Russie
Après l'attentat, en août 2006 sur le marchéTcherkizovski (Moscou)
Les travailleurs et travailleuses migrants face à la xénophobie
Alexandr Grigoriev *
Le début de l’année 2007 a coïncidé avec l’entrée en vigueur d’une nouvelle législation concernant les travailleurs et travailleuses migrants qui transforme radicalement leur situation. Formellement ces nouvelles dispositions se présentent comme entraînant une simplification considérable des règles de régularisation des migrant·e·s tant en ce qui concerne les procédures d’embauche que la déclaration sur le lieu de résidence. Mais cette législation s’accompagne de nouvelles mesures discriminatoires contre les travailleurs migrants.
Ainsi, le pourcentage des migrants (déclarés) travaillant sur les marchés ne doit pas dépasser 40 % du total. Les migrants sont interdits de travail dans le commerce de spiritueux et dans la production et la vente des médicaments. Par ailleurs, les quotas de travailleurs immigrés en provenance de la CEI [Communauté d'Etats indépendants comprenant: Arménie, Azerbaïdjan, Biélorusie, Georgie, Kakakhstan, Kirgihistan, Moldavie, Ouzbékistan, Russie, Tadjikistan, Turkménistan, Ukraine] sont réduits de façon drastique. Leur nombre actuel qui, selon les évaluations, varie entre 9 et 13 millions, est «réduit» à 6 millions. Par ailleurs, les amendes frappant les entrepreneurs employant une main-d’œuvre non déclarée – amendes jusqu’ici dérisoires – augmentent de façon spectaculaire: de 2 à 20'000 roubles (soit 70 à 700 $) jusqu’ici, elles vont désormais passer à 250'000 à 850'000 roubles (soit de 8000 à 30'000$). Et les personnes louant des logements à des «illégaux» (nom donné en Russie aux travailleurs sans papiers) risquent des contraventions pouvant atteindre 10'000 roubles (soit 3800 $).
Russification, augmentation des prix et clandestinité forcée
Il est encore trop tôt pour juger de l’impact de ces nouvelles mesures. Pour l’instant les interdictions dans la sphère du commerce se sont traduites par la fermeture d’un certain nombre de marchés et dans les autres marchés de nombreuses échoppes doivent clore. Apparemment il n’y a guère de volontaires pour prendre la place de ces migrants qui touchaient un salaire minime pour un travail exténuant. A terme ces bouleversements sur les marchés et leur «russification» risquent surtout de se traduire par une augmentation importante des prix.
Quant aux réductions drastiques du nombre des migrants par pays, elles risquent fort d’avoir des effets négatifs. A Moscou comme dans les régions, nombre d’entreprises vivent grâce une main-d’œuvre non déclarée, corvéable à merci pour des salaires insignifiants: la multiplication des contrôles – si elle se met en place – risque de leur créer des problèmes. Et surtout le durcissement de l’arsenal répressif aura pour effet de rejeter un nombre croissant de travailleurs migrants dans une clandestinité encore plus grande.
De tous les points de vue, la nouvelle législation loin d’assainir la situation risque de n’avoir que des conséquences négatives, pour les migrant·e·s et pour le pays [Russie]. La nouvelle législation est tout sauf une politique visant à normaliser la situation actuelle en permettant une intégration réelle de la grande masse des migrants – politique réclamée à corps et à cris par les démographes. Pour ces derniers, la Russie dont la population diminue chaque année de 800'000 individus a un besoin vital de main-d’œuvre.
En fait, les mesures adoptées sont avant tout une concession du pouvoir face à la montée de la xénophobie en Russie. Différents sondages montrent que 35 % de la population adhèrent sans réserve au slogan: «La Russie aux Russes». Les opposants déclarés à ce slogan ne dépassant pas les 23 %, il en ressort que beaucoup de Russes adhèrent passivement à ce slogan d’exclusion et de discrimination. En 2005, un sondage révélait que 44 % des personnes interrogées se déclaraient favorables à l’adoption de mesures visant à limiter l’influence des Non-Russes en politique, dans l’économie, l’éducation et le show buisness.
Pourquoi cette montée xénophobe ?
Les causes de cette explosion de la xénophobie sont multiples. La première est le résultat direct de la politique des réformes ultralibérales mises en place au lendemain de l’implosion de l’Empire soviétique: une grande partie de la population a basculé dans le toboggan de la misère. Avec la tentation de chercher un bouc émissaire dans «l’étranger».
Un sentiment encore renforcé par le retour massif dans les années 1990 de plusieurs millions de Russes en provenance des ex-républiques soviétiques. Ils retrouvent privés des positions souvent privilégiées qu’ils occupaient ; il leur était particulièrement difficile d’accepter leur nouvelle situation de «rapatriés» en attente d’un logement et d’un travail.
La première guerre (1994-1996) puis la seconde guerre (2006) de Tchétchénie, aussi absurdes que sanguinaires, ont donné lieu à une propagande visant indistinctement toutes les personnes originaires du Caucase. Et la détérioration des relations avec la Géorgie à l’automne 2006, suite à l’arrestation par les autorités géorgiennes de cinq militaires russes pour espionnage, a donné lieu à travers toute la Russie à une véritable chasse à l’homme contre les ressortissants géorgiens, largement encouragée sur tous les écrans de télévision par les responsables politiques.
