Oaxaca: les «infractions» barbares
Adolfo Gilly *
Dans l'acte de divulgation du rapport préliminaire sur Oaxaca présenté par la Commission Civile Internationale d'Observation sur les Droits Humains (CCIODH), le 20 janvier 2007, Carlos Monsivais a posé la question suivante:
«Un point à examiner dans le cadre de l'analyse culturelle du conflit est pourquoi il n'y a pas eu une grande mobilisation nationale en défense d'Oaxaca et de sa population, alors qu'elle était agressée, battue, blessée comme décrit dans ce document. Comment se fait-il que, sans discussion, il ait été jugé préférable d'en détourner le regard ou d'éviter de se renseigner au sujet des infractions barbares aux droits humains?
«Pourtant, le rapport préliminaire de la Commission, résultant de 420 entretiens portant sur tous les secteurs du conflit, y compris les autorités étatiques et fédérales, les organisations, les prisonniers et les citoyens d'Oaxaca non impliqués dans le conflit, est formel. Le premier point de ses conclusions spécifie:
«La commission estime que les faits qui se sont déroulés à Oaxaca constituent un maillon d'une stratégie juridique, policière et militaire, avec des dimensions psychosociales et communautaires dont l'objectif ultime est d'instaurer le contrôle et l'intimidation de la population civile, dans des zones où se développent des processus d'organisation des citoyens ou des mouvements à caractère social non dirigés par les partis.».
Autrement dit, il ne s'agit pas de «bavures» ou d' «actes isolés», mais d'une stratégie gouvernementale destinée à paralyser par la peur non pas les formations politiques existantes, mais justement ces processus et mouvements sociaux.
Les morts et les disparitions documentées dans les cinq premières conclusions (1 à 5) du rapport convergent sur ce point: terroriser la population au moyen d' «agressions contre des civils appartenant dans la majorité des cas à différents groupes indigènes», selon le point 5.
Le document donne le chiffre provisoire de 23 morts recensés et identifiés. Il ajoute «Il existe des présomptions sérieuses de disparition de personnes», mais il n'y a pas eu de plaintes déposées, car les gens ont peur. «Ils ont fait disparaître un de mes fils. Si je dépose plainte, ils le feront avec un autre», expliquait une femme d'Oaxaca à l'un des membres de la Commission.
I
Je reproduirai ci-dessous, dans leur brutale simplicité, certains des points des conclusions de la CCIODH:
Point 8. «Les droits de grève et la liberté d'expression syndicale des enseignants, ainsi que leur liberté d'expression dans l'exercice de l'enseignement, ont été violés. La Section 22 du SNTE [syndicat national des enseignants], représentée au sein de l'Assemblée Populaire des Peuples d’Oaxaca, a été l'organisation sociale la plus gravement et le plus cruellement affectée par le conflit. Dans un nombre significatif de cas, elle a été la cible de destructions matérielles, de harcèlements, de menaces, d'agressions, d'assassinats et de disparitions.»
Point 9. «Les actions répressives ont été menées contre la population civile sans distinction: hommes, femmes, enfants et personnes âgées ont été l'objet de jets de gaz lacrymogène et de gaz «poivré», d'eau additionnée de produits chimiques ainsi que de tirs provenant d'armes de moyens et gros calibres, effectués depuis des véhicules et des hélicoptères militaires. Ont participé à ces opérations des corps de la Polices fédérale, de celles de l'Etat d’Oaxaca et de la municipalité, ainsi que des groupes d'élite, soutenus, y compris, par l'intervention d'effectifs militaires pour des tâches de logistique et de coordination. Des groupes de personnes en civil, portant des armes de gros calibre, ont procédé à des enlèvements, à des arrestations illégales, à des perquisitions et à des tirs, agissant dans certains cas à partir de véhicules de la police et bénéficiant de l'appui de fonctionnaires publics.»
Le point suivant du rapport est particulièrement significatif en ce qui concerne les méthodes qui sont en train de devenir la norme depuis Atenco [dès mai 2006, dans la petite ville de San Salvador Atenco, dans la grande banlieue de Mexico-City des populations paupérisées de battaient contre le pouvoir qui allouait des terres au géant américain de la distribution Wal-Mart, la répression fut violente] jusqu'à Chiapas:
Point 10. «Les forces de police étatiques et fédérales ont procédé de façon récurrente et parfois à une grande échelle, à des arrestations arbitraires et illégales contre la population civile. Certaines arrestations ont été opérées par des civils qui ont employé la force pour livrer les personnes détenues aux forces de police, avec l'entier consentement de ces dernières. Les arrestations ont été effectuées avec une violence physique et psychologique totalement disproportionnée, prenant parfois la forme de véritables enlèvements. Des agressions sexuelles ont été perpétrées à l'encontre des détenus, qu'il s'agisse de femmes ou d'hommes.»
