Tunisie
Le Premier ministre Mohamed Ghannouchi annonçant à la presse le nouveau gouvernement, le 17 janvier 2011, avant qu'il ne s'effiloche, le jour suivant.
L’UGTT et l’armée au
centre et la radicalisation
Pierre Puchot *
«Aujourd'hui, on reste
calme, bien en place, on ne frappe personne, c'est compris ?» Sanglé dans un uniforme bien repassé, le capitaine de police passe
ses troupes en revue, et transmet la consigne. Mardi 18 janvier
2011 à Tunis, la police dispersait les manifestants avec des tirs
tendus de grenades lacrymogènes et un usage intensif des matraques.
Mercredi 19 janvier, c'est donc «le
calme».
Alors, peu à peu, des centaines
de manifestants se pressent sur le terre-plein central de l'avenue
Bourguiba, dans le centre-ville. Leur nombre grandit d'heure en
heure, tous scandent des slogans hostiles au Rassemblement
constitutionnel démocratique (RCD), le parti de l'ancien président
Ben Ali. Le RCD a conservé les quatre ministères clés du
gouvernement provisoire formé lundi. Certains manifestants
brandissent des photos des ministres RCD affublés de croix gammées : «Fascistes,
terroristes ! Dégage !».
Au sein de la foule, plusieurs
jeunes se relaient avec un mégaphone fourni par l'UGTT, l'Union
générale tunisienne du travail, la centrale syndicale fondée en
1924. C'est, de fait, la seule organisation politique représentée
en tant que telle et tolérée parmi les manifestants, qui s'agrègent
de manière spontanée jusqu'à la nuit tombée.
Selon une annonce faite mercredi
matin (le 19 janvier) par le ministre du développement rural,
le premier conseil des ministres doit se tenir jeudi. Mais le
gouvernement paraît déjà condamné par la démission, mardi, de
plusieurs ministres de l'opposition, dont trois affiliés à l'UGTT,
qui réclame, comme les manifestants, le retrait du RCD. Le parti de
Ben Ali semble en bout de course. L'UGTT, elle, apparaît plus que
jamais comme la seule force politique incontournable.
«L'opposition est très
faible; aujourd'hui, ce qui compte, c'est l'UGTT, et l'armée»,
juge Hassan, un manifestant pourtant sympathisant du parti démocrate
progressiste (PDP, opposition légale). Lundi, avant la démission
des trois ministres affiliés à l'UGTT, pas moins de six membres du
gouvernement faisaient ou avaient fait partie de la direction de la
centrale syndicale, qui est aussi représentée à l'Assemblée et au
Sénat.
Implantée dans chaque région,
la centrale revendique 5000'00 adhérents, principalement dans le
secteur public. C'est une force politique sans équivalent
aujourd'hui en Tunisie, sur laquelle l'opposition politique légale
tente de se greffer. Toute la journée de mercredi, le Forum
démocratique pour le travail et les libertés et Ettajdid, les deux
organisations d'opposition également en dehors du gouvernement, ont
discuté avec la direction de l'UGTT pour unifier leur position.
Beaucoup de Tunisiens souhaitent
désormais voir l'UGTT jouer un rôle politique plus important, à la
mesure de sa participation au mouvement révolutionnaire. Déléguée
syndicale de la branche des médecins hospitaliers, Ahlem Belhal a
commencé à militer dans l'UGTT en 1987. Également militante et
ancienne présidente de l'association tunisienne des femmes
démocrates, elle se souvient du tournant de 2009, quand son syndicat
a peu à peu pris la mesure du mouvement de Gafsa, dans le sud du
pays, pour faire évoluer la ligne de l'organisation après la
réélection de Ben Ali fin 2009.
« Les mouvements
sociaux étaient très forts, explique-t-elle. L’exécutif de l'UGTT a été obligé de suivre ses militants, qui
étaient massivement investis dans ces mouvements. Aujourd'hui,
l'UGTT doit être le garant du changement, politique, économique et
social. Il n'en existe pas d'autres, l'organisation doit donc assumer
un rôle politique important. L'UGTT, c'est notre garde-fou
social.»
