Débat

 

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Liberté et discours odieux

Marc Carrillo *

La répression pénale du discours de la haine a ressurgi dans le débat public européen. Profitant de l’actuelle présidence allemande de l’Union européenne (UE), la ministre allemande de la Justice, Brigitte Zypries [membre du SPD, elle était déjà ministre de la Justice sous Gerhard Schröder, dès 2002 ; en novembre 2005, Angela Merkel a confirmé sa fonction], a proposé que tous les Etats de l’UE criminalisent la négation de l’Holocauste. Actuellement, de nombreux pays ont déjà dans leur législation pénale un article de cette nature. Outre l’Allemagne, la France, la Belgique, la République tchèque et d’autres, en Espagne le Code pénal prévoit aussi comme une action punissable, dans son article 607.2, la diffusion par quelque moyen que ce soit d’idées ou de doctrines qui nient ou justifient les délits de génocide.

Ce sont des moyens propres à une démocratie militante que l’Etat démocratique adopte face aux discours révisionnistes ayant trait à l’histoire, aux discours qui nient l’évidence de l’extermination commise par les nazis des juifs et d’autres minorités ethniques [les Rom, entre autres] ou politiques.

Toutefois, la question déjà récurrente qui se pose face à ce type de mesures est la suivante: la libre expression des idées est limitée par le biais de ce droit extraordinaire de punir (ius puniendi) de l’Etat. Ou dit autrement, les discours odieux, méprisables… constituent-ils une limite infranchissable dans une société ouverte ?[1] Dans le cadre juridique espagnol, ce thème n’est pas totalement résolu  étant donné que l’article du Code pénal précité a été l’objet d’une question posée sur son caractère non constitutionnel devant le Tribunal constitutionnel, il y a plus de six ans. La question était posée par la Cour de justice provinciale de Barcelone. Et la décision n’est pas encore prise.

Parmi les arguments que ce tribunal pénal [cour de justice] développe pour soutenir que le principe en question implique une violation de la liberté d’expression se détachent ceux qui soulignent que les idées négationnistes n’impliquent pas une conduite qui peut s’insérer dans le cadre d’une provocation à un délit, dans la mesure où le Code pénal sanctionne, dans d’autres articles, les conduites qui comportent une incitation à violenter d’autres droits fondamentaux. Pour cette raison, ce tribunal soutient que le bien juridique protégé[2] est un élément très diffus, étant donné que le type de sanction pénale du négationnisme a trait à la diffusion des idées et des doctrines sans que l’on exige en plus un élément additionnel définissant le délit, comme le serait, par exemple, l’incitation à la mise en œuvre de conduites nuisibles, préjudiciables aux droits des personnes. Et le tribunal conclut que dans notre société la sanction pénale d’une conduite telle que définie dans l’article 607.2 manque de justification. Cela parce que, selon la jurisprudence du Tribunal constitutionnel, la limitation d’un droit fondamental doit être justifié par la protection d’autres droits. Une exigence que le délit de négationnisme historique ne remplit pas.

Il est évident que, en la matière, la Cour de justice provinciale de Barcelone adopte une position libérale.

Dans un tel contexte, pour le système juridique anglo-saxon, la sanction pénale de ces conduites n’est pas prévue. David Irving[3], l’historien connu et illégitime, qui a réussi à affirmer qu’Hitler était l’ami des juifs, n’a pas été poursuivi pénalement dans son pays – à la différence de l’Autriche – pour ses écrits misérables. Aux Etats-Unis, en général, on part du principe que c’est un but légitime de l’Etat que la liberté d’expression puisse susciter un débat de société complet et ouvert, assurant – comme l’expose le professeur Owen M. Fiss dans son livre The Irony of Free Speach, Harvard University Press, rééd. 1998 – que le public puisse écouter tout ce qu’il devrait. En relation avec les discours de haine (de groupes), la Cour suprême s’est montrée opposée à les sanctionner tout répudiables qu’ils soient. Ainsi, dans son arrêt concernant R.A.V. versus St. Paul 505 U.S. 377 (1992), relatif à l’action de brûler une croix[4], la Cour suprême a invalidé l’ordonnance de la ville de St. Paul qui réglementait les expressions de haine, parce que cette disposition ne respectait pas le principe de la neutralité de contenu. Dans le but de faciliter l’accès dans le débat public de toutes les prises de position, la Cour suprême soutenait qu’avec cette décision l’Etat fédéral soutenait le tolérant face à l’intolérant. Ce qui signifiait que, hormis le fait que l’attitude de racisme soit directe et implicitement violence, il ne devait pas y avoir d’empêchement juridique à ce que la société connaisse ce qui se dit et adopte librement une position face à cela.

