Migrations
Emmanuel Terray
«Délocalisation sur place», libre circulation
et droits des migrant·e·s
Entretien avec Emmanuel Terray *
Dans cet entretien conduit par A l’Encontre, Emmanuel Terray développe et illustre ce qu’il entend par «délocalisation sur place», notion qu’il a exposée dans l’ouvrage collectif Sans-papiers. L’archaïsme fatal, Ed. La Découverte, 1999.
E. Terray y aborde différents aspects des «politiques migratoires» en vigueur et les évolutions qu’elles impliquent, aussi, en matière de «droits des étrangers» et de segmentation organisée de la société pour distiller la peur.
Au moment où le quotidien Le Temps, «genevois et suisse», titre «La grève des sans-papiers ébranle la politique d’immigration de Sarkozy» (19 avril 2008), comprendre quelle place les migrants – «légalisés» et illégaux – occupent dans le système est de prime importance.
De.même, il faut savoir mesurer à sa valeur la nouveauté de la lutte collective de sans-papiers. Sylvain Besson, dans Le Temps, la narre de la sorte: «Le 15 avril, quelque 300 employés sans papiers se sont mis en grève dans des pizzerias, des sociétés de démolition et un fabricant de meubles de la région parisienne. Certains comme Kébé, Malien de 30 ans et cuisinier au restaurant parisien Chez Papa, vivent et travaillent en France depuis bientôt dix ans. Ils n'ont pas de titre de séjour, mais, pour le reste, sont parfaitement en règle: ils reçoivent leur déclaration d'impôt, paient la taxe d'habitation et cotisent à l'assurance-maladie. Par son ampleur et sa visibilité – les grévistes occupent plusieurs entreprises –, le mouvement est sans précédent.»
Le quotidien économique français, Les Echos, du 22 avril 2008 titrait: « La grève des sans-papiers salariés fait tache d'huile en Ile-de-France». Il poursuivait: «Organisée avec l'aide de la CGT, la grève des sans-papiers salariés entre dans sa deuxième semaine. Soucieux de mettre fin au mouvement, le gouvernement a appelé les préfets à prendre leurs décisions de régularisation « au cas par cas » sans tarder.»
Le patronal Les Echos insistent qu’il s’agit là d’un test pour la loi du 20 novembre 2007 – Loi dite Hortefeux, de Brice Hortefeux, ministre de l’immigration et de l’identité nationale ( !) – et, plus particulièrement de sons article 40, ainsi que de la circulaire du 7 janvier 2007, qui vise à limiter le nombre de bénéficiaires de régularisation. Nicolas Sarkozy, dans sa conférence de presse télévisée convoquée à l’Elysée, le jeudi 25 avril 2008, n’a pas manqué de faire croire que la revendication portait sur la nationalisation, alors qu’il agit d’une «simple régularisation» de personnes qui travaillent. Et il a répété sont credo de régularisation «cas par cas».
La solidarité de divers syndicats et organisations est importante. Une fraction – petite et intéressée – du patronat soutient la revendication des travailleurs. Ils les emploient.
Les Echos, avec satisfaction, note: «Sur ce sujet sensible, le gouvernement peut en tout cas se réjouir de la réserve des milieux patronaux (seule l'hôtellerie-restauration réclame ouvertement une régularisation massive) et de la sobriété du PS. Hier, Stéphane Le Foll, le directeur de cabinet de François Hollande, a simplement réaffirmé la doctrine du parti : «Le PS est pour le retour à une politique qui s'applique sur des critères clairs de régularisation », le contrat de travail occupant « une place prépondérante.». Tout est dit pour ce qui est de la «gauche officielle».(réd.)
A l’encontre. Vous avez développé l’idée que l’un des résultats des restrictions ou des suppressions des droits des migrants est constitutif d’un vivier de main-d’œuvre particulier, une délocalisation sur place. Qu’est-ce que vous entendez par là ? Quelles ont été les évolutions que vous avez constaté au cours des dernières années ?
Emmanuel Terray. La réflexion partait d’une première constatation, à savoir que, si l’on s’en remet aux évaluations du Ministère de l’Intérieur français – nous n’en possédons pas d’autres –, il y aurait environ 300'000 à 400'000 sans-papiers en France. Ce sont des évaluations. Bien entendu le recensement des personnes en situation irrégulière n’est pas seulement imprécis, mais difficile à établir.
Ce qui est caractéristique et qui avait retenu mon attention, c’est que les chiffres fournis par ces évaluations n’ont pas évolué et sont constants depuis 25 ans. C’est-à-dire que depuis 25 ans, nous avons de 300'000 à 400'000 sans-papiers en France.