Ces agressions sexuelles, perpétrés en mai 2006 contre les prisonnières d'Atenco et qui restent à ce jour impunies, ont eu lieu pendant des déplacements vers cette «terre de personne» [prisons, commissariats de police, etc.] que représentent les transferts organisés par la police. C'est ainsi que l'on peut lire au point 13 des conclusions de la Commission:
Point 13. «Au cours des transferts en prison, les droits humains ont été violés de façon particulièrement grave. Des tortures physiques (chocs électriques, coups, blessures diverses, brûlures, etc.) et psychiques ont été pratiquées. La CCIODH a recueilli des indices évidents de viols sur des hommes et des femmes, confirmés par des témoignages et des observations cliniques. Ont participé à ces transferts des membres des corps de police, ainsi que, dans certains cas, des effectifs de l'armée et des groupes de civils armés qui gardaient les détenus jusqu'à leur arrivée dans des prisons.»
Ensuite, les points 14 à 24 du rapport détaillent la suppression de tous les droits de procédure garantis par la Constitution et les lois de la République, ainsi que les conditions de détention. Dans les points 19 et 21, il est spécifié:
«Les conditions de vie, d'hygiène, de salubrité et d'alimentation constatées lors des visites dans certaines des prisons enfreignent les normes minimales de la législation du pays ainsi que celles des traités internationaux ratifiés par le Mexique.(...) Certaines personnes ont été emprisonnées dans des prisons de moyenne ou de haute sécurité, malgré le fait qu'elles étaient en détention provisoire, et sans que soit fourni un quelconque écrit ou document justifiant la dangerosité des prisonniers ni la nécessité d'adopter une telle mesure.»
II
Le document de la Commission passe ensuite en revue les effets psychosociaux de la répression. Entre autres, le document rapporte: «Des éléments plus que concordants permettent d'affirmer que des membres des forces de police ont pénétré dans les hôpitaux pour procéder à l'arrestation de personnes blessées». C'est là une pratique abominable des corps répressifs au Mexique, du moins depuis l'époque de la «sale guerre». Voici certaines conclusions de la Commission:
Point 27. «On a relevé des effets et des symptômes caractéristiques de troubles de stress post-traumatique et de trauma social. Les plus fréquents sont les suivants: événements traumatisants revécus de façon sans cesse répétés, réveil brutal au cours de la nuit, terreur nocturne, frayeur devant certains bruits et sons, peur de la solitude, réactivité psychologique à des stimulations internes et/ou externes, hyper-vigilance et syndrome de persécution. Il se développe un sentiment arbitraire et d'injustice, d'être sans défense, de perte de contrôle de la situation et sur sa propre vie. Nous avons constaté une difficulté à verbaliser ce qui leur est arrivé.»
Point 30. «Nous observons une conséquence importante de la stratégie psychosociale visant à inspirer la crainte, à savoir le fait que l'on ne porte pas plainte et l'accroissement de la défiance, à l'égard des personnes et des institutions. Ces conséquences sont en outre renforcées par la diffusion de dénonciations et de calomnies, par des campagnes haineuses, par une incitation à la violence, ainsi que par la mise en place d'obstacles juridiques de toutes sortes.»
Point 34. «Au niveau social, nous constatons la grave détérioration et la défiance ressentie par les personnes à l'égard des institutions, ce qui met sérieusement en péril les voies de participation démocratique. Au vu du degré élevé de violence sociale existant, il est possible que la stratégie de contrôle social mise en place finisse par générer des réactions plus intenses et plus violentes. Cette perte de confiance dans les institutions et l'impunité dont ces dernières ont bénéficié au cours des faits décrits dans ce rapport rendent difficile le dialogue entre les parties en conflit.»
III
Le rapport note trois formes spécifiques et aiguës de la répression: envers les défenseurs des droits humains («ont été victimes d'attaques ciblées, de harcèlement, de menaces, d'agressions, de campagnes diffamatoires, de mépris et d'accusations qui ont entraîné une criminalisation de leurs actions»), envers les femmes et envers des personnes et des populations indigènes. Voici les conclusions de la Commission à ce sujet:
Point 40. «La commission a enregistré des agressions verbales, physiques et sexuelles (viols, rasage des cheveux, coups, obligation de se dénuder, de s’accroupir etc.) nombreuses et variées à l’encontre des femmes, précisément en raison de leur qualité de femmes. Les conséquences ont été particulièrement graves car elles ont entraîné, dans des cas recensés, des dommages physiques, psychologiques et sociaux tels que des avortements traumatiques.»
