Palestine

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Bashir Abu-Manneh

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Les symptômes de dégénérescence
dans la Palestine occupée

Bashir Abu-Manneh

Nous publions ci-dessous un article, datant de 2007, de Bashir Abu-Manneh – originaire d’Haïfa et professeur au Barnard College (associé à l’Université de Columbia).

Les lignes de forces dégagées dans cet article nous paraissent toujours valoir pour saisir les développements présents en Palestine et avoir en mémoire des éléments importants pour saisir la situation présente ; entre autres la nouvelle offensive colonisatrice en Cisjordanie et contre la population de Gaza.

Depuis 2007, Bashir Abu-Manneh a publié de nombreux articles. Certains seront, dans un très proche avenir, mis à disposition sur ce site, afin d’offrir aux lectrices et lecteurs de langue française la connaissance d’une analyse sur Palestine qui mérite d’être retenue.

Bashir Abu-Manneh donnera une conférence sur «La question palestinienne» à Lausanne (Suisse) le 10 avril 2008. (Rédaction).

Qui aurait imaginé que le nationalisme laïc palestinien en arriverait à une telle dégénérescence: Mahmoud Abbas [président de l’Autorité palestinienne] qui refuse catégoriquement de rencontrer le Hamas démocratiquement élu, alors qu'il continue par ailleurs à rencontrer les occupants militaires de son pays, à courtiser leur approbation et leur soutien.

Or, depuis Oslo [«processus» d’OSLO qui commence 1993] les résultats de cette politique sont inchangés: pas un seul barrage n'a été retiré, pas un centimètre du Mur n'a été stoppé, l'expansion des colonies n'a pas été arrêtée (et encore moins inversée), pas une seule vie palestinienne n'a été sauvée. Pire:  le principal parti électoral palestinien (le Hamas) a été banni de la sphère politique, et la Cisjordanie occupée et Gaza sont maintenant dirigées par des autorités séparées et antagoniques. C'est donc désormais un pouvoir double qui règne dans les territoires occupés: d'un côté, à Gaza en état de siège, un gouvernement élu, boycotté et dissous dirigé par Ismaïl Haniyeh [Hamas]; d'un autre côté, un gouvernement désigné et non constitutionnel, soutenu par l'Occident, dirigé par Salam Fayyad [Premier ministre de l’Autorité palestinienne], qui parle maintenant en "americanese". Voici quelques exemples récents, parmi d'autres, de dégénérescence nationale croissante:

Abbas: accuse à tort le Hamas de faciliter et de nourrir la montée d'al-Qaida à Gaza (au lieu de souligner la responsabilité du siège brutal et désespérant maintenu par Israël et les pays occidentaux); il a liquidé tout semblant de système judiciaire indépendant et remplace les tribunaux civils par des tribunaux militaires, et des organisations non-gouvernementales l'accusent de créer une dictature militaire.

Fayyad: appelle à une «coopération intense et active» avec Israël, criminalise la résistance en la désignant de «catastrophique» et prétend que c'est elle (et non pas Israël) qui a «détruit complètement notre projet national» (CNN, 28.6.06) Fayyad réprime la société civile en menaçant les organisations non-gouvernementales du Hamas de révoquer leurs licences et les mosquées subissent la répression politique. Il refuse également de payer le personnel de l'Autorité palestinienne nommé depuis décembre 2005, autrement dit, tous ceux qui ont été nommés depuis la victoire électorale du Hamas en janvier 2006, ce qui - par un seul trait de plume - restreint drastiquement les moyens d'existence de 20'000 familles palestiniennes.

Israël: jubile en observant comment sa politique de division et d'annexion a porté ses fruits empoisonnés. Comme le notait Akiva Eldar dans le quotidien Haaretz (30 juin 2006), le rêve de Sharon s'est réalisé: Gaza constitue désormais un Hamastan désengagé, coupé de la Cisjordanie, qui est de son côté fragmentée, entrecroisée de colonies, de routes de contournement réservées aux Juifs et de murs, sans accès à 40% de ses propres terres et sans débouché sur le monde extérieur. Olmert jette un os: 250 prisonniers du Fatah (sur un total de 10'000 prisonniers palestiniens) sont relâchés et 120 millions de dollars des impôts revenant à «l’entité palestinienne» sont retournés (sur un total de 700 millions de dollars), à condition que Abbas continue à boycotter et à étouffer le Hamas.