Or, pendant ces 25 ans, il y a eu deux régularisations importantes. La première en 1981 avec 150'000 régularisations de sans-papiers, la seconde en 1997 avec 80’000 à 90'000 régularisations. De plus, chaque année, sont expulsées, de 12’000 à 15'000 personnes, et les «objectifs» actuels sont à hauteur de 25'000. Ce nombre d’expulsions a tendance à augmenter ces dernières années. Les régularisés et les expulsés sortent des évaluations. Or, visiblement, le «stock» est renouvelé. Pardonnez-moi cette expression affreuse.
Il y a donc là en réalité un volant (de main-d’œuvre) dont le volume est incompressible. Il est donc aussitôt reconstitué, de manière permanente. Si l’on réfléchit à ce caractère permanent, on en tire la conclusion que les sans-papiers jouent un rôle fonctionnel dans l’économie française. Que leur présence fait partie des mécanismes et des structures mêmes de cette économie.
Si nous examinons dans quels secteurs d’activités on rencontre des sans-papiers, on s’aperçoit qu’ils se retrouvent principalement dans cinq secteurs dans lesquels les étrangers en situation irrégulière occupent une place tout à fait importante. Là encore nous n’avons que les statistiques de la répression (les chiffres de l’inspection du travail, les statistiques policières, etc.). Ces statistiques sont toujours difficiles à interpréter parce que lorsque nous disposons de données, on ne peut que s’interroger sur ce qu’elles désignent: la réalité ou le fait que la vigilance policière est plus importante dans un secteur que dans un autre ? Nous ne sommes jamais très à l’aise pour interpréter ces chiffres. Ils donnent tout de même des indications suffisamment claires pour qu’on puisse repérer cinq secteurs d’activités.
• Le premier de ces secteurs est le bâtiment et travaux publics (BTP). Il est clair que les illégaux ne sont pas employés dans les grands groupes du bâtiment (on ne les trouve pas chez Bouygues et d’autres grandes entreprises du BTP), on les trouve chez les sous-traitants. Lesquels sont pressurés à tel point par les grands groupes qu’ils sont obligés d’écraser leurs prix et les salaires, avec. Les petits employeurs, s’ils veulent conserver un minimum de marge, sont pratiquement contraints par la situation de recourir à des travailleurs illégaux. Quand on les interroge, c’est ce qu’ils disent : «si nous ne trouvions pas à employer des illégaux, nous serions obligés de renoncer».
• Le deuxième secteur est constitué par l’hôtellerie et la restauration. Là encore c’est un secteur «mixte». En général la présence de travailleurs illégaux ne se partage pas entre grandes sociétés, comme dans le BTP, mais nous pouvons remarquer que dans un restaurant, en général la salle est en situation «régulière», la cuisine est «partagée» (le chef cuisinier est régulier mais ses aides ne sont pas réguliers) et la plonge est pratiquement toujours composée de travailleurs «irréguliers».
• Le troisième secteur important, c’est la confection. Au moins dans la région parisienne. Tout ce qui est du domaine de la confection, du prêt-à-porter est très largement assuré par des ateliers «clandestins». Entre guillemets, parce qu’ils ne sont pas si clandestins que cela. Et lesquels sont généralement chinois.
• Les quatrième et cinquième secteurs sont ceux que l’on appelle services à la personne (les emplois à domicile) et l’agriculture (en particulier l’agriculture saisonnière).
Il est intéressant de regarder ces cinq secteurs parce qu’ils ont une caractéristique commune. Tout le monde sait ce qu’est une délocalisation: une entreprise où les frais de main-d’œuvre comptent beaucoup dans les dépenses, dans la composition finale du chiffre d’affaire et qui, afin de faire des économies sur ses frais de main-d’œuvre, stoppe sa production dans son pays d’origine et l’exporte dans un pays, en général un pays du sud, où les salaires sont nettement plus bas et où la main-d’œuvre dispose de beaucoup moins de droits et est plus «docile».
Ainsi, les entreprises peuvent bénéficier de tous ces avantages. Compte tenu de la baisse du prix des transports, en général l’opération est largement bénéficiaire. En conséquence, les délocalisations se sont multipliées dans maints pays européens à destination des pays de l’est, du Maghreb, de la Chine, etc. Ce qui caractérise les cinq secteurs dont j’ai parlé tout à l’heure réside dans le fait que physiquement, matériellement ils ne peuvent pas être délocalisés.
