Tunisie
(photo Thomas Cantaloube)
La parole libérée
Thomas Cantaloube *
C'est comme une vague qui se
forme dans le lointain et grossit, grossit, grossit jusqu'à devenir
une déferlante. Un peu plus d'une semaine après la grande
manifestation de Tunis et la fuite du dictateur Zine el-Abidine Ben
Ali, la parole des Tunisiens s'est complètement libérée.
Vendredi 21 et samedi 22 janvier, dans le centre de Tunis,
on pouvait assister au spectacle d'hommes perchés sur les bancs en
train de haranguer la foule des passants sur des sujets politiques.
Un goût de «speakers'
corner» londonien,
et quelque chose de totalement inédit en Tunisie.
Quelques jours auparavant, au
même endroit, la police embarquait manu militari dans une
fourgonnette un homme qui avait entrepris d'interpeller les badauds
en dehors de tout cadre de manifestation, pendant que lesdits badauds
posaient l'index sur la tempe pour signifier qu'il était fou. Ne
parlons même pas d'il y a deux mois, quand la moindre conversation
politique était reléguée, dans le meilleur des cas, au strict
cadre de la famille ou des amis très proches.
«Vous ne pouvez pas imaginer
ce que cela me fait de pouvoir crier contre le RCD ou de réclamer la
démission d'un ministre en marchant dans la rue»,
s'étonne encore Soufia, une infirmière qui défile avec ses
collègues dans Tunis. «Nous
n'étions pas habitués. Même à des gens proches, nous n'osions pas
dire ce que l'on pensait vraiment. Soit par crainte d'être dénoncés,
soit parce que nous risquions de les mettre en danger si jamais ils
répétaient ce qu'ils avaient entendu de manière inconsidérée.»
Dans certaines familles, on
cachait même ses sentiments quand un cousin ou un enfant vivant à
l'étranger séjournait pour les vacances. «Quand
je rendais visite à mes oncles et tantes l'été au village, on
n'évoquait jamais Ben Ali, le régime ou les conditions de vie»,
raconte aujourd'hui Mourad, un jeune Franco-Tunisien qui vit en
banlieue lyonnaise. «Ils se taisaient et moi, par peur de les embarrasser ou de les
mettre dans une situation délicate, je ne leur demandais rien.»
Une peur disparue
Les rapports avec les
journalistes étaient empreints d'une dose supplémentaire de
défiance. Les reporters tunisiens savaient parfaitement où se
trouvaient les limites de leur enclos et, en cas de doute, ils
avaient des chefs qui savaient encadrer le troupeau. «Franchement, ou j'étais journaliste et je suivais la ligne, je ne
faisais aucune vague, ou alors je n'étais pas journaliste»,
confie Souheil, un producteur à Radio Mosaïque, station qui
appartenait à la belle-famille Trabelsi.
«Je n'en suis pas fier, mais
je n'avais pas vraiment le choix. Ou alors celui de faire un autre
métier», poursuit-il en attendant la conférence de presse de nomination du
gouvernement par le premier ministre, un événement qu'il n'a jamais
couvert sans savoir à l'avance ce qui allait s'y dire. À la sortie
du premier conseil des ministres du nouveau pouvoir tunisien, un
reporter de l'agence de presse tunisienne TAP interroge ses collègues
étrangers: «Quelles questions dois-je poser aux ministres ? Est-ce que je dois me
précipiter sur eux avec mon micro comme vous le faites, dès qu'ils
franchissent la porte ?»
La plupart des journalistes
étrangers qui s'étaient rendus en Tunisie pour effectuer des
reportages au cours des années Ben Ali gardent un très mauvais
souvenir de leur expérience. «J'en étais venu à détester ce pays»,
se souvient un reporter suisse. «Les
gens ne voulaient pas me parler. Ou alors, quand ils acceptaient,
c'était soit pour vanter le régime, et j'avais du mal à leur faire
confiance. Soit leurs réponses étaient tellement emplies de
circonvolutions et de périphrases que je n'y comprenais rien.» D'autres se
remémorent avoir effectué des interviews avec des gens dans la rue
ou chez eux, et avoir appris le lendemain que leurs interlocuteurs
avaient été arrêtés par la police.
Aujourd'hui, tout cela a changé,
à une rapidité assez impressionnante. Dans la grande manifestation
de Tunis du 14 janvier, la plupart des protestataires
n'hésitaient plus à parler. Et à parler encore, prenant les
journalistes étrangers à témoin de ce qui se déroulait: d'abord
la liesse, les causes du malaise, puis la répression, et finalement
la libération.
Le lendemain, le 15 janvier,
certains regards étaient encore fuyants dans les rues de la
capitale, mais la plupart des Tunisois se montraient soucieux de
commenter ce qui leur arrivait. Au surlendemain, les reporters
étrangers ne pouvaient plus déambuler sans être accostés par des
jeunes, des vieux et des femmes, tous désireux de livrer ce qu'ils
avaient sur le cœur et la conscience.
Dans les premiers défilés, les
rares pancartes étaient minuscules et rédigées à la main, parfois
juste trois mots griffonnés au stylo-bille sur un carton de pizza.