Comment les Palestiniens en sont-ils arrivés à une situation où, même le roi saoudien, le dirigeant du régime le plus autoritaire et réactionnaire du Moyen-Orient, paraît plus progressiste que leur propre Président? [1]. Comment les Saoudiens peuvent-ils sponsoriser un dialogue entre le Hamas et le Fatah alors que Abbas déclare ce qui est de fait une guerre civile contre la faction palestinienne la plus importante en Palestine occupée, désignant la mainmise du Hamas sur Gaza de «crime» et Gaza «d'émirat des ténèbres», et exige que le Hamas fasse marche arrière dans son action militaire, dissolve la nouvelle force d’intervention du ministère de l'intérieur et demande des excuses au peuple Palestinien?

Il n'y a aucun doute qu'aux origines de l'actuelle crise de la politique palestinienne il y a le refus par le Fatah - avec le soutien des Etats-Unis - d'accepter la victoire électorale du Hamas [voir sur ce site l’article de Gilbert Achcar, «Réflexions sur la victoire électorale du Hamas» 30 janvier 2006], et de lui permettre la mise en place un gouvernement élu démocratiquement. Depuis janvier 2006, il a tout fait pour le saper et le marginaliser.

Danny Rubinstein a très bien décrit ce processus: «La principale raison de la rupture est le fait que le Fatah, dirigé par le président de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, a refusé de partager pleinement le mécanisme du pouvoir de l'Autorité Palestinienne avec son rival, le Hamas, et cela malgré la victoire décisive du Hamas lors des élections générales de janvier 2006.» (Haaretz, 13 juin 2006).

Il est également évident que la mainmise militaire par le Hamas était un «coup préventif». [2] En effet, le Hamas était clairement inquiet devant la perspective que l'appareil de sécurité, soutenu par les Etats-Unis, aux mains Mohammed Dahlan [il a été très impliqué dans les négociations secrètes d’Oslo, puis il occupe des postes lui donnant  un grand pouvoir sur les forces de répression] pourrait devenir suffisamment puissant pour réaliser le désir exprimé par Dahlan de «décimer le Hamas» [3]. M. Dahlan avait aussi activement détruit l'unité du gouvernement en refusant de coordonner les affaires concernant la sécurité avec le ministre indépendant de l'intérieur, Hani Kawasmeh, l'obligeant à démissionner. Dahlan agissait clairement en accord avec la politique américaine et israélienne qui visait à détruire l'accord de partage du pouvoir conclu à la Mecque entre Abbas et le Hamas.

Enfin, il n'y a aucun doute que la prise de pouvoir militaire du Hamas ne visait que le courant putschiste de Dahlan à l'intérieur du Fatah, et pas du tout l'ensemble du Fatah (même si le Hamas a admis que des excès dits indésirables ont été commis), et que le Hamas avait le soutien implicite des nationalistes de la base du Fatah, qui étaient également mécontents de la collaboration de Dahlan avec Israël en matière de sécurité, et son soutien à l'anarchie et au «chaos armé» à Gaza.

Il était donc évident pour tout le monde que l'appareil de sécurité préventif irresponsable et autoritaire d'Abbas était, tel qu'il était constitué, une pierre d'achoppement à l'unité et à un gouvernement démocratique. Pourquoi alors toutes les factions palestiniennes, y compris le Jihad Islamique, se sont-elles prononcées contre l'action du Hamas, désignée comme étant illégitime et une bavure stratégique? Ce n'est certainement pas par loyauté envers Abbas, ou par manque de sympathie ou de soutien envers le Hamas [4].

Prenons, par exemple, le Jihad Islamique, un petit groupe de fondamentalistes à orientation militaire, bien connu pour ses attaques à la fois contre l'occupation militaire israélienne et contre des civils à l'intérieur d'Israël, et qui s'est toujours montré critique du processus d'Oslo. Le Jihad a soutenu que la prise de pouvoir militaire du Hamas était un développement «pénible et tragique», susceptible de diviser l'unité palestinienne, et qu'elle ne pourrait donc être «ni justifiée ni défendue».