Pour des raisons tout à fait évidentes: un chantier du bâtiment doit être là où l’immeuble sera utilisé par les usagers, un restaurant doit être là où se trouvent les clients. Cela n’est pas tout à fait vrai de la confection, mais, au moins en France, on y travaille à flux extrêmement tendu: il y a donc là aussi un avantage à procéder à une délocalisation sur place.
Les services à la personne ont lieu là où se trouvent les personnes et l’agriculture saisonnière là où sont les champs.
L’idée de la délocalisation sur place consistait à dire que précisément le recours au travail des étrangers en situation irrégulière permet de reconstituer dans nos propres villes, dans nos propres pays les conditions qui sont celles de la main-d’œuvre dans les pays du Tiers-Monde. C’est-à-dire des salaires extrêmement bas, des protections réduites au minimum: pas de droits syndicaux, des conditions de travail effroyables, un temps de travail illimité, des contrats en matière de salaire pas respectés parce que les paiements se font toujours de la main à la main, etc.
Par conséquent, les entreprises qui ne peuvent pas délocaliser recourent au travail illégal comme un substitut aux délocalisations: c’est cela qui m’a amené à parler de délocalisations sur place. D’une certaine façon, la délocalisation sur place est encore plus avantageuse que la délocalisation à l’étranger parce que lorsque vous délocalisez à l’étranger, d’une part vous avez le problème des délais (les frais de transport pour rapatrier votre production) et d’autre part, en général, vous êtes obligé d’exporter quelques cadres ou quelques techniciens qui coûtent très cher. Lorsque vous délocalisez sur place, il n’y a pas de frais de transport, pas de délais et pas de cadres expatriés. Je pense que c’est ce mécanisme qui explique la permanence du travail illégal dans nos sociétés. Permanence attestée par les chiffres que je vous indiquais tout à l’heure et leur caractère stable dans le temps. Sur la notion même, voilà ce que je peux dire.
On est frappé par une grande similitude avec la Suisse: mis à part la confection qui existe, mais est marginale et avec des structures très spécifiques, les quatre autres secteurs sont ceux dans lesquels se trouvent concentrés les travailleurs «irréguliers». L’accélération des ces processus ne s’est-elle pas produite dans le contexte d’une mondialisation du capital qui a vu, conjointement, la mise en concurrence des travailleurs à l’échelle mondiale, un abaissement des droits (entre aures de la législation du travail) et une politique dite néo-libérale très offensive, surtout depuis les années 1980. Sur ce terreau, les politiques mises en place contre les migrants illégaux, ne cessent de se durcir, cela de concert avec les mesures prises en relation avec les migrants légaux, extra-européens.
Sur le plan politique, je distingue volontiers deux périodes. Une qui commence à la fin des années 1970 et qui s’étend jusqu’au début des années 2000. L’entrée en scène de Monsieur Sarkozy, d’abord comme ministre de l’Intérieur et ensuite comme président de la République, a représenté aussi un tournant que j’essaierai de caractériser. En ce qui concerne la période 1980-2000, il faut distinguer là entre la politique affichée et la politique réelle. La politique affichée consiste à dire: on veut éradiquer l’immigration illégale, c’est-à-dire expulser les irréguliers, les renvoyer chez eux et c’est la meilleure manière d’intégrer, de stabiliser une immigration légale. Ce discours affiché n’a pas varié. Que cela soit une politique menée par un gouvernement de droite ou un gouvernement de gauche.
Mais lorsque l’on observe la politique réellement pratiquée – en réalité pour que le mécanisme de délocalisation sur place que j’ai décrit tout à l’heure puisse fonctionner – il faut que deux conditions soient réunies:
• La première est d’assurer la vulnérabilité administrative des illégaux, c’est-à-dire le fait qu’ils ne bénéficient d’aucune stabilité d’aucune sorte, d’aucune protection, qu’ils soient non seulement expulsables à tout moment, mais qu’ils soient aussi constamment exposés aux chantages, à la délation et à l’extorsion. Leur vulnérabilité est totale, ils sont exposés à toutes les exploitations et à tous les esclavages. Parce que, d’après la législation, ce sont des délinquants. En France, le séjour irrégulier est puni d’un an de prison et de 3'750 euros d’amende (6000 CHF). Même s’il est rare que les irréguliers soient condamnés lorsqu’ils sont pris, chaque année il y a environ 3’000 à 5'000 sans-papiers qui passent dans les prisons françaises avant de se retrouver expulsés. Donc, il y a tout un arsenal répressif qui est mis en place contre l’immigration illégale.