Dans le contexte constitutionnel espagnol, cela signifie que la négation ou le révisionnisme de faits tranchés par l’histoire, pour misérables ou odieux qu’ils soient, sont une suite (conséquence) découlant de la liberté d’expression. Un droit qui en tant qu’expression d’idées, d’opinions et de pensée, à travers des œuvres de recherche historique ou des essais idéologiques, peut susciter aussi une atmosphère pour des apports pouvant mettre en relief la condition humaine, comme le lieu de tumeurs qui traduisent la profonde cruauté et misère dont l’être humain peut être capable. Y compris des travaux ayant la prétention d’essais historiques. Pour cette raison, nier la Shoah ou, par exemple, ne pas condamner un attentat terroriste, pour misérables que ces attitudes soient, ne peuvent pas relever de l’ordre pénal.

Une question différente réside, par exemple, dès le moment où le négationniste agit aussi avec violence. Il est évident dès lors que la répression pénale par la loi démocratique doit être autant forte que l’exige la lésion faite aux droits. Ce que prévoit l’article 510.1 du Code pénal lorsqu’il sanctionne ceux qui provoqueraient la discrimination, la haine ou la violence contre des groupes ou des associations, pour des raisons racistes, antisémites ou en raison d’autres références à l’idéologie, à la religion… à la situation familiale, à l’appartenance de ses membres [de la société] à une ethnie, à une race, etc.

Toutefois, la question fondamentale réside dans la réponse juridique à donner aux expressions de haine qui se traduisent dans la négation d’un génocide. D’un point de vue moral, on peut considérer de manière légitime que la négation même est un acte de violence contre les victimes. Néanmoins, en termes juridiques, le discours misérable ne peut pas être poursuivi avec la logique du ius puniendi de l’Etat. C’est une chose différente, ce que la personne lésée par un discours haineux peut mener à bien juridiquement dans le cadre civil. Cela parce que, avant tout, au contraire des dictatures, les démocraties ont toléré les controverses les plus vivres, y compris les plus blessantes.

Dans ce sens, il est bien préférable de connaître ce que dit un néonazi, un idolâtre de Ataturk [créateur de l’Etat turc] et un négationniste du génocide arménien, un défenseur de l’extermination des paysans sous Staline, un révisionniste du franquisme, un négationniste des crimes des militaires argentins [au cours de la dictature 1976-1983, sans mentionner la période antérieure d’Isabel Peron], etc. De plus, c’est un argument juridique très faible d’établir des différences en fonction de la singularité répressive d’un génocide déterminé. Les victimes ne sont-elles pas toutes égales ? Non ? (Traduction A l’encontre)

* Marc Carrillo est professeur de droit constitutionnel à l’université Pompeu Fabra de Barcelone (UPF). Cet article a été publié dans le quotidien de l’Etat espagnol, El Pais, le 20 février 2007, sous la rubrique Opinion.

1. La notion de société ouverte a été développée entre autres par le philosophe Karl Popper, dans son livre La société ouverte et ses ennemis (The Open Society And Its Enemies, 1945). Ses écrits devinrent une référence clé pour la social-démocratie. Il s’attaquait entre autres au stalinisme et, évidemment, au nazisme. Ndr

2. C’est-à-dire les droits, les sensibilités, la dignité qui doivent être protégés par la norme juridique. Ndr

3. David Irving, pseudo-historien négationniste, auteur de l’ouvrage Hitler’s War. Il a été emprisonné en Autriche. Voir à ce propos la note 2 de l’entretien avec Enzo Traverso publié sur ce site le 31 janvier 2007. Ndr

4. Un homme blanc avait brûlé une croix sur la pelouse d’un Noir. La croix est des symboles du Klux Klux Klan. Ndr

(2 mars 2007)

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