Comme l'a déclaré leur dirigeant exilé, Ramadan Shallah, dans de nombreuses interviews données le 24 juin 2006 à la presse arabe (...): «Des erreurs ont été commises des deux côtés, ni l'un et l'autre n'ont eu aucune pitié de l'autre ni du peuple palestinien.» Shallah a également accusé Abbas d'exploiter les erreurs du Hamas et de fermer toutes les portes au dialogue et au partage du pouvoir, tout en s'alliant avec Israël contre les besoins et intérêts de son propre peuple. Tout en continuant à prôner la poursuite de la résistance contre l'occupation israélienne, le Jihad Islamique concluait de manière retentissante que le recours à la force ne devrait avoir aucune place dans la politique palestinienne.

Le Front Populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP) avait une position analogue. Dans une déclaration faite le 20 juin 06 par rapport la réunion du Conseil national palestinien où Abbas diabolisait le Hamas, le FPLP dénonçait le recours du Hamas à la force militaire, et exigeait l'arrêt de celle-ci.

Le FPLP arguait que le recours à la force du Hamas exacerbait la crise intérieure palestinienne au lieu de la résoudre, et détournait les Palestiniens de leur lutte principale contre l'occupation israélienne pour un Etat et pour le droit au retour. Le FPLP appelait à renouer immédiatement le dialogue national et à cesser la lutte entre Palestiniens. Il recommandait également une réactivation de la démocratie palestinienne et la formation d'une nouvelle Organisation de Libération de la Palestine, démocratiquement élue pour sauvegarder la capacité des Palestiniens à prendre des décisions indépendantes et à maintenir une unité politique.

Le 10 juillet 2006, le FPLP a aussi rejoint le Mudabara de Moustafa Barghouti [le mouvement «La nouvelle initiative palestinienne» est conduit par le médecin Moustafa Barghouti ; on peut lire aux éditions La Fabrique, Rester sur la montagne. Une opposition démocratique en Palestine]. Le FPLP a préconisé un programme conjoint de Salut national. Cette nouvelle initiative politique réitérait les précédentes prises de positions du FPLP et appelait à la dissolution du gouvernement d’exception de Fayyad et au retour au Document des prisonniers pour une Conciliation nationale datant de 2006 comme base pour résoudre la nouvelle crise palestinienne. Le Document des prisonniers, qui avait reçu un large soutien parmi les Palestiniens lors de sa publication en avril 2006, appelle à l'unité, à la démocratie, à la résistance et à la sauvegarde de tous les droits nationaux palestiniens. Il avait été officiellement amendé et ratifié aussi bien par le Fatah que par le Hamas en juin 2006.

Ce qu'expriment ces différentes voix et initiatives est une réelle inquiétude au sujet de l'état actuel de la politique et de la société palestinienne. Ils avertissent que, sans une action immédiate et drastique de la part des Palestiniens, la lutte nationale palestinienne est menacée d'échouer pour toute une génération à venir, ce qui conduirait à une lutte des factions, une dégénérescence et un désespoir encore plus destructifs. Il faut déjà s'inquiéter, par exemple, sur l'implantation d’un nihilisme de type Al-Qaida à Gaza. L'échec du Hamas à mettre un terme au siège israélien risque juste d'encourager cette tendance [5].

Même si la mise en liberté récente par le Hamas d'Alan Johnson [correspondant de la BBC à Gaza] est un signe positif que «l'anarchie» et le «chaos des armes» sont peut-être en train de prendre fin à Gaza et que le calme intérieur est en train d'être restauré. Or, le siège et la punition de Gaza et son isolement par rapport au reste du monde ne peut qu'entraîner davantage de pessimisme et de désespoir. Les niveaux de pauvreté dans la Palestine occupée se situe actuellement entre 70 et 80%, avec des taux de chômage extrêmes et sans précédents et une dépendance croissante par rapport à l'aide alimentaire. Comme l'exprimait Patrick Cockburn: «Gaza se meurt. Le siège israélien de l'enclave palestinienne est tellement serré que son peuple se trouve au bord de la famine. Ici, sur les rives de la Méditerranée, une grande tragédie est en train de se jouer, et elle est ignorée parce que l'attention du monde est distraite par les guerres au Liban et en Irak» (The Independent, 8 septembre 2006). Pendant combien de temps un peuple peut-il encore souffrir sous ce que John Dugard, rapporteur spécial aux Nations Unies pour les Droits de l'Homme a appelé «probablement la forme la plus sévère de sanctions internationales imposées à l'époque moderne» (29 janvier 2007) avant d'exploser dans une colère et une rage auto-destructrice?