• La seconde, c’est que si cet arsenal répressif était réellement appliqué avec détermination on finirait par chasser les illégaux et, du coup, il ne pourrait plus y avoir de délocalisation sur place. En réalité, je ne sais pas si c’est calculé, … mais la législation répressive est appliquée de façon disons… modulée et complaisante.
Durant la première période (1980-2000), le taux de reconduite à la frontière des sans-papiers était de 15’000 à 20'000 par an. C’est en train d’augmenter. Bien entendu, chacune de ces reconduites et chacune de ces expulsions constitue un drame pour les personnes concernées: elles se retrouvent dans des pays qu’elles ont quittés depuis longtemps et où personne ne les attend, sans aucune sorte de bagage, etc.
Mais si vous regardez, statistiquement parlant, 15'000 ou 20'000 reconduites par an sur 400'000 ce n’est pas «grand-chose». Et ce d’autant plus que le nombre de personnes expulsées est «renouvelé», en général dans l’année qui suit. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est juste suffisant pour maintenir les gens dans la peur. C’est bien ce qui se passe: maintenir les illégaux dans la terreur d’être arrêtés, pour les obliger à se cacher, à raser les murs et à ne pas faire de bruit. Il en reste toutefois suffisamment pour que le mécanisme puisse fonctionner.
Cela me paraît très important de comprendre cela: la politique proclamée n’est pas du tout la politique appliquée. La politique appliquée ne vise pas à renvoyer les gens, elle vise à les terroriser. Les terroriser en en renvoyant quelques-uns, mais elle ne vise pas à les renvoyer tous à la fois.
Quant aux employeurs, les législations répressives contre l’emploi de travailleurs immigrés les exposent à deux ans de prison et à 5'000 euros d’amende (8000 CHF). Il n’y a pas d’application de ces lois. Sauf quelques cas très rares d’employeurs eux-mêmes étrangers. Mais en ce qui concerne les grands donneurs d’ordre, que ce soit les grandes entreprises du bâtiment ou de la confection, il n’y a pas de poursuites, ni de condamnations.
Vous avez un système extrêmement performant qui s’appelle le système de la sous-traitance en cascade. En effet, la législation dit: l’employeur qui a sciemment, en connaissance de cause, employé les irréguliers est passible de… Le donneur d’ordre s’adresse à un premier intermédiaire qui, lui, n’emploie pas d’irréguliers, mais qui s’adresse à un autre intermédiaire…
Par exemple, entre l’atelier de confection et la grande maison de prêt-à-porter qui a pignon sur rue, il y a cinq ou six sociétés écrans, la plupart d’entre elles n’ont qu’un téléphone et une boîte aux lettres et parfois un local, et encore, pas toujours. De sorte que lorsque l’on interpelle les gens de l’atelier à la limite on arrête le contremaître, puis on s’arrête au premier des cinq échelons.
Par conséquent, avec cette législation et ce système, les grandes entreprises de prêt-à-porter se trouvent presque toujours à l’abri. A ma connaissance, il existe une entreprise qui s’est fait piquer une fois en 1996 parce que, pour gagner encore un peu de temps, elle a fait mettre les étiquettes de sa marque dans l’atelier. En général, les chemises ou les pantalons sont fabriqués dans les ateliers, on les emporte et on met les étiquettes ailleurs. Mais cette entreprise a voulu gagner un quart d’heure, une demi-heure. Lorsque la police est arrivée dans l’atelier, elle a trouvé les marques sur les vêtements. Il y a eu une amende que l’employeur a pu amortir en deux mois, je pense ! Puis il a continué son activité comme si rien ne s’était passé.
Il faut aussi dire que d’une façon générale les transgressions du Code du travail sont peu poursuivies en France. Cela ne concerne pas seulement les étrangers: cela concerne toutes les transgressions, quelles qu’elles soient.
D’après les inspecteurs du travail le nombre de procès-verbaux qu’ils sont amenés à faire représentent, prenons un chiffre, 10. Les procès-verbaux effectivement enregistrés par les directions du travail, par les procureurs, représentent 2 sur 10. Et, ce que le procureur retient, sans les classer immédiatement, représente 1 sur 5, c’est-à-dire 0,4. Les dossiers qui donnent lieu à condamnation représentent encore 1 sur 5, c’est-à-dire: 0,08…
C’est un trait général. Sauf lors d’atteintes graves à la sécurité qui sont du domaine du droit pénal, les employeurs sont à l’abri. Doublement: à cause de ce système de sous-traitance en cascade et à cause de cette mansuétude générale. Les employeurs ne sont pas visés, ils ne sont pas concernés.
