Palestine/Israël

 

Version imprimable



Cher soldat: «eux» et «nous»

Gideon Lévy *


«Croyez-vous vraiment que des soldats aiment tuer de petits enfants innocents qui se baladent dans les rues de la casbah ?»

A.L., un conscrit, parachutiste, en service à Naplouse, m’a écrit à la suite de mon article: «Au chef d’état-major. Pour information.» [publié dans Haaretz du vendredi 3 décembre 2004], qui rapportait les coups de feu tirés par des soldats de l’armée israélienne contre quatre enfants dans la casbah de Naplouse, en tuant trois et blessant le quatrième, un enfant de trois ans.

Voici la quasi intégralité de sa lettre:

«J’ai lu votre article de vendredi (03.12.2004), dans votre rubrique régulière de commentaires publiée par le quotidien Haaretz, et il me fallait essayer de comprendre vos griefs à l’égard de l’armée de défense d’Israël. Je sers dans l’unité de parachutistes qui tient la région de Naplouse, qui a la charge du barrage de Hawara et d’autres opérations nocturnes qui sont menées tous les jours. Cela fait déjà quelques mois que je suis dans la région et j’éprouve, chaque jour, une satisfaction profonde quand je me lève le matin et que je sais à quel point je contribue à la protection des habitants de l’Etat d’Israël, qui font confiance aux soldats de l’armée de défense d’Israël qui combattent pour eux dans les Territoires afin qu’ils puissent se rendre à leur travail en paix et envoyer en paix leurs enfants au jardin d’enfants. C’est pourquoi les soldats ont, plus que jamais, une puissante motivation et un sérieux très élevé pour des jeunes gens de 19 ans.

«Comme vous, j’ai des opinions de gauche qui sont favorables à l’évacuation de colonies, mais en ces temps d’attentats, il n’est pas possible d’abandonner une telle région d’où partent des attentats visant le territoire d’Israël. Je ne comprends pas comment vous pouvez écrire à propos des soldats de l’armée de défense d’Israël qu’ils tuent des enfants palestiniens intentionnellement. Croyez-vous vraiment que des soldats aiment tuer de petits enfants innocents qui se baladent dans les rues de la casbah ? Croyez-vous qu’un enfant de 20 ans s’engage dans les paras pour tuer des enfants ? Il s’engage pour veiller sur l’Etat. Point.

«La réalité sur ce terrain difficile implique de recevoir un tribut qui n’est pas toujours juste. Le fait que vous croyiez chacun de leurs mots constitue un sérieux problème, pour vous. Si vous vous joigniez aux opérations d’arrestations et aux patrouilles de l’armée israélienne, vous verriez de près comment elles sont menées d’une manière qui ne porte atteinte qu’aux terroristes, et que des secteurs de tirs sont répartis afin que ne se produisent pas de bavures sur le terrain. Croyez-moi: de sa vie, aucun soldat n’appuiera sur la détente en voyant dans son viseur optique un enfant de 12 ans qui est comme lui-même, il y a seulement quelques années.

«Si vous aviez été là, dans la zone, et que vous aviez vu exactement ce qui se passait là, vous auriez compris à quel point ils mentent. Si un enfant de 12 ans lance une charge explosive, l’armée israélienne ne sait pas quoi faire sinon l’atteindre et le neutraliser, pour préserver son potentiel de dissuasion sur le terrain, pour le futur Il est clair que des bavures se produisent tous les jours dans les Territoires, mais l’armée de défense d’Israël fait tout – et croyez-moi: tout – pour prévenir de telles erreurs. Ces enfants ne sont pas innocents. Ils comprennent très bien comment l’armée israélienne opère là.

«Je ne descendrai pas au niveau de réactions d’officiers qui disent: à la guerre, il y a des erreurs. Mais au cours d’une opération complexe menée au sein d’une population civile, il est très difficile de ne pas toucher à des civils innocents qui circulent à côté de terroristes. Je suis prêt à vous assurer que si vous interviewez cent soldats servant dans les Territoires, ils vous diront qu’ils ne veulent pas toucher à des civils innocents et qu’ils feront tout pour empêcher de telles choses, en dehors de soldats qui servent dans les Territoires pour porter intentionnellement atteinte à des innocents par esprit de vengeance. De ces choses-là, on ne peut pas parler car ils ne représentent pas l’armée.