Puis, on a vu apparaître de vraies banderoles, des caricatures, des
slogans grands formats. Les tags, rares sur les murs du centre de
Tunis, s'affichent désormais sans complexes. La police, qui faisait
si peur, est occasionnellement prise à partie et houspillée par des
individus ressentant le besoin d'étancher leur soif de mots. Ils
s'en tirent par des haussements d'épaule des forces de l'ordre
quand, autrefois, disons il y a tout juste une semaine, une
bastonnade aurait été considérée comme un acte de clémence.
Ces derniers jours, les
policiers se sont eux-mêmes mis à manifester, avec un brassard
rouge autour du biceps, demandant une reconnaissance syndicale.
De leur côté, les médias
tunisiens ont mis quelques jours à s'ébrouer et secouer leurs
chaînes, mais la mue est en cours. La télévision publique a
commencé par effacer le chiffre 7 de son logo (le 7 novembre
1987 est la date d'accession de Ben Ali au pouvoir) puis, au bout de
quelques jours, elle a entrepris de s'aventurer dans la rue pour
filmer les manifestations et interroger les Tunisiens. Même chose du
côté des quotidiens, qui sont passés de la «benalidolâtrie» à
la quasi-ferveur révolutionnaire.
Ménage
dans les entreprises
«Deux jours après la fuite
de Ben Ali, nous avons dit à notre rédacteur en chef que ce n'était
pas la peine de remettre les pieds au bureau»,
se remémore Lofti, le caricaturiste de La Presse, un journal
qui ne paraissait jamais sans une photo du président ou de sa femme,
Leila Trabelsi, en une. «Maintenant,
nous faisons vraiment notre métier, même si certains journalistes
ont un peu de mal. Il y en a qui n'ont pas réussi à écrire une
ligne depuis une semaine. Mais ça va leur revenir…»,
s'amuse-t-il.
La librairie Al Kitab, sur
l'avenue Bourguiba à Tunis, consacre désormais un coin de sa
devanture aux ouvrages auparavant censurés: ceux de Taoufik ben
Brik, ou bien des livres-enquêtes sur le régime dictatorial.
Dans les institutions aussi, la
parole se fait galopante. Il y a eu, bien sûr, le premier conseil
des ministres, «twitté» en direct par le tout nouveau secrétaire
d'État-blogueur Slim Amamou dans un mélange d'humour caustique et
de transparence détonante. Mais c'est dans les entreprises et
certains ministères que les langues se délient. Les employés de la
banque BNA, de l'assureur STAR ou de la compagnie aérienne Tunisair
ont conspué leurs patrons et les ont parfois mis dehors.
Quand on interroge ces salariés,
ils n'ont plus peur de révéler les petits secrets qu'ils
connaissaient tous et taisaient par peur de perdre leur emploi, ou
pire, d'être envoyés en prison. Ce sont bien souvent des histoires
de corruption (une commission par-ci, un détournement de fonds
par-là), ou des courbettes à répétition à l'égard des familles
au pouvoir. Dans un lapsus récurrent, nombre de Tunisiens évoquent «la famille royale» quand
ils parlent de l'ancien président et de son clan.
«Nous avons un immense
besoin de parler après tant d'années de silence. C'est plus qu'un
exutoire, nous désirons rattraper le temps perdu», analyse Alia Haouari, écrivaine et rédactrice à la télévision. «Mais je vous avoue
que je suis surprise par le niveau de réflexion et de conscience
politique de mes concitoyens»,
poursuit cette femme qui a longtemps vécu en Italie.
Les mots «démocratie»,
«assemblée constituante», «liberté d'expression» sont
rarement lancés dans la conversation comme des slogans creux
destinés à rehausser l'aura de celui qui les prononce en premier.
Le jeu politique qui s'esquisse entre un gouvernement transitoire,
des ministres démissionnaires, des partis d'opposition qui tentent
de se situer, des exilés qui reviennent au pays, apparaît
relativement subtil et empreint de modération. Il n'y a pas de
grandes imprécations ni d'insultes brandies à tort et à travers.
Dans une société muselée
depuis si longtemps dans son expression verbale et démocratique, la
parole libérée s'avère respectueuse. «Bien sûr que les gens crient “RCD dégage ! et “Ghannouchi
dehors !, mais quand on leur demande pourquoi, ils savent
argumenter et même débattre du régime politique qu'ils
préféreraient, parlementaire ou présidentiel», remarque Hassim, un professeur d'université et militant des droits
de l'homme qui a fait ses études à La Sorbonne.
«Ça
me fait penser aux jeunes manifestants, ajoute-t-il. Au plus
fort des émeutes de janvier, ils se sont contentés de jeter des
pierres et ils ont parfois brûlé des bâtiments liés à la police,
au RCD ou aux familles mafieuses, mais ils n'ont jamais cédé à la
violence indiscriminée. Depuis le 14 janvier, j'ai vu des
dizaines de manifestants discuter avec la police et l'armée, mais je
n'ai pas vu une seule pierre voler.» Tout comme les projectiles susceptibles d'être ramassés sur les
trottoirs, les mots sont désormais à la disposition de chacun et de
tous. Ils ne sont pas pour autant projetés à tort et à travers.
* Envoyé spécial du site Mediapart
(23 janvier 2011)
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