Cette politique ambiguë, réelle, mais ambiguë, a duré jusqu’au début des années 2000 et quelles que soient les déclarations des uns et des autres. Ce qui est nouveau maintenant, avec Nicolas Sarkozy, c’est que la doctrine change. Autrefois c’était: on poursuit, on traque l’immigration irrégulière, mais pour mieux intégrer l’immigration régulière.
Maintenant, la politique est différente parce que c’est l’immigration régulière extra-européenne, elle-même, qu’il s’agit de déstabiliser. La déstabiliser par toutes sortes de mesures, qui rendent de plus en plus difficile l’exercice des droits au mariage et au regroupement familial. Ces deux droits ne sont pas abolis parce que la France a signé des textes internationaux, mais les obstacles s’accumulent et deviennent tels que c’est un véritable parcours du combattant d’essayer de faire venir sa famille et qu’à chaque étape des obstacles nouveaux apparaissent.
Que même des décisions favorables prises par les préfectures ne sont pas appliquées par les consulats à l’étranger et que le regroupement familial est en train de se restreindre dans des proportions dramatiques. De même, les mariages entre français et étrangers sont des opérations de plus en plus difficiles. Cela est permis par un trait qui existait déjà dans la législation antérieure et qui s’aggrave: les lois sont rédigées de manière à laisser la marge la plus grande possible à l’arbitraire. On peut prendre un exemple: les titres de séjour sont maintenant subordonnés à ce qui s’appelle la «condition d’intégration républicaine». C’est-à-dire le respect des valeurs de la République. Ces valeurs ne sont définies nulle part, personne ne sait qui doit veiller, examiner si elles sont respectées ou non. C’est donc de toute évidence au personnel des préfectures, responsable de l’application, que revient la décision. Et cela sans qu’aucun critère soit rendu public, sans qu’aucune liste des «valeurs» ne soit établie, etc.
L’objectif, c’est celui que vous décrivez. Les nouveaux titres de séjour prévus par les deux lois Sarkozy et la loi Hortefeux consistent en fait à fabriquer un émigré qui viendra travailler en France et qui viendra travailler seul, sans sa famille et qui ne pourra plus se réclamer de sa langue et de sa culture: on lui demandera de s’assimiler à la société française. On ne lui accordera plus aucune espèce de stabilité.
Aujourd’hui, pour les cartes de séjour au titre du travail il existe deux catégories. Une catégorie salariée, pour obtenir une carte de séjour au titre du travail, il faut désormais obtenir un contrat de travail à durée indéterminée. Pour ceux qui ont des contrats temporaires, ce qui évidemment le cas pour la majorité des travailleurs étrangers, on leur donne des cartes de travailleurs temporaires. Ce qui signifie que pour renouveler leur carte, il faut qu’ils retrouvent un deuxième contrat de travail. S’ils n’ont pas de contrat au moment du renouvellement, eh bien !, ils sont purement et simplement renvoyés.
Le schéma consiste à multiplier les cercles concentriques. Nous voyons bien que c’est une conséquence qui est assumée par les autorités. Du jour où les travailleurs étrangers en situation légale auront peu «d’avantages» par rapport aux travailleurs en situation illégale, c’est-à-dire qu’ils seront également précaires, ils seront également à la merci de leurs employeurs pour obtenir un nouveau contrat de travail et c’est l’employeur qui décidera de leur séjour ou non. Les travailleurs seront alors en mauvaise position pour revendiquer. Nous pouvons effectivement penser que si la marge entre travailleurs légaux et illégaux, les conditions des travailleurs légaux s’alignant sur celles des illégaux, se réduit, il n’y aura plus intérêt à employer des travailleurs illégaux. Je pense que c’est une perspective qui a été envisagée par les autorités depuis un certain temps, pour rendre les gens légalement présents de plus en plus fragiles, du même coup de plus en plus jetables à merci. De ce fait, on n’aura plus besoin des illégaux.