«Chaque patrouille qui entre dans la casbah, ne vient pas pour manifester une présence sur le terrain, mais pour en dénicher des terroristes et des gens armés recherchés, et les liquider ou pour permettre une approche plus aisée aux opérations lancées de nuit. Les civils perçoivent ces patrouilles comme un autre instrument de l’occupation par l’Etat d’Israël et ils ouvrent le feu sur les soldats, ou leur lancent des cocktails Molotov, et l’armée de défense d’Israël réplique en proportion. Chaque enfant sait, là, parfaitement bien que s’il se mêle de lancer des charges explosives ou des cocktails Molotov contre l’armée de défense d’Israël, on essaie de l’attraper. Le fait que des enfants sont touchés, en rue, par des tirs dirigés contre des terroristes est un problème mais il faut néanmoins le faire pour liquider ces gens recherchés qui tentent jour après jour de lancer un attentat au départ de Naplouse.

«J’espère que vous m’éclairerez sur votre position à ce propos, car je souhaite vraiment comprendre comment on écrit de tels articles dans le journal Haaretz, qui oeuvre depuis des dizaines d’années déjà, et que vous me démontrerez à quel point je suis dans l’erreur.»

 

Cher soldat, il est impossible de faire ce que vous faites dans les Territoires si on ne pense pas comme vous. Il est impossible de se mettre en danger, jour après jour, sans éprouver une «satisfaction profonde» comme celle que vous éprouvez. Vous et vos camarades ne seriez pas en mesure d’accomplir ce travail, qui a été placé sur vos épaules, si vous n’étiez pas convaincus que ce que vous faites est tout à fait vital et juste. C’est précisément parce qu’au moins certains d’entre vous ont des principes que vous ne seriez pas capables de faire ce que vous faites si on ne vous avait pas transmis qu’à vous ce que vous faites est permis. Que pour eux [les Palestiniens], c’est proscrit.

Qu’eux et nous, ce n’est pas exactement la même chose. Qu’au nom de la sécurité, il vous est permis de faire presque tout ce qui vous passe par la tête, sans lignes rouges, pas même la ligne rouge qui interdit qu’on tire sur des enfants et qui a été franchie depuis longtemps.

C’est dans ce but qu’est mis en oeuvre un système perfectionné d’éducation, d’explication, de communication et de lavage de cerveau, de déshumanisation et de diabolisation, un système qui élève des générations d’excellents jeunes gens qui commettent des actes terrifiants sans même qu’ils en aient conscience, même les meilleurs d’entre eux.

On vous transmet que nous sommes les seigneurs de la terre et que les Palestiniens sont un peuple inférieur qui ne mérite en aucune manière ce à quoi nous avons droit ; que l’occupation est justifiée, obligée, que le terrorisme naît par génération spontanée, que les Palestiniens naissent pour tuer, que les attentats ne découlent que de leur soif de sang ; et on emballe le tout dans des considérations sécuritaires qui justifient tout – mais alors croyez-moi: tout!

Les soldats ont tué 623 enfants et adolescents et vous voulez me dire qu’aucun soldat n’a jamais vu un enfant dans son viseur ? Celui qui a tiré sur la fillette à Rafah, lui non plus n’a pas vu ? Et celui qui a tiré sur deux enfants dans la casbah, Amar Benaat et Montasser Hadada, les tuant tous les deux d’une seule balle, lui non plus ne savait pas ? Et celui qui a tué cet enfant de neuf ans, Khaled Osta, ouvrant un large trou dans sa poitrine, lui non plus n’a pas fait attention ?

Et aussi celui qui a bombardé des maisons d’habitation à Gaza et qui n’a, effectivement, pas vu d’enfant dans son viseur optique, mais savait parfaitement que dans ces maisons vivaient des enfants, comme dans toutes les maisons, et qui a pourtant poussé sur le bouton et libéré l’obus? Et le pilote qui a pressé sur le bouton et largué une bombe sur un quartier d’habitation densément peuplé, lui non plus ne savait pas qu’il toucherait des enfants ? Il n’en avait pas l’intention ?