Point 42. «Dans les régions des Vallées Centrales, de la Mixtèque, de la Sierra du Sud et de la Côte, ainsi que dans la zone Triqui, on a constaté une augmentation de la présence des corps militaires, de groupes de civils armés et de tueurs, commandés dans certains cas par des caciques et des présidents municipaux, qui agressent, assassinent, séquestrent, harcèlent et menacent de mort la population (y compris les enfants et les femmes), ce qui a provoqué, dans certaines communautés, des déplacements, entraînant des fractures sociales et des dislocations familiales ".
Suite aux conclusions résumées plus haut, le rapport préliminaire de la Commission Civile Internationale propose ses recommandations en dix-huit points portant sur les mesures nécessaires pour trouver des issues à cette situation [1]
IV
Voici l'information publiée à la page 28 du quotidien La Jornada le 21 janvier 2007, provenant de la municipalité de San Blas Atempa, Oaxaca, et datée du 20 janvier: «En présence de plus de 50 policiers envoyés par le ministère de l'Intérieur et forces de police préventives , 200 habitants de la communauté Tierra Blanca de la municipalité de San Blas Atempa, ont lynché un voleur présumé.
«C'est une leçon, quiconque viendra voler ici subira le même sort», ont déclaré les habitants. Selon ces derniers, l'individu, identifié comme étant Joel Gallegos Jimenez, âgé de 30 ans, avait commis un vol dans une épicerie appartenant à Hector Escobar. L'homme a été «roué de coups, traîné et enfermé dans la Casa de Salud, où il a été dénudé.»
A trois heures de l'après-midi, des fonctionnaires judiciaires sont arrivés, ainsi que quelque 60 agents de police, pour récupérer le prisonnier. Néanmoins, selon ce même article: «Une heure plus tard, les habitants ont attaché une corde au cou du présumé voleur et ils l'ont pendu. A proximité de la Casa de Salud on n'a entendu qu'un hurlement de douleur, et les gens ont crié:«On l'a achevé, maintenant ils peuvent l'emporter.»
A la page 30 de la même édition de La Jornada on trouve un autre article, relatant que le camionneur Albano Ramirez Santos, arrêté à la gare Indios Verdes du métro (station du métro de Mexico-City, station de grande affluence], a été conduit à une agence du Ministère Public dans un véhicule de patrouille du Secrétariat de Sécurité Publique du District Fédéral (Mexcico). Alors que, selon le personnel du métro, il était indemne lors de son arrestation, Albano Rodriguez a été frappé pendant le trajet dans ce véhicule, a perdu connaissance et est arrivé mort, avec 4 côtes cassées. Sa mort aurait – selon cette même source – été causée par un traumatisme crânio- encéphalique et thoracique. Encore un mort dans cette «terre de personne».
Deux nouvelles pour une seule journée, qui renvoient toutes les deux à une guerre larvée entre les autorités et la population dans la vie quotidienne de cette société. C'est contre cette toile de fond qu'il faut lire le rapport alarmé de la Commission Civile Internationale.
V
A titre absolument personnel, je m'adresse ici à l'écrivain Carlos Monsivais [2], à la sénatrice Rosario Ibarra, au peintre Francisco Toledo et à l'évêque émérite Samuel Ruiz, qui ont tous apporté leur soutien au rapport de la CCIODH, pour leur demander que, du haut de l'autorité qui leur est reconnue par des secteurs significatifs de notre société, ils cherchent d'urgence les moyens et les formes pour lancer une campagne de mobilisation pour la défense inconditionnelle des droits humains dans notre pays, et pour divulguer massivement des conclusions de la Commission Civile Internationale. (Traduction à l'encontre)
*Adolfo Gilly est l'auteur d'une livre de référence sur la révolution mexicaine intitulé en espagnol «La révolution ininterrompue». Une version anglaise enrichie est parue en 2005 chez New Press: The Mexican Revolution. A new Press Poeples'Histroy. En français, un ouvrage intitulé La Révolution mexicaine est parue chez Syllepse en 1995. Adolfo Gilly a écrit l'ouvrage de référence au Mexique sur l'action et la présidence de Cardenas. Il collabore régulièrement au quotidien La Jornada.
1. Je vous renvoie pour cela à la lecture du rapport complet dans la page web de la Commission.
2. Carlos Monsiváis Aceves est un journaliste et écrivain fort connu au Mexique et en Amérique latine. Il publie régulièrement des articles dans les plus importants quotidiens mexicains. Il a reçu de nombreux prix littéraire. Il a soutenu, de manière critique, la candidature de Lopez Obrador lors des élections présidentielles de 2006. (NdR)
(6 février 2007)
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