En ce qui concerne les «deux cercles», je pense en réalité qu’il y en a beaucoup plus que deux. Si vous prenez la société européenne telle qu’elle se dessine au travers des législations, qui sont très convergentes d’un pays à l’autre, nous avons:
• le cercle des citoyens de pleins droits»;
• le cercle des ressortissants de l’Union européenne qui circulent librement à l’intérieur de l’UE et qui n’ont le droit de vote qu’aux élections municipales et aux élections européennes;
• les étrangers en situation régulière, qui possèdent donc un permis de résidence selon les pays (de 10 ans pour la France) et qui peuvent effectivement circuler sur le territoire de l’UE, sans réserve mais qui n’ont pas de droit de vote du tout;
• Les étrangers qui sont en situation légale, mais qui n’ont que des cartes de séjour temporaires (d’un an par exemple) et qui n’ont pas le droit de vote. Ils ne peuvent pas circuler librement sur le territoire de l’Union européenne parce qu’ils sont astreints au système des visas Schengen, c’est-à-dire qu’ils peuvent se déplacer trois mois seulement dans un territoire autre que celui dans lequel ils ont été enregistrés. Leurs conditions d’intégration sont déjà mauvaises parce qu’avec une carte de séjour d’un an, ils ne peuvent pas obtenir un CDI (contrat à durée indéterminée), ils ne peuvent pas signer un bail d’appartement de 3 ans, ils ne peuvent pas contracter un prêt dans une banque, etc.
• Les demandeurs d’asile qui, en France, ne sont pas autorisés à travailler. Ils sont en bonne voie d’être assignés à résidence, ils ne sont pas encore enfermés, mais au moins assignés à résidence. Ce qui signifie que dès que leur demande d’asile est refusée, la police peut facilement leur mettre la main dessus pour les reconduire à la frontière.
• Les travailleurs étrangers illégaux.
Donc en réalité nous avons une «société en six strates». C’est une espèce de reconstitution en plus hiérarchisé des bonnes vieilles sociétés censitaires du XVIIIe siècle où vous aviez des citoyens actifs et des citoyens passifs ou bien de la société d’apartheid. Il faut d’ailleurs distinguer entre deux apartheids.
Le premier apartheid en Afrique du Sud, institué par le Docteur Malan [1], qui était exclusivement fondé sur l’inégalité raciale et qui considérait les Africains comme des gens de race inférieure, raison pour laquelle leur statut était très défavorable. Puis, à partir des années 1960, en raison des protestations dans le monde et des sanctions prises par différents pays, il y a eu un deuxième apartheid, celui de Monsieur Botha [2].
On a effacé les références à l’inégalité raciale parce que du point de vue «cosmétique» ce n’était plus possible. On a créé les Bantoustans, Etats formellement indépendants, dans les zones pauvres et arides de l’Afrique du Sud où vivait la majorité de la population africaine. A partir du moment où les Africains sont venus travailler dans les grandes villes d’Afrique du Sud, comme à Pretoria, au Cap ou à Johannesburg, à ce moment-là, ils étaient des étrangers et par conséquent ils bénéficiaient de droits au titre d’étrangers, réduits à vrai dire à très peu de chose. On effaçait la référence à l’inégalité raciale, mais, puisque c’était des «étrangers», ils ne pouvaient donc pas avoir les mêmes statuts légaux que les «nationaux». On veillait à ce qu’ils se tiennent à leur place, et par conséquent on pouvait les renvoyer dans les réserves, qui étaient formellement indépendantes.
C’est ce système qui est, d’une certaine façon, en cours d’application. En Europe, nous sommes en train d’avoir une société à trois anneaux: l’anneau central constitué par les pays européens et quelques autres; l’anneau de la périphérie immédiate avec des Etats qui sont vivement invités à coopérer au contrôle et à la répression de l’immigration illégale et qui sont payés pour cela (l’Ukraine, le Maroc et la Libye notamment) et nous avons, enfin, les autres pays qui, eux, représentent les «bantoustans» dont l’Europe souhaite s’entourer.
De sorte que la hiérarchie, nous la trouvons à la fois à l’intérieur de la société et aussi entre les pays de l’espace géopolitique européen.
En positif, le type de revendications nécessaires d’avancer – qui permettraient d’unifier, pour lutter contre les forces qui fragmentent et hiérarchisent – de doivent-elles par articuler, ans le même mouvement, le droit à la libre circulation aux autres droits (sociaux, syndicaux, civils, politiques.) ? En effet, nous nous apercevons que la «libre circulation» des personnes – telle qu’elle est définie et pratiquée aujourd’hui et ainsi que vous venez de l’exposer – est en réalité très limitée et que, de plus, elle est considérée uniquement d’un point de vue utilitariste, du point de vue patronal. De là, entre autres, découle la nécessité de coupler libre circulation et droits, droit égaux, de plus. Qu’en pensez-vous ?
Vous avez raison. Si nous prenons l’histoire de l’immigration en France, c’est très caractéristique de voir que depuis les origines, depuis le XIXe siècle, les employeurs ont toujours été favorables à la liberté de circulation. Mais à chaque fois, ils étaient absolument défavorables, bien entendu, à l’égalité des droits. Parce que c’est cette inégalité des droits qui créait «l’avantage comparatif», pour eux, d’employer des étrangers.
