L'information précise fait défaut: la compagnie Tokyo Electric Power (Tepco) et les autorités japonaises cachent plus que probablement une partie de la vérité. Les deux questions les plus angoissantes qui se posent sont de savoir si la fusion des barres est maîtrisée ou si elle continue, d'une part, et si la structure de confinement où se trouve la cuve tiendra le coup, d'autre part. Selon Ken Bergeron, un physicien nucléaire qui travaille sur les simulations d'accident dans les centrales, cette structure «est certainement plus solide qu'à Tchernobyl, mais bien moins qu'à Three Mile Islands». Les spécialistes ne cachent pas leur inquiétude: «S'ils ne reprennent pas le contrôle de tout ça, on va passer d'une fusion partielle à une fusion complète, ce sera le désastre total» a déclaré l'un d'eux (Le Monde, 13.3.2011).
Mais le pire serait la fusion du cœur du second réacteur, celui qui a explosé le 13 mars. En effet, le combustible utilisé est le MOX, un mélange d'oxydes d'uranium appauvri et de plutonium 239. Ce plutonium 239 est en fait un déchet recyclé du fonctionnement des centrales classiques à l'uranium. Sa radioactivité est extrêmement élevée et sa «demi-vie» (le nombre d'années nécessaires à la diminution de moitié de la radioactivité) est estimée à 24'000 ans. Les Japonais connaissent bien cet élément et ses redoutables conséquences: la bombe thermonucléaire larguée sur Nagasaki, à la fin de la seconde guerre mondiale, était à base de Plutonium 239…
Un risque inacceptable
Après la catastrophe de Tchernobyl, les défenseurs du nucléaire ont expliqué que la mauvaise technologie soviétique, des normes de sécurité insuffisantes et la nature bureaucratique du système étaient à la base de l'accident. A les croire, rien de semblable ne pouvait se produire avec les centrales basées sur la bonne technologie capitaliste, surtout pas dans nos pays «démocratiques» où le législateur prend toutes les mesures de sécurité nécessaires, à tous les niveaux. On voit aujourd'hui que ce discours ne vaut pas tripette.
Le Japon est un pays de très haute technologie. Bien conscientes du risque sismique, les autorités nippones ont imposé des normes sévères pour la construction des centrales. Le réacteur 1 de Fukushima comportait même un double dispositif de sécurité, avec certains groupes électrogènes alimentés au fuel, d'une part, et d'autres fonctionnant sur batteries. Rien n'y fit, parce que la technologie la plus sophistiquée et les normes de sécurité les plus strictes ne donneront jamais une garantie absolue, ni face aux catastrophes naturelles, ni face aux possibles actes criminels de terroristes insensés (sans compter les erreurs humaines toujours possibles). On peut réduire le risque des centrales nucléaires, on ne peut pas le supprimer totalement. Si on le réduit relativement mais que le nombre de centrales augmente, comme c'est le cas actuellement, le risque absolu peut augmenter.
Il est très important de poser que ce risque est inacceptable parce qu'il est d'origine humaine, qu'il est évitable, et qu'il est le résultat de décisions d'investissement prises par des cercles restreints, en fonction de leurs profits, sans véritable consultation démocratique des populations. Ecrire que «les accidents (sic) nucléaires au Japon sont loin d'avoir fait autant de victimes que le tsunami», comme le fait par exemple l'édito du Soir (14 mars), revient à escamoter la différence qualitative entre une catastrophe naturelle inévitable et une catastrophe technologique parfaitement évitable. Ajouter que «à l'instar de tout processus industriel complexe, la production d'énergie à partir de l'atome comporte une part importante de risque» (idem) revient à escamoter en plus la spécificité du risque nucléaire, qui consiste notamment en ceci que cette technologie a le potentiel de rayer l'espèce humaine de la Terre. Il faut traquer sans relâche les propos de ce genre, qui traduisent les pressions colossales exercées à tous les niveaux par le lobby de l'atome.
Le risque chez nous aussi
Si les spécialistes ne cachent pas leur très vive inquiétude, les politiques étalent leur imbécilité. Interrogé le 12 mars après-midi, le ministre français de l'industrie, M. Besson, affirmait que ce qui se passe à Fukushima constitue «un accident grave, pas une catastrophe». Pour justifier sa politique pro-nucléaire, le secrétaire britannique à l'énergie, Chris Huhne, ne trouvait rien de mieux que de souligner la faiblesse du risque sismique au Royaume Uni, ajoutant que l'on tirerait les leçons de ce qui se passe au pays du Soleil levant de sorte que, au final, la sécurité serait encore meilleure… Ces mêmes arguments pitoyables sont utilisés avec des variantes par tous les gouvernements qui ont décidé soit de maintenir le cap sur l'atome (la France en premier lieu), soit de s'y convertir (l'Italie), soit de remettre en cause les décisions de sortie du nucléaire prises après Tchernobyl sous la pression de l'opinion publique (Allemagne, Belgique). Objectifs: empêcher la panique, empêcher qu'une nouvelle mobilisation des consciences vienne torpiller les ambitieux plans de développement du nucléaire, à l'échelle mondiale.