De récents sondages montrent que les Palestiniens occupés en ont assez de l'état de siège et du conflit entre les factions. Selon un rapport du Centre palestinien pour la recherche sur la politique et les sondages (Palestinian Center for Policy and Survey Research), 75% des Palestiniens souhaiteraient que de nouvelles élections aient lieu, et 59% déclarent qu'«aussi bien le Hamas que le Fatah sont également responsables pour l'amère lutte entre factions qui a conduit à la mainmise sur Gaza» (Haaretz, 21 juin 2007). Ce qui indique que les Palestiniens finissent par reconnaître que ni le nationalisme laïc Palestinien, ni le fondamentalisme islamique n'ont été capables de mettre un terme à leur occupation et à leur misère. Pour organiser et mobiliser ce mécontentement croissant, une nouvelle force politique est nécessaire.

Il vaut la peine de rappeler que les Palestiniens n'ont jamais été si près de décoloniser la Cisjordanie et Gaza que lors de la première Intifada [1989]. Toute une nation s'est battue alors ensemble dans ce qu'Edward Saïd a appelé alors: «une des plus extraordinaires insurrections de masse anti-coloniales et non-armées de toute l'histoire moderne».

Il est clair que les conditions sont beaucoup plus difficiles maintenant que dans les années 1980. Les Palestiniens sont isolés, fragmentés, divisés politiquement et rendus accessoires par la politique israélienne de bouclement, qui a diminué leur force sur le plan politique et leur capacité à forcer la société israélienne à payer le prix de sa brutale occupation. Les bantoustans palestiniens sont clairement le fait d'Oslo, ce qui laisse la plupart des Palestiniens isolés et démobilisés. Seuls 5% des Palestiniens ont participé activement à la résistance contre l'occupation depuis le début de la deuxième Intifada en 2000 jusqu'en 2005, ce qui donne bien la mesure de la crise sévère et du désengagement [6]. C'est la raison pour laquelle il est depuis longtemps impératif de reconstruire l'auto-capacité palestinienne pour la résistance collective et la mobilisation de masse. Les luttes contre le Mur démontrent l'efficacité politique de la mobilisation populaire, lorsque les Palestiniens demandaient et dirigeaient à la fois la solidarité internationale et le soutien des groupes anti-occupation israéliens, faibles mais néanmoins importants, comme Tayyush [«Ensemble», groupe qui réunit des militant·e·s juifs et arabes contre la colonisation et le mur] et les Anarchistes contre le Mur.

C'est l'organisation de la base qui constitue la meilleure réponse à l'occupation, et c'est seulement elle qui peut aider une nation opprimée à regagner son élan politique perdu. Le Fatah et le Hamas sont tous les deux responsables de la militarisation de la politique palestinienne et d'avoir miné la capacité de leur peuple à s'auto organiser et à devenir des acteurs dans leur propre lutte pour la libération. La situation actuelle ne permet de toute évidence ni la confusion politique ni une défense aveugle de l'une ou l'autre faction palestinienne.

L'objectif des forces progressistes doit être de démocratiser l'anti-colonialisme et de regagner la volonté collective perdue des Palestiniens, et non pas d'enfermer les Palestiniens dans des slogans acritiques ou régressifs. Sans la participation directe des femmes, des travailleurs, des marginalisés et de la diaspora palestinienne, il n'y a aucun avenir pour la Palestine. La Palestine attend ses nouvelles couches capables d’être «radicales».(traduction A l'Encontre)

[1] Le monarque saoudien était clairement mu par des craintes d'un soutien iranien du Hamas.

[2] Les principaux médias sont pleins de ce type d'argument et de preuves allant dans ce sens. Voir, par exemple, Peter Beaumont, «Those who Denied Poll Result Were the Real Coup Plotters», The Observer, 17.6.2007; and Jonathan Steele, «Hamas acted on a very real fear of a US-sponsored coup», The Guardian, 22.6.2007.

[3] Khaled Amayreh, «Dahlan Vows to Decimate Hamas», Al-Ahram Weekly Online, 8-14.6.2006.

[4] D'après le quotidien arabe al-Hayat, même le Ministres des affaires étrangères syrien a declaré que le Hamas était tombé dans un piège.

[5] Voir par exemple Gideon Rachman, «Missed Opportunities, Gaza and the Spread of Jihadism», Financial Times, 18.6.2007.

[6] Voir Nigel Parsons, The Politics of the Palestinian Authority: From Oslo to al-Aqsa, London, Routledge, 2005, p. 265.

(18 mars 2008)

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