Débat
Bahgat Elnadi (gauche) et Adel Rifaat (à droite). Ensemble: Mahmoud Hussein
La place du personnage historique Muhammad
dans le monde arabe
Entretien avec Mahmoud Hussein *
Certains se souviennent avoir lu, en 1969, La lutte des classes en Egypte, publié chez Maspero et signé de Mahmoud Hussein. Assez vite circula «l’information» selon laquelle derrière ce nom se cachaient deux opposants de gauche au régime nassérien. Leurs noms n’étaient connus que d’un petit «cercle». Il s’agissait de Baghat Elnadi et Adel Rifaat. Puis, ils publièrent un ouvrage qui suscita aussi l’intérêt. Son titre: Les Arabes au présent, en 1974, au Seuil. La même année, surprise, il publiait un ouvrage fait d’entretiens avec Saul Friedländer et Jean Lacouture. Son titre: Arabes et Israéliens. Un premier dialogue (Seuil).
L’un Baghat Elnadi vient d’une famille bourgeoise musulmane. Adel Rifaat est d’origine juive ; de son nom Edy Lévy. En épousant dans les années 1950, la cause de la «libération nationale» il se convertit à l’islam, comme expression d’un combat nationaliste. Les deux étudiants choisissent la voie d’un marxisme marqué par le contexte. Il le font en opposition aussi bien au courant islamiste représenté par les Frères musulmans d’Egypte qu’au vieux parti Wafd qui avait partie liée avec les Britanniques.
Gamal Abdel Nasser s’installe définitivement au pouvoir en novembre 1954. Il ne faudra que quelques années pour que la répression s’abatte sur la gauche comme sur les frères musulmans, dont l’organisation avait été d’ailleurs dissoute dès le mois de janvier 1954.
En 1959 Adel Rifaat et Baghat Elnadi sont arrêtés et emprisonnés jusqu’en 1964. A leur sortie de prison, ils s’exilent en France et ils s’engagent, avec une certaine distance critique, du côté du Fatah et de la lutte des Palestiniens. C’est dans ce cadre que doivent être lus leurs entretiens avec Lacouture et Friedländer. Puis, dans le cadre d’une adaptation à la démocratie libérale et à partir d’une analyse sur le statut des peuples dominés, ils vont manifester une forte adaptation au régime de Anouar el-Sadate qui prend son envol en 1970. Sadate sera assassiné en octobre 1080, lors d’un défilé militaire.
Leurs ouvrages et films sont maqués du sceau d'une fine intelligence. Il est difficile de le leur dénier même si des différences d’orientation politique peuvent exister ou existent. En 2005, ils publient, toujours sous le nom de Mahmoud Hussein, un ouvrage de 544 pages, chez Grasset, intitulé: Al-Sîra. Le Prophète de l’Islam raconté par des compagnons. Il s’agit du premier volume. Le second vient de paraître, toujours chez Grasset, avec 726 pages.
C’st un récit qui s’appuie, entre autre, sur les chroniques des compagnons qui «suivent» la vie du Prophète. Ces textes représentent l’une des trois sources – avec le Coran et Hadits (les paroles, les dits du Prophète) – qui «formatent» l’émergence de ce qui deviendra l’islam, dans l’Arabie du VIIe siècle.
Comme contribution à une discussion et à des échanges sur l’islam et sur les versions présentes de l’islam et de l’islamisme (voir à ce sujet l’article de Samir Amin publié en date du 15 janvier 2007 sur ce site), nous reproduisons ci-dessous l’entretien accordé par les deux auteurs (ou l’auteur) à José Garcon.
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Vos ouvrages relevaient jusqu'ici de la politique et de la sociologie politique. Pourquoi les musulmans laïques que vous êtes ont-ils consacré dix ans à retracer la vie du Prophète ?
Pour y avoir grandi et y avoir mené nos premiers combats, nous appartenons culturellement et sentimentalement au monde arabo-musulman. Installés en France dès les années 60, nous avons été choqués de découvrir que tant de gens ignoraient l'apport de ce monde à la civilisation universelle. Nous avons voulu contribuer à le faire mieux connaître. Surmontant une difficulté après l'autre, nous aurons mis vingt-cinq ans à concevoir puis à faire passer à la télé (France 5) une série de douze émissions intitulées Lorsque le monde parlait arabe, ou l'Age d'or de l'islam. A partir de ce travail, nous sommes remontés aux temps premiers de l'islam et nous nous sommes intéressés au fait religieux proprement dit. La vie du Prophète nous a paru alors si riche d'enseignements que nous nous devions partager nos découvertes avec le grand public.