Ce qui est intéressant c’est que le mouvement ouvrier a souvent eu la position inverse: il n’était pas très favorable à l’ouverture des frontières, il y avait un réflexe protecteur, qui prenait parfois des accents nationalistes et même chauvins en France. En revanche, une fois que les gens étaient entrés, le mouvement ouvrier se battait énergiquement, toujours dans son intérêt bien compris, pour obtenir l’égalité des droits et de faire en sorte que les travailleurs étrangers ne fassent pas de «concurrence déloyale» aux travailleurs français. Ce double aspect est une constante dans l’histoire de l’immigration.
Je dis très clairement que ce nous voulons c’est les deux à la fois: d’une part, la liberté de circulation et d’établissement e d’autre part, bien entendu, l’égalité des droits, parce que sinon la situation actuelle perdurera et même dans des conditions plus difficiles. Donc les deux sont absolument indissociables.
Qu’est-ce qu’un migrant ? C’est quelqu’un qui est né ailleurs et qui est venu vivre et travailler «chez nous». Parmi ces migrants, en France, on peut en dénombrer environ 5 millions, mais sur ces 5 millions, il y a 3 millions d’étrangers et 2 millions de citoyens français.
Quand nous parlons de migrants nous ne faisons pas la distinction et ces citoyens français, qui sont citoyens français par acquisition, mais pas obligatoirement, nous les traitons en bloc avec les autres, or d’un simple point de vue républicain ça devrait être absolument proscrit.
C’est encore plus extraordinaire quand il s’agit comme on le dit des gens «issus de l’immigration» et qui sont nés ici. Ils sont citoyens français: qu’est ce qu’on a besoin de leur imposer une sorte de marque qui les assimile aux migrants ?
Notre discours même est biaisé dans cette affaire. Je suis en train de lire avec passion un ouvrage de Victor Klemperer La langue du Troisième Reich [3], que j’aurais dû lire depuis longtemps. Nous avons, je crois, des mécanismes d’euphémisation du même genre, dans notre discours.
Un terme que je n’aime pas du tout et que j’entends beaucoup trop souvent c’est celui de flux migratoire. Le «flux migratoire», c’est le type même de cet euphémisme abstrait qui nous permet d’oublier qu’il s’agit d’hommes, de femmes et d’enfants et que le «contrôle des flux migratoires», c’est des fils de fer barbelés, c’est des expulsions, c’est des garde-côtes qui coulent des embarcations, etc.
Nous avons là une sorte de langage technocratique et abstrait qui à beaucoup d’égard rappelle la langue du Troisième Reich telle qu’elle est décrite par Klemperer. Je ne veux pas faire de rapprochement abusif, mais les mécanismes linguistiques sont très proches les uns des autres.
On peut prendre d’autres exemples: le fait qu’aujourd’hui, en tout cas dans le discours français, dans la terminologie les pauvres sont remplacés par les défavorisés, les opprimés – opprimés cela signifie qu’il y a un oppresseur – sont remplacés par les exclus, formulation beaucoup plus vague [4]. J’insiste parce que c’est aussi une bataille que nous devons mener contre nous-mêmes pour échapper à l’emprise empoisonnée de ce discours auquel on échappe difficilement parce qu’il est parlé par les autorités, par les médias et par le pouvoir.
En France, la substitution du terme «émigré» par le terme «étranger» a des conséquences dramatiques pour la situation française elle-même. Ne serait-ce que parce que du même coup elle constitue toute une partie des citoyens français en «étrangers».
* Emmanuel Terray après ses études de philosophie à l’ENS (Ecoles normale supérieur), notamment sous la direction de Louis Althusser, et l’agrégation, Emmanuel Terray se tourne vers l’anthropologie. Il travaille d’abord à l’Institut de sciences politiques de Paris, puis à l’Université d’Abidjan dont il est l’un des professeurs. C’est en Côte d’Ivoire, en pays dida, qu’il mène sa première enquête de terrain, avant d’entamer, en 1967, une nouvelle recherche sur la royauté abron. Nommé doyen de l’École des lettres de l’Université d’Abidjan, il poursuit de front ses activités de recherches, d’enseignement et d’administration jusqu’en 1968, l’année où il doit quitter son poste, en raison de sa sympathie pour les étudiants contestataires en Côte d’Ivoire et en France.