Et si un enfant lance une pierre sur une jeep blindée, ou même un cocktail Molotov, ou même une charge explosive, est-il condamné à mourir ? Vous écrivez qu’il faut l’atteindre pour préserver la dissuasion. C’est terrifiant. Tuer un enfant afin de dissuader ? Et maintenant que vous avez atteint des enfants dans le but de la dissuasion, avez-vous réussi à dissuader ?

Vous êtes-vous une seule fois demandé pourquoi ces enfants vous combattaient ? Et pourquoi les adultes ? La pensée vous est-elle jamais venue qu’ils se battaient pour une cause juste ? Que peut-être ils veulent se libérer, enfin, de votre présence qui opprime leur vie ? Qu’ils n’ont pas d’autre moyen de lutter ? Avez-vous jamais essayé, fût-ce un instant, de vous mettre à leur place ? Que feriez-vous si vous étiez né Palestinien, vivant sous cette occupation ? Y a-t-il en vous le courage de dire ce que m’a dit Ehoud Barak en son temps: «J’aurais rejoint une organisation terroriste»? Vous ne pourriez trouver réponse plus directe, plus courageuse ni plus vraie.

Vous combattez, avec une force impressionnante, des enfants et des adultes qui luttent avec leurs pauvres forces pour la cause la plus juste qui soit. Ils combattent l’occupation. Ils n’ont pas d’autre moyen pour la combattre que la charge explosive et le cocktail Molotov. Ils combattent l’occupation comme nos parents et les parents de nos parents ont combattu une autre occupation. Vous pensez à cela, parfois ?

L’histoire est pavée de luttes et de guerres comme celle-là. Des jeunes gens de votre âge sont envoyés à la mort pour une question qui leur est présentée comme incomparablement vitale, une question de vie ou de mort, et puis un jour, c’est fini, le conflit est réglé d’une manière ou d’une autre, par les voies de la paix, comme s’il n’avait pas eu lieu, et alors tout le monde demande: pourquoi ? Toute cette affaire, c’était au nom de quoi ? Vous, et bien sûr vos enfants, vous ne comprendrez pas ce que nous faisions là, exactement comme les proches de ceux qui sont morts au Liban demandent encore aujourd’hui ce que nous faisions là-bas. Pour quoi ont-ils été tués ? Pour quoi sommes-nous tués ?

Qu’avez-vous fait de vos plus belles années dans la casbah de Naplouse, un endroit qui ne vous appartient pas, à mettre en danger votre vie et la vie de votre prochain ? De quel droit y avez-vous opprimé la population ? En vertu de quoi leur avez-vous imposé leur mode de vie, fixé quand ils resteraient chez eux et quand ils sortiraient, quand ils travailleraient et quand ils chômeraient, quand ils pourraient se rendre à l’hôpital et quand ils souffriraient chez eux ? Pourquoi ? Qui sommes-nous donc ? Qui nous a installé dans ce territoire? Simplement parce que nous avons la force, beaucoup de force, il nous est permis de tout faire ?

Vous et vos camarades n’avez aucun droit moral à être là ni, évidemment, à faire ce que vous faites là-bas à la population. Vous n’avez aucun droit moral à emprisonner les habitants, à entrer dans leurs maisons au milieu de la nuit, à passer de maison en maison en abattant les murs mitoyens, à opérer des arrestations sans distinction, à détruire, à ouvrir le feu, à opprimer, à offenser.

Un jour, vous verrez sous une autre lumière ce que vous faites là-bas, entre Hawara et la casbah, et si vraiment vous êtes homme de conscience, le sommeil vous échappera encore la nuit, pour de nombreuses nuits, et beaucoup d’années. Vous ne pourrez plus tout justifier, comme vous tentez de le faire maintenant, au nom du maintien de la sécurité. La vraie sécurité pour les habitants de Tel Aviv ne sera atteinte que lorsque sera obtenue la sécurité pour les habitants de la casbah, pas avant. La sécurité, le respect de soi et la liberté, ils y ont droit exactement comme nous. Et alors, votre «satisfaction profonde» cédera la place, j’en ai la conviction, à un profond sentiment de culpabilité et une grande honte vous submergera pour ce que vous aurez fait là-bas, pour ce que vos yeux auront refusé de voir.