Comment faire une synthèse «neutre» à partir de textes de chroniqueurs dont les sensibilités religieuses et politiques étaient différentes voire opposées ?
Cela ne remet pas en question leur honnêteté intellectuelle. Et, lorsque trois d'entre eux, après avoir travaillé chacun de son côté, rapportent une même histoire à peu près dans les mêmes termes, il y de fortes chances pour que cette histoire soit véridique. C'est donc précisément parce qu'ils avaient des sensibilités différentes que le recoupement de leurs textes nous a permis d'aller au plus près de la vérité des faits. Nous avons travaillé sur leurs textes sans aucun a priori doctrinal, sans avoir rien à prouver ou à cacher. Il nous a d'abord fallu apprendre à décrypter ces textes, à les décortiquer. Puis, à partir des principales Chroniques, nous avons regroupé les informations éparses portant sur les principaux moments de la vie du Prophète. Nous avons choisi, parmi les différentes versions d'un même événement, la plus riche en détails vivants quittes, dans certains cas, à opérer nous-mêmes la synthèse de plusieurs de ces versions. Enfin, nous avons mis tous les fragments retenus bout à bout, dans un ordre autant que possible chronologique. Nous n'y avons pas ajouté un mot de notre cru et n'avons rejeté aucun fait d'importance, dès lors qu'il était retenu par l'un au moins des grands chroniqueurs. Il ne s'agit pas d'une interprétation personnelle, mais d'un condensé aussi fidèle que possible des textes de ces chroniqueurs.
Quel portrait du Prophète voit-on émerger ?
Rappelons que Muhammad n'est pas une figure mythique, c'est un personnage historique de première grandeur. Son message et son action ont bouleversé les consciences de son époque et finalement changé la face du monde. En deux décennies, cela tient du prodige. Al-Sîra nous permet de toucher du doigt ce prodige. A l'âge de quarante ans, Muhammad entend l'ange Gabriel lui annoncer que Dieu l'a choisi comme son dernier prophète. Sa mission est de sauver l'humanité de la damnation qui la guette, si elle ne saisit l'ultime chance de salut que Dieu lui offre en lui révélant Sa Parole, c'est-à-dire le Coran. Muhammad doit pour cela commencer par gagner à la cause de Dieu les Arabes polythéistes, qui n'avaient cessé jusque-là de s'entre-tuer, unifier leurs volontés et regrouper leurs énergies, afin qu'ils puissent à leur tour porter cette Parole au reste du monde.
Pour y parvenir, Muhammad déploiera une combinaison unique de talents hors du commun tout à la fois guide spirituel et chef temporel, alliant sagesse et hardiesse, maîtrisant le temps de la guerre aussi bien que celui de la diplomatie, doué d'un esprit de décision et d'un courage physique qui fascinent ses compagnons autant qu'ils désarçonnent ses adversaires. Sans oublier la longue patience nécessaire pour tisser, peu à peu, le réseau d'alliances qui préparent sa victoire finale.
Peut-on dire qu'il fut un réformateur ?
C'est peu dire. Il a révolutionné l'espace mental des Arabes. Il les a tirés d'un univers borné par les allégeances claniques et un paganisme sommaire, pour leur ouvrir de nouveaux horizons spirituels et eschatologiques, élargir leurs perspectives aux dimensions de l'histoire universelle, à la continuité des religions révélées. Il a amené chaque homme et chaque femme à se forger une conscience personnelle, par où ils devenaient individuellement responsables devant Dieu de leurs pensées et de leurs actes.
Vous montrez un homme très en avance sur son temps...
Oui, c'est assez extraordinaire: tout en étant profondément lié à son époque, Muhammad est très en avance sur elle. L'ascendant qu'il exerce sur ses contemporains ne tient pas seulement au fait qu'il leur transmet la Parole de Dieu, mais aussi qu'il les surplombe psychologiquement: il les comprend, peut se mettre à leur place, saisir leurs motivations intimes, les aider à changer. Il a un respect naturel de la dignité des personnes, quelles qu'elles soient, femmes et hommes, esclaves et hommes libres, amis et ennemis. Contrairement aux usages d'alors, il n'a jamais frappé l'une de ses épouses ou humilié un esclave. L'affection qu'il témoigne à ses enfants et ses petits-enfants étonne jusqu'à ses compagnons. Il répète à ses proches qu'il est faillible et les encourage à le corriger s'il commet des erreurs. Ainsi, à la veille de plusieurs batailles décisives, accepte-t-il de changer ses plans sur le conseil d'un homme plus doué que lui en la matière. En sa qualité de juge, il fait la part des faiblesses humaines et encourage les siens à montrer de l'indulgence à l'égard de ceux qui ont fauté.
