années 1970, un terrain d’action pour les mouvements hostiles au virage libéral bourguibien dont les nationalistes radicaux et une «nouvelle gauche» à sensibilité maoïsante ou trotskisante, en rupture avec l’héritage du Parti communiste tunisien.
Réprimés et interdits d’expression publique, ces mouvements ont formé au sein du syndicat un courant qui montre des signes de continuité programmatique depuis de longues décennies (lutte pour la radicalisation de l’UGTT, établissement de passerelles avec les opposants démocrates, démocratisation interne, etc.) et qui, au prix d’énormes sacrifices (emprisonnements, exclusions, etc.), a renforcé sa présence aux échelons intermédiaires (syndicats généraux, unions régionales, etc.) et, partant, dans la commission administrative nationale.
Ce courant n’a pas été complètement aspiré par la bureaucratie syndicale, et si au contact de l’appareil, son radicalisme a pu décliner, il n’est pas devenu totalement inactif. Revigoré dans les années 2000 par le réveil des luttes démocratiques, il y a pris part, contre l’avis de la direction, conciliante envers le RCD. Il se sent fort, aujourd’hui, de ce que le Bureau exécutif, après un soutien plutôt mou et principiel à l’intifada tunisienne, réclame, au lieu du rituel «approfondissement de la démocratie» benalienne, un changement démocratique en profondeur.
On ne peut certainement pas qualifier l’UGTT d’organisation indépendante mais elle n’est pas non plus un «syndicat jaune», dont la seule mission serait de voler au secours du gouvernement et du patronat pour éteindre les incendies ouvriers. Malgré la fermeture politique en Tunisie avant le 14 janvier 2011 et tout en se compromettant avec les autorités, sa direction a conservé une certaine liberté de manœuvre vis-à-vis du parti officiel (le Parti socialiste destourien, PSD, rebaptisé Rassemblement constitutionnel démocratique, RCD, en 1988). Nombre de crises qu’elle a vécues depuis sa naissance en 1946 ont été des crises de rapports avec ce parti, qui a toujours œuvré à en faire une de ses antennes.
L’UGTT a, dès sa fondation, pris fait et cause pour l’indépendance. Loin d’être un simple affluent du courant indépendantiste, elle a formé avec lui un «front patriotique» commun. Elle s’en distinguera par le fait qu’elle ne subissait pas directement les pressions de la bourgeoisie nationale, favorable à un compromis avec la puissance coloniale. Le Néo-Destour voyait en elle, en même temps qu’un partenaire, un rival partageant la même base sociale que lui (Ridha Kafi, «Bourguiba, Hached, Achour et les autres», «Jeune Afrique», 1er juin 1999) et qui, en d’autres circonstances, aurait pu se transformer en une organisation concurrente de type travailliste. Il n’admettait pas que ses dirigeants soient aussi influents que ses propres ténors ni qu’elle puisse le critiquer aussi sévèrement qu’en 1956, lorsqu’elle a fustigé sa participation au gouvernement de Tahar Ben Ammar qui, pour le secrétaire général de l’UGTT, Ahmed Ben Salah, défendait les «intérêts de la grande bourgeoisie». Tentatives bourguibiennes de caporalisation: un succès relatif Un des objectifs de Habib Bourguiba, après la proclamation de l’indépendance, en mars 1956, a été naturellement la caporalisation de l’UGTT, opposée à son alliance avec la bourgeoisie nationale. A la fin de l’année 1956, il a encouragé la création d’une éphémère organisation adverse, l’Union tunisienne du travail (UTT), dirigé par un dissident, Habib Achour. En multipliant les pressions sur Ahmed Ben Salah, il l’a contraint à la démission pour le faire remplacer par un nationaliste destourien, Ahmed Tlili, lui-même écarté en 1963, probablement pour avoir montré quelques velléités d’indépendance.