C'est peu dire que ces arguments ne sont pas convaincants. En Europe occidentale, en particulier, la peur est plus que légitime. En France, pays leader dans le secteur de l'énergie nucléaire, les réacteurs ne respectent pas les normes sismiques de référence. Selon le Réseau «Sortir du nucléaire», EDF est allé jusqu'à falsifier les données sismologiques pour éviter d'avoir à le reconnaître et d'investir au moins 1,9 milliard d'euros afin de mettre les réacteurs aux normes. Tout récemment, la justice a rejeté la demande de fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim (Alsace), la plus vieille centrale française, pourtant située dans une zone à risque sismique élevé. En Belgique, les centrales de Doel et de Tihange sont conçues pour résister à des tremblements de terre d'une magnitude de 5,7 à 5,9 sur l'échelle de Richter. Or, depuis le 14e siècle, nos régions ont connu trois séismes d'une magnitude supérieure à 6.
Précisons qu'il n'y a plus assez d'ingénieurs disposant d'une formation pointue en gestion des centrales, et que le plan d'urgence nucléaire ne prévoit qu'une zone d'évacuation de 10 km autour des installations, ce qui est totalement insuffisant. La prolongation de la vie des installations est une autre source d'inquiétude. On mise sur 50 ans, alors que, au-delà de 20 ans, les incidents se multiplient. C'est ainsi que, du fait de leur vieillissement, dix-neuf des réacteurs français présentent des anomalies non résolues sur les systèmes de refroidissement de secours… ceux qui ont fait défaut au Japon. Etc, etc.
Un choix de société
Il faut sortir du nucléaire, complètement et le plus rapidement possible. C'est parfaitement possible techniquement, et il convient de rappeler au passage que l'efficience du nucléaire est très médiocre (deux tiers de l'énergie est dissipée sous forme de chaleur). Le débat est avant tout un débat politique, un débat de société qui pose en définitive un choix de civilisation. Car voici le problème: il faut sortir du nucléaire et, simultanément, abandonner les combustibles fossiles, cause principale du basculement climatique. En deux générations à peine, les renouvelables doivent devenir notre seule source d'énergie.
Or, le passage aux renouvelables nécessite de gigantesques investissements, gourmands en énergie, donc sources de gaz à effet de serre supplémentaires. En pratique, la transition énergétique n'est possible que si la demande finale d'énergie diminue radicalement, au moins dans les pays capitalistes développés. En Europe, cette diminution devrait être de l'ordre de 50% d'ici 2050. Une diminution d'une telle ampleur n'est pas réalisable sans une réduction significative de la production matérielle ainsi que des transports. Il faut produire et transporter moins, sans quoi l'équation sera insoluble. C'est dire qu'elle est insoluble pour le système capitaliste, car la course au profit sous le fouet de la concurrence implique inévitablement la croissance, autrement dit l'accumulation du capital qui se traduit inévitablement par une masse croissante de marchandises, donc par une pression accrue sur les ressources.
C'est pourquoi toutes les réponses capitalistes au défi climatique font appel à des technologies d'apprentis sorciers, dont le nucléaire est le fleuron. Le scénario énergétique «bluemap» de l'Agence Internationale de l'Energie est révélateur à cet égard: il propose de multiplier le parc nucléaire par trois d'ici 2050, ce qui impliquerait de construire chaque semaine une centrale d'un Gigawatt. C'est de la folie pure et simple.
Une alternative à ce système infernal est plus urgente que jamais. Elle passe par la réduction radicale du temps de travail sans perte de salaire, avec embauche proportionnelle et baisse des cadences de travail: pour produire moins, il faut travailler moins, et le faire en redistribuant les richesses. Elle passe aussi par la propriété collective des secteurs de l'énergie et de la finance, car les renouvelables sont plus chers que les autres sources, et le resteront pendant une vingtaine d'années, au moins. Elle passe enfin par une planification à tous les niveaux, du local au global, afin de concilier le droit du Sud au développement et la sauvegarde des équilibres écologiques. En fin de compte, elle implique le projet écosocialiste d'une société produisant pour la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés, dans le respect des rythmes et des fonctionnements des écosystèmes.
Faute d'une telle alternative, la croissance capitaliste provoquera toujours plus de catastrophes, sans satisfaire pour autant les besoins sociaux. Telle est, en dernière instance, la terrible leçon de Fukushima.
(15 mars 2011)
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