De retour à Paris, il enseigne à l’Université de Paris VIII. En 1984, il soutient sa thèse de doctorat d’Etat, dans laquelle il propose une analyse dynamique de l’histoire du royaume abron. Bien au-delà de la monographie historique, cette thèse un véritable traité d’anthropologie politique.
Emmanuel Terray dirigera le Centre d’études africaines (EHESS-CNRS) entre 1984 et 1991. Il passera ensuite trois années à Berlin, en qualité de chercheur, puis rejoindra le Centre d’anthropologie des mondes contemporains. «A la retraite», il est actif, entre autres, dans la défense des sans-papiers.
Emmanuel Terray est l’auteur de nombreux ouvrages. On citera: Clausewitz (1999), Fayard; Lettre à la Fugitive (1988) et Ombres berlinoises (1996), Editions Odile Jacob; Le Troisième jour du communisme, Actes Sud (1992); Une passion allemande (1994)et La Politique dans la caverne (1990), Editions Le Seuil; Paroles de sans-papiers (avec Bénédicte Goussault), Editions L’Atelier; Guerre de lignages et guerre d’états en Afrique (avec Jean Bazin), aux Editions des archives contemporaines (1982).
On peut lire sur le site alencontre.org, dans la rubrique «France et Union européenne», les articles d’Emmanuel Terray intitulés Le voile et l’hystérie collective (publié en janvier 2004) et 1942-2006: Réflexions sur un parallèle contesté (octobre 2006).
Nous invitons aussi les lecteurs lire l’intervention d’Emmanuel Terray lors du Congrès Marx International V d’octobre 2007, sous e lien:
http://www.canalc2.tv/video.asp?idvideo=6932
1. Daniel François Malan (1874-1959), homme politique d’Afrique du Sud.
Membre du Parti national (fondé en 1914), Malan est le rédacteur en chef, à partir de 1915, de l’organe du parti, Die Burger. En 1948, Malan devient premier ministre d’un gouvernement exclusivement afrikaner suite à l’arrivée au pouvoir d’une coalition élue sur un programme revendiquant l’instauration de la ségrégation raciale. Sous son gouvernement, une série de lois, pour préserver l’identité du Volk (le peuple afrikaner) sont mises en place. En 1949 est inscrit dans la loi l’interdiction de toute mixité raciale et biologique (avec la prohibition des mariages mixtes). En 1950, les relations sexuelles «interraciales» sont interdites. Cette même année est promulgué le Groups Area Act (la loi fondamentale de l’apartheid. Une autre loi, la Population Registration Act institutionnalise la classification raciale pour chaque habitant du pays. (réd.)
2. Pieter Willem Botha (1916-2006) devient premier ministre en 1978. De ce poste, il participe à une réforme du système d’apartheid (se heurtant aux partisans du maintien de l’apartheid tel que mis en place par Malan). En 1983, une nouvelle constitution est promulguée. Elle instaure notamment un système parlementaire tricaméral (avec des chambres séparées pour les métis et les indiens) et une présidence exécutive.
En 1984, Botha est élu président de l’Afrique du Sud. Sous la pression des luttes de la population noire, de la dimension devenue non-fonctionnelle de l’apartheid, même un peu réformé, pour le marché du travail exigé par les grands groupes économiques, un processus de réformes est engagé. Il prendra quelques années pour aboutir, tout en laissant en place un apartheid économique. Les sanctions décidées par l’ONU en 1985 – et exigées par la population noire et ses représentants politiques et syndicaux – affaiblissent la position internationale de l’Afrique du Sud et de ses cercles dominants. La Suisse n’applique pas ces sanctions et reste la plateforme du commerce international de l’or, ce qui permet à l’Afrique du Sud de ne pas faire faillite. L’UBS était la banque la plus liée organiquement au régime d’apartheid. En 1989, Botha rencontre Nelson Mandela, emprisonné depuis 1964 et libéré en 1990. Pietr Willem Botha est décédé à l’âge de 90 ans, le 31 octobre 2006. (réd.)
3. LTI – Lingua Tertii Imperii: Notizbuch eines Philologen (La Langue du Troisième Reich: notes d’un philologue, publié en français aux Editions Pocket, 2003) est le titre d’un ouvrage de Victor Klemperer publié en 1947.
4. Emmanuel Terray fait référence à l’ouvrage d’Eric Hazan, publié aux Editions Raisons d’agir, qui porte le titre de LQR: la propagande au quotidien (LQR pour Lingua Quintae Respublicae), en référence au travail de Victor Klemperer, qui traite des mécanismes d’euphémisation à l’œuvre aujourd’hui dans les discours et les médias.
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