L’UGTT prendra une véritable revanche politique sur le Néo-Destour lorsque se confirmera l’échec de la voie de développement capitaliste dont celui-ci espérait qu’elle attire de l’étranger les investissements nécessaires à la relance d’une économie fragile, voire moribonde. En 1961, Ahmed Ben Salah a été nommé par Habib Bourguiba ministre du Plan et des Finances et jusqu’à 1969, date du tournant libéral bourguibien (nouveau code des investissements, etc.), il conduira une étatisation économique inspirée des résolutions du congrès du syndicat de 1956 (nationalisations massives des industries et des terres agricoles). L’on peut dire sans risque d’exagération qu’à ce jour, la Tunisie et son économie portent l’empreinte de cette expérience socialisante, qui a aussi profondément marqué la culture politique de l’UGTT.
Si dans les années 1960, l’UGTT était, politiquement, soumise au parti unique, elle ne s’est pas transformée pour autant en une de ses «organisations de masse». Elle n’a pas perdu toute son autonomie comme le montre la résistance de Habib Achour (qui, pourtant, avait été l’instrument du putsch bourguibien contre le charismatique Ben Salah) aux tentatives de caporalisation du PSD.
Une de ces tentatives a visé, en 1965 à mettre en œuvre des résolutions du congrès du PSD recommandant de transformer les «organisations nationales» en démembrements du Parti-Etat. Une autre s’est soldée en 1978 par l’emprisonnement de Habib Achour suite à son appel à une grève générale quasi insurrectionnelle. Cet homme sera réélu à la tête du syndicat en 1980 mais, soupçonné de nourrir l’ambition de succéder à Habib Bourguiba à la tête du pays, il sera de nouveau arrêté en 1985. A ce jour et en dépit de son parcours paradoxal, il continue d’être célébré comme un «symbole de l’indépendance syndicale» (site internet de l’UGTT). L’UGTT et la fin du règne de Ben Ali: vers la démocratisation ? Le régime de Ben Ali a réussi, en 1989, à imposer à la tête de l’UGTT une direction docile, menée par Ismaïl Sahbani. Celui-ci fermera les yeux sur la libéralisation forcée de l’économie et luttera férocement contre la gauche syndicale. Il dirigera la centrale d’une main de fer jusqu’à 2000, lorsqu’il sera jugé et lourdement condamné pour malversations. Il sera remplacé au congrès de Djerba, en 2002, par l’actuel secrétaire général, Abdeslam Jerad.
La décennie 2000 a été une décennie de relance du syndicalisme combatif, presque éteint dans les années 1990. Si l’exécutif de l’UGTT a pu imposer à la Commission administrative de soutenir la candidature de Ben Ali à la présidence en 2004 et 2009, cette position sera jugée avec sévérité par nombre d’instances intermédiaires (syndicats généraux, unions régionales, etc.). Tenant compte des pressions des syndicalistes radicaux, il tentera de contrebalancer son appui au système par un discours à tonalité antilibérale, la participation aux initiatives altermondialistes (forums sociaux, etc.) et, au niveau politique, par la condamnation des ingérences gouvernementales dans le fonctionnement de la Ligue des droits de l’homme. A défaut de soutenir la contestation du bassin minier de Gafsa (janvier-juin 2008), il s’est contenté d’appeler à la libération des personnes arrêtées lors des violents affrontements qui l’ont émaillée avec les forces de police.
L’explosion de Sidi Bouzid a surpris la direction de l’UGTT en pleine conciliation entre les impératifs de sa propre survie (liée à celle du secteur public) et sa soumission à un régime maintenant au-dessus d’elle cette même épée de Damoclès qui s’était abattue sur Ismaïl Sahbani en 2000. Elle est aujourd’hui de plus en plus délégitimée. Les syndicalistes qui rejettent sa ligne modérée exploiteront-ils son affaiblissement pour lancer le processus de réappropriation du syndicat par les travailleurs ?
Les événements actuels ne resteront pas sans influence sur la situation syndicale, caractérisée par un début de conflit autour de l’amendement de l’article 10 du règlement intérieur. Cet article interdit aux membres du bureau exécutif de détenir plus de deux mandats successifs dans cette instance. Aussi bien l’actuel secrétaire général, Abdeslam Jerad, que son adjoint et rival, Ali Romdane, voudraient le faire abroger. La bataille pour son maintien pourrait s’avérer être une bataille pour un changement aussi serein que décisif à la tête de l’UGTT.
* Publié dans Maghreb Emergent, 25 janvier 2011
(25 janvier 2011)
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