Dans ce contexte, la présence de millions de migrants en provenance des ex-républiques de l’Union soviétique, de l’Asie Centrale à la Moldavie et l’Ukraine constitue un problème en soi. «Illégaux» dans leur immense majorité, travaillant dans des conditions d’exploitation proches parfois de l’esclavage, rejetés du fait même de leurs conditions de travail et de vie dans des ghettos, ils sont parfois perçus par une population elle-même massivement paupérisée et traumatisée, comme des «concurrents», une perception largement alimentée par les multiples déclarations de responsables politiques à tous les niveaux, trop contents de désigner à une population traumatisée le responsable de tous leurs maux.
Les organisations nationalistes et le pouvoir
Depuis 2002, les organisations nationalistes, qui jusqu’alors étaient tout à fait marginales et déchirées par des luttes fratricides, ont réussi à occuper le terrain en créant une organisation en apparence plus modérée et centrée sur le problème des travailleurs migrants, le Mouvement contre l’immigration illégale (DPNI).
Prétendant agir dans le respect de la loi, le DPNI réclame l’application immédiate des mesures suivantes: introduction d’un système de visa pour les ressortissants des pays d’Asie Centrale et du Caucase ; l'expulsion de Russie de tous les immigré·e·s sans papiers ; création de milices composées de citoyens russes et de représentants des forces de l’ordre pour lutter contre l’immigration clandestine ; l'adoption de lois restreignant de façon drastique l’activité des étrangers dans les secteurs de l’économie et du commerce.
Le site internet du DPNI regorge de textes dénonçant la présence nuisible des travailleurs migrants en Russie. En 2005, il a organisé à Moscou une «marche russe» réunissant entre 3 et 5000 personnes, un chiffre considérable (seules les manifestations du PC de la Fédération de Russie atteignent de tels effectifs). Le succès rencontré par l’agitation du DPNI n’a pas échappé aux organisations politiques. Ainsi en 2005 et en 2006 le Parti libéral démocrate de Russie (dont le dirigeant Jirinovski s’est illustré depuis longtemps par sa démagogie nationaliste) et le parti Rodina (respectivement le troisième et le quatrième parti à la Douma par le nombre de députés) ont fait des alliances avec le DPNI lors d’élections dans certaines régions.
Face à cette montée des idées nationalistes, le pouvoir et ses représentants ont adopté une ligne de neutralité bienveillante, consistant à fermer les yeux sur leurs activités. Et cela y compris à l’égard des groupes qui depuis quelques années multiplient les attaques contre des personnes de «nationalité non slave» (terminologie du DPNI !). Chaque année on compte plusieurs centaines d’agressions physiques ; en 2005, du fait de telles agressions, 42 personnes ont perdu la vie et 49 en 2006.
A de très rares exceptions près, comme lors de l’acte terroriste au marché Tcherkizovski de Moscou, en août 2006] qui a coûté la vie à 13 travailleurs migrants, les auteurs de ces crimes, lorsqu’ils sont poursuivis, le sont pour «actes de vandalisme» et non pour crimes racistes. Bien plus, les autorités ne résistent pas toujours à la tentation d’utiliser le mouvement nationaliste contre des opposants. Ainsi, on ne compte plus le nombre de descentes des groupes skinheads contre les concerts et les meetings des organisations antifascistes, malheureusement trop peu nombreuses.
Emeutes contre «les non-russes»
Fin août 2006, dans la ville de Kondopoga en Carélie puis dans d’autres villes dans le pays, ont eu lieu des émeutes relativement importantes dirigées contre les «non russes», désordres largement encouragés par l’agitation du DPNI et d’autres groupements nationalistes.
Les médias ont donné un large écho à ces événements, suscitant des réactions de condamnation dans l’opinion publique, ce qui a quelque peu forcé le pouvoir à se départir de cette tolérance active. Certains dirigeants du DPNI ont été convoqués à la milice et les autorités ont interdit la version 2006 de la «marche russe» à Moscou.
Mais il y a fort à parier que les autorités ne prennent aucunes véritables mesures contre les mouvements nationalistes et l’idéologie de haine raciale qu’ils véhiculent. Pire encore, la nouvelle législation sur les travailleurs migrants reprend en fait une partie des revendications du DPNI.
La période électorale qui s’ouvre risque de voir une nouvelle vague de violences racistes, nombre de partis risquant fort de nourrir leur campagne électorale par des concessions aux idées nationalistes, en cherchant une nouvelle fois à canaliser le mécontentement de larges secteurs de la population en faisant des travailleurs et travailleuses migrants des boucs émissaires. En Russie, encore plus qu’ailleurs, la chasse aux immigrés continue. (Traduction à l'encontre)
* Alexandr Grigoriev, animateur de l'Institut «Action Collective» Moscou
(6 février 2007)
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