Les
trois ministres affiliés à l'UGTT qui ont démissionné mardi du
gouvernement, sont issus de la gauche tunisienne. Économiste reconnu
en Tunisie, inlassable critique du régime, Abdeljedid Bédoui, promu
lundi pour occuper un obscur portefeuille de «ministre
auprès du premier ministre» selon
le communiqué officiel, est par exemple une figure de la gauche
altermondialiste locale, très loin de la politique de privatisation
engagée depuis 2000.
Tournant
décisif, début janvier
Longtemps pourtant, le syndicat
a dû affronter une bureaucratie fidèle au régime de Ben Ali. Elu
au congrès de 2002, réélu en 2007, le secrétaire général
Abdessalem Jrad n'a pas toujours soutenu des positions progressistes
hostiles au président tunisien, loin s'en faut. En 2009, il s'était
prononcé, comme l'ensemble du bureau exécutif, pour la réélection
de Ben Ali. C'était alors la position majoritaire au sein de la
commission administrative de l'UGTT, qui regroupe 84 délégués par
branche, en plus des 13 membres du bureau exécutif élu au congrès.
« J'ai eu l'honneur de
rencontrer le chef de l'Etat et ce fut l'occasion d'un très
important entretien, au cours duquel nous avons abordé la situation
douloureuse dans certaines régions du pays, ainsi que des idées et
des propositions de l'UGTT, affirmait-il
encore, le... 12 janvier 2011, deux jours avant la fuite de
l'ancien président tunisien (!), avant de conclure: J'ai
trouvé auprès du Président de la République une vision profonde
des principaux problèmes et de leurs causes et une volonté de les
résoudre.»
Son intelligence tactique,
reconnue par nombre de militants, lui a toutefois permis de sentir
l'importance du mouvement et de plier, quand le régime lui-même
demeurait aveugle. Début janvier, lors d'une assemblée générale
extraordinaire, le secrétaire général avait entériné la décision
d'entamer des grèves générales tournantes par région.
«Ce fut un tournant, estime Sami Souhli, secrétaire général des médecins et des
pharmaciens, historiquement à gauche, et qui siège à la commission
administrative. Nous
avons voté pour une grève générale tournante afin de s'accorder
avec ce qu'était la réalité du terrain. Nos militants étaient
déjà très impliqués, mais le régime était féroce, tirait à
vue, il fallait encadrer un minimum le mouvement. Car dès ce moment,
beaucoup de camarades avaient le sentiment que le régime était
fragile, et était prêt à tout. L'UGTT a alors joué son rôle,
d'où sa popularité aujourd'hui.»
Cinq jours après la chute de
Ben Ali, le tournant progressiste de l'UGTT a donc été entériné à
tous les étages, validant ainsi l'investissement syndical que ses
militants ont parfois payé cher depuis la prise de pouvoir de
l'ancien dictateur tunisien.
Les positions progressistes de
certaines branches de la centrale syndicale, comme celle des PTT ou
de l'enseignement supérieur, ont été construites pas à pas par
les militants de base durant les années 1990, quand le régime se
déchaînait contre tout ce qui pouvait de près ou de loin lui faire
un peu d'ombre. «La
gauche était tellement faible alors, se rappelle Lamjed Jemli, professeur de philosophie et militant de
l'UGTT. Nous étions
tellement fractionnés à l'époque, si divisés par une répression
très dure. On ne pouvait même pas faire de grève de la faim en
prison pour attirer l'attention : ou bien ils nous forçaient à
manger, ou bien on héritait d'une balle dans la tête.»
Son apprentissage politique,
Lamjed Jemli l'a effectué au sein de l'Union générale des
étudiants tunisiens, ce qui lui a valu de fêter ses 20 ans en
prison. 27 mois d'emprisonnement, de 1994 à 1996. Admis au concours
du Capes de philosophie une fois ses études achevées, envoyé dans
un lycée à Monastir, il est licencié au bout d'un mois par
l'administration en raison de son parcours politique. Contraint de
chercher un emploi dans le privé, il profite finalement de
l'ouverture d'un call
center à Ben Arous,
au sud de Tunis, pour s'y faire embaucher et fonder le premier
syndicat tunisien de ce secteur d'activité.
Aujourd'hui coordinateur des
sections UGTT du secteur privé, Lamjed Jemli n'a plus de doute :
pour lui, c'est sûr, le RCD va se dissoudre : «Ils
n'ont pas le choix, ils ne peuvent faire le chantage de la sécurité
contre le coup d'Etat militaire : notre armée, c'est 45'000
personnes, appelés compris. Une dictature militaire, ce n'est pas
possible. Et la population le sait. Elle n'acceptera pas de se faire
voler sa révolution sous ce prétexte. Le meilleur choix pour le RCD
maintenant est de s'autodissoudre, de rendre les locaux de l'Etat
qu'il occupe et les voitures de fonction. Ils pourront ainsi, s'ils
en ont la capacité politique, retenter ensuite leur chance en
formant de nouveaux partis. Le peuple tunisien ne demande pas de
lynchage, comme pour le parti Baas en Irak, mais il veut pouvoir
décider de son sort en toute transparence.»
Pas plus que la menace de
l'armée, le retour dans le jeu politique des partis islamistes ne
saurait justifier le maintien du RCD, selon Ahlem Belhal, militante
de l'UGTT, ancienne présidente de l'Association tunisienne des
femmes démocrates. «La
soi-disant lutte contre l'islamisme nous a valu 23 années de
dictature, tonne-t-elle. C'était un argument
efficace pour faire plaisir à la France et aux pays occidentaux,
mais ici, c'est une manière de nous opprimer encore davantage, de
nous mettre en prison, y compris des membres de notre association. La
concertation doit désormais se faire avec tous ceux qui le
souhaitent, sans restriction, pour établir un cadre qui puisse
garantir les valeurs de cette révolution, la démocratie, l'égalité,
la justice sociale, la liberté de culte et la séparation de
l'Eglise et de l'Etat. C'est l'oppression et la négation de l'espace
public qui nourrissent l'islam radical, pas la démocratie.»
«Le
hold-up n'a pas tenu»
Si le retrait du gouvernement et
la dissolution du RCD paraissent aujourd'hui le scénario le plus
probable, si Nahda, le parti islamiste, a annoncé qu'il ne
présenterait pas de candidat à l'élection présidentielle (dont la
date demeure indéterminée) et n'apparaît pas encore comme une
force d'opposition solide, quel sera le rôle de l'UGTT dans les mois
à venir ?
Dans les années 1990, certains
dirigeants de la centrale, tel Ali Ramdhane, songeaient à fonder un
Parti des travailleurs, lié à l'UGTT. Une option abandonnée depuis. Pourtant, certains
militants syndicaux redoutent que la direction du syndicat nourrisse
l'ambition de court-circuiter le processus révolutionnaire en
marche. Secrétaire général des médecins et des pharmaciens, élu
à la commission administrative de l'UGTT, Sami Souhli raconte
comment sa direction n'a pas perdu ses mauvaises habitudes en
acceptant, sans consulter la base, de participer au gouvernement
annoncé ce lundi. Un vote sur cette question devait intervenir lors
d'une assemblée plénière de la commission administrative du
syndicat.
«Mais on l'a bien vu, ce
hold-up n'a pas tenu», dit-il. Pour lui, cette
participation temporaire au gouvernement n'a qu'un but : gagner
du temps. «On ne le
rappelle pas assez souvent, mais les liens sont forts entre la
direction de l'UGTT et le RCD. En acceptant cette participation au
gouvernement, le bureau exécutif occupe le terrain et retarde le
processus qui doit mener à un gouvernement de salut populaire, pour
que les membres du RCD qui ont été le plus mouillés dans la
répression et les affaires puissent fuir. Il ne faut donc pas se
relâcher, et continuer de demander des comptes à la direction du
syndicat, ce que nous ferons au cours de l'assemblée plénière
prévue pour vendredi.»
Plusieurs branches du syndicat
souhaitent aussi que le programme élaboré au sein de l'UGTT (régime
parlementaire, gouvernement de salut public incluant l'ensemble des
forces démocrates) soit écrit noir sur blanc, dans une résolution
signée par le bureau exécutif.
De son côté, Sami Souhli
insiste pour que les comités de défense des quartiers, qui ont
émergé ces derniers jours dans toute la Tunisie, et les comités
d'entreprise soient enfin reconnus par l'Etat, et puissent se fédérer
pour être représentés au Parlement tunisien. «C'est
un fait, souffle-t-il, le mouvement populaire
tunisien n'est aujourd'hui pas représenté politiquement. Il est
pourtant indispensable qu'il le soit. Sans quoi, la révolution
initiée par le peuple tunisien lui sera bien vite confisquée.»
* Journaliste
de Mediapart
(20 janvier 2011)
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