Peu avant sa mort, il réunira les croyants dans sa mosquée pour leur dire: «Le temps est venu pour moi de réparer les fautes que j'ai pu commettre... A celui dont j'ai blessé la dignité, je présente ma dignité, afin qu'il prenne son dû»...
La lecture d' Al-Sîra éclaire-t-elle les grandes questions d'actualité: islam et modernité, islam et violence, islam et judaïsme... ?
C'est même la principale vertu d' Al-Sîra: elle apporte des réponses vivantes à toutes ces questions, en nous permettant de situer dans le temps et l'espace les versets du Coran qui les concernent et de replacer ces versets dans les multiples contextes où ils ont été révélés. Elle éclaire par là des significations confuses, explique les décalages, voire les contradictions, entre des versets qui parlent de la même chose mais à des niveaux différents, pour répondre à des situations changeantes.
Un exemple: tant que le Prophète était à La Mecque, protégé par son clan, il a pu porter la Parole de Dieu en évitant toute violence et en l'interdisant à ses compagnons. Forcé de s'exiler à Médine, il est devenu le chef d'une communauté dont le message monothéiste était un défi lancé à toutes les tribus polythéistes d'Arabie. La guerre, dans ce contexte, était inévitable. Le Prophète l'a faite, mais sans haine envers ses ennemis. Avec, au contraire, le souci constant de leur ménager une chance de salut. Il les prévient avant chaque bataille, et même après leur défaite, qu'il leur suffit de proclamer «Il n'y a de dieu que Dieu», pour sauver leur vie, leurs biens et leur âme tout à la fois. Autre exemple. Le Coran reconnaît la Bible comme un Livre de Dieu et fait aux juifs une place au Paradis. Mais lorsque les tribus juives de Médine s'allient aux tribus polythéistes de La Mecque qui combattent le Prophète, le Coran met ce dernier en garde contre les juifs qui l'entourent.
En «historicisant» la Révélation, Al-Sîra nous présente une image «non orthodoxe» de la première cité musulmane édifiée à Médine...
Oui, cette cité ne correspond pas à un modèle idéalement pur, car elle a reposé sur un compromis historique. Elle a fait prévaloir la Loi de Dieu sur les traditions claniques, mais sans abolir ces dernières, en composant même avec elles. Elle a instauré des principes islamiques de responsabilité personnelle, de justice, de solidarité, mais a tenu compte des forces d'inertie de l'époque, des limites imposées au changement par le contexte tribal et patriarcal de l'Arabie du VIIe siècle. D'où l'acceptation de pratiques telles que la guerre contre les polythéistes, les châtiments corporels, l'esclavage, les signes d'infériorité sociale de la femme...
De ce fait, Al Sîra autoriserait donc une lecture plus libre du Coran ?
Absolument. La Révélation contient, d'une part, des versets traitant de thèmes métaphysiques et moraux intemporels, et, d'autre part, des versets abordant des sujets personnels, locaux, circonstanciels. Le constat s'impose alors de lui-même: si les premiers sont universellement valables, les seconds ne le sont pas. La fidélité au Texte ne peut consister à confondre ces deux ordres, mais bien au contraire, à les séparer. On ne peut faire rayonner les premiers dans le XXIe siècle qu'en les dissociant des seconds, qui n'ont fait que répondre aux soucis temporaires d'une époque révolue.
A qui ce texte s'adresse-t-il aujourd'hui ?
A tout le monde. Aux musulmans parce qu'il leur permet de délégitimer la lecture littérale, dogmatique et figée, que proposent du Coran les intégristes. Mais aussi aux non-musulmans, qui sont hélas de plus en plus nombreux à penser, aujourd'hui, qu'il n'y a pas d'autre lecture possible du Coran que la lecture littérale, confondant ainsi islam et intégrisme. Malentendu lourd de méfiances réciproques et d'orages à venir.
* Cet entretien a été réalisé par José Garçon et reproduit dans Libération du 8 février 2007.
(8 février 2007)
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