Dans votre coeur, vous savez, me semble-t-il, que le lien entre votre activité là-bas dans la casbah et notre sécurité à Tel Aviv est plus vacillant que vous ne le décrivez. Vous et vos camarades empêchez un attentat et créez la motivation pour 100 nouveaux attentats, vous liquidez un homme recherché et en suscitez trois à sa place. C’est la loi des luttes populaires nées du désespoir. L’enfant dont vous avez, au milieu de la nuit, retourné la maison et dont vous avez, sous ses yeux, humilié les parents, ne l’oubliera jamais, exactement comme vous n’oublieriez pas celui qui aurait fait cela à vous et à vos proches ; les amis d’Amar, Montasser et Khaled, ces enfants sur lesquels les soldats ont tiré et qu’ils ont tués dans la casbah, ne pardonneront pas. Ils grandiront dans la haine que nous-mêmes avons semée. C’étaient trois enfants sans présent ni avenir. Deux d’entre eux, Amar et Montasser, étaient orphelins de père. Amar était garçon unique. Ils n’avaient pas à mourir. Je n’ai, il est vrai, pas vu de mes yeux ce qui a conduit à leur meurtre, mais j’ai vu ce qu’il restait après qu’ils ont été tués.

Et qu’adviendra-t-il de vous ? Quels souvenirs emporterez-vous de là ? Qu’aura fait ce service militaire sur votre esprit, sur votre personnalité ? Que raconterez-vous à vos enfants, le jour venu ? Que papa a veillé sur Tel Aviv depuis le coeur de la casbah de Naplouse et a liquidé des gens presque sans discrimination, comme vous le reconnaissez dans votre lettre («Chaque patrouille qui entre dans la casbah, ne vient pas pour manifester une présence sur le terrain, mais pour en dénicher des terroristes et des gens armés recherchés, et les liquider»). Qu’est-ce que cela vous a appris sur l’usage de la force, sur la violence, sur les liquidations ? Si c’est permis là-bas, pourquoi pas aussi ici ?

Un homme à qui pareil pouvoir est accordé à un âge aussi jeune, il ne se peut pas que cela ne soit pas gravé dans son âme. Après avoir fait attendre des vieillards, empêcher des malades d’atteindre un hôpital, retenu des femmes en couches et des enfants aux barrages, de durs souvenirs vous resteront, à tout jamais. Même si vous ne les avez pas retenus, que vous étiez le plus humain des soldats, le seul fait qu’il leur était nécessaire de recevoir de vous une autorisation pour aller à l’intérieur de leur propre ville, dans leurs propres maisons, suffit pour laisser en vous des cicatrices. Quel homme serez-vous lorsque vous reviendrez de tout cela, chez vous, à la maison ?

A aucun moment il ne m’est venu la pensée que quelqu'un parmi les soldats de l’armée israélienne prenait plaisir à tuer des enfants. Mais des enfants sont tués. Beaucoup d’enfants. Des centaines d’enfants. Et l’armée israélienne ne fait pas assez pour empêcher ces meurtres criminels. L’armée israélienne transmet à ses soldats qu’on n’a pas le choix et que ce n’est pas terrible si un enfant est tué. L’essentiel, c’est notre sécurité.

Le sang de ces enfants implore le ciel. Leur sang est sur nos mains. Leur sang est sur la tête de celui qui vous a envoyé à la casbah, et sur la tête de celui qui a tiré, et sur la tête de celui qui circule, en armes, dans les rues de Naplouse et tyrannise ses habitants, et aussi sur la tête de celui qui a gardé le silence. Vous êtes là-bas aussi en mon nom et nous portons dès lors tous une responsabilité lourde, trop lourde à porter. Bonne continuation. Veillez sur vous et sur moi. Pour moi, je continuerai à faire comme écrit ci-dessus.

*Gédeon Lévy est chroniqueur régulier dans le quotidien Haaretz . Cet article a été publié le 17 décembre 2004

Haut de page
Retour


case postale 120, 1000 Lausanne 20
Pour commander des exemplaires d'archive:

Soutien: ccp 10-25669-5

Si vous avez des commentaires, des réactions,
des sujets ou des articles à proposer: