Livio Maitan
par Lidia Cirillo *
Nous publions ci-dessous l'hommage qu'a rendu Lidia Cirillo à Livio Maitan, récemment disparu. Divers militants·e·s en Suisse romande ont certainement à la mémoire des conférences données par Livio Maitan au cours des années 1970 en Suisse française. Réd.
Livio Maitan était un homme d'un autre temps, mais pas parce que, pour des raisons d'âge, on ne pouvait plus dire qu'il était de celui-ci. Il était un homme d'un autre temps, parce qu'il appartenait à une espèce en voie quasi complète d'extinction. Quelques rares exemplaires existent encore: c'est celui de l'intellectuel organique.
Cette figure n'impliquait pas seulement la possession de qualités d'intelligence et de culture appropriées nécessaires à la capacité de comprendre le monde et de l'expliquer. Elle supposait aussi une attitude éthique, une façon d'agir, l'acceptation d'un rôle parfois inconfortable propre à une longue épreuve.
Une vie contre-courant
L'intellectuel organique acceptait de prendre sur lui une fonction pédagogique, avec une relative condamnation à la lucidité; et donc à ne jamais se permettre de raconter des histoires. Je crois que l'explication la plus simple des raisons pour lesquelles un homme de telles qualités intellectuelles est toujours resté à la marge renvoie justement à cela. Livio a toujours considéré une trahison de soi et des raisons de «son agir politique», le fait de raconter et se raconter des histoires. Ce qui ne signifiait clairement pas renoncer à l'espoir, ce qui est une tout autre chose, liée à d autres besoins et initiatives.
Être communiste en 1956, et dire sans ambiguïtés que les révolutionnaires étaient du côté opposé à celui imaginé par un certain sens commun, n'était pas chose commode [du côté des travailleurs et travailleuses de Hongrie et de Pologne]. Il est difficile de reproduire maintenant ce que signifiait à l'époque vivre le climat politique de la révolution hongroise: être coincé entre ceux qui condamnaient les chars armés soviétiques, – en taisant que les communistes étaient aussi et surtout les insurgés – et ceux qui présentaient ces derniers comme étant les agents conscients de la réaction. A la fin les deux versions se validaient réciproquement et terminaient par devenir des signes de valeurs opposées assignés à la même narration historique.
Être révolutionnaire, contestataire et critique d'un ordre international à la fin des années 1960 et ne pas s'agenouiller devant la toute sainte Révolution culturelle [en Chine, de 1966 à 1969] n'est pas une chose qui lui a coûté peu, en termes de popularité et de partisans. L'originalité et la valeur de l'expérience maoïste, Livio Maitan l'avait comprise avant d'autres. Il avait fait remarquer comment elle avait été par rapport à certains aspects une réalisation de la « révolution permanente » [c'est-à-dire de processus de passage d'une révolution démocratique bourgeoise à une révolution socialiste]. Mais il avait obstinément refusé de croire que, dans les évènements chinois appelés « Révolution culturelle », il y avait la solution des maux de la société à hégémonie bureaucratique. Les masses avaient fait irruption sur la scène politique, mais elles avaient été en large mesure manipulées. Elles ne disposaient pas d'instruments propres élus démocratiquement ; elles n'avaient pas pu choisir entre les deux orientations en conflit, parce que celles de la minorité avaient été rendues publiques seulement par les versions caricaturales de la majorité. Des milliers de personnes avaient été tuées, humiliées, emprisonnées, selon des rituels d'une incroyable violence. Beaucoup peut-être révélé sur les vicissitudes du mouvement ouvrier par le seul fait que, parmi les apologistes de ces rituels, il y avait un nombre significatif, de partisans actuels de la non-violence [référence faite au débat, y compris dans PRC, en Italie sur la violence et les luttes sociales et politiques dans le monde].
L'ironie de Livio sur le bavardage à propos de la « fin du travail » pendant les années 1980 l'a fait apparaître parfois comme un dinosaure, ce qui est d'ailleurs une manière brute et sans pertinence d'appréhender l'homme d'un autre temps.
Sur la théorie des classes sociales, il avait eu une polémique d'une autre nature avec Sylos Labini [sociologue italien reconnu] dans laquelle il avait expliqué l'origine et les modalités des phénomènes de prolétarisation qui caractérisent le capitalisme du troisième âge.
Les modes politiques et culturelles ne l'ont pas touché. Il avait et il manifestait un sincère mépris pour l'impressionnisme, la superficialité et le manque de rigueur intellectuelle. Mais il n'était pas été guidé en ce domaine dans une capacité de bien voir qui aurait puisé dans un conservatisme intellectuel et par le rejet de la nouveauté.
Il avait été très proche à des révolutions hétérodoxes comme celle algérienne ou cubaine ; il avait eu la perception de l'arrivée des nouveaux mouvements et il les avait valorisés, sans «si» et sans «mais»; il avait même essayé de comprendre le féminisme, lorsque quelqu'une avait tenté de le lui expliquer avec des arguments rationnels.
Contre le sectarisme
Dans le mouvement trotskiste Livio Maitan avait mené une infatigable bataille anti-sectaire, qui l'avait rendu la cible préférée de ce qui pouvait être un microcosme fragmenté aux marges des grands appareils bureaucratiques, avant que ces derniers commençassent eux aussi à se fragmenter.
Il s'enthousiasmait chaque fois qu'il voyait apparaître une lueur permettant la possibilité concrète de dépasser les divisions, les sectarismes et les réciproques excommunications. Il s'était enthousiasmé aussi pour la naissance de Rifondazione (Parti de la Refondation Communiste apparu en fin 1991], le tournant du dernier congrès et les ouvertures du secrétaire [Fausto Bertinotti] à la perspective d'un « autre monde possible ».
Livio n'était naturellement pas infaillible, il n'avait jamais prétendu l'être, ni il avait jamais cru dans l'infaillibilité d'une « pensée-Léon-Trotsky ».
Sur son histoire, sur notre histoire, il avait toujours été capable de faire des autocritiques amères et aussi ironiques. Dans les dernières années, il s'entêtait parfois dans des capricieuses polémiques sur les points et sur les virgules. Mais également sur ces points et virgules, rarement il avait tort. Livio a été pour moi, pour nombreux d'autres, aussi pour beaucoup qui plus tard ont fait des choix différents par rapport aux siens, l'homme qui explique, l'observateur lucide et le pédagogue.
La politique et les Études
Je n'arrive qu'à me le rappeler ainsi: début de l'autre côté du bureau, il expliquait de fois en fois comment et pourquoi s'est terminé le cycle ascendant de l'économie capitaliste ; comment et pourquoi l'entrée des masses sur la scène politique chinoise n'est pas en soi une garantie de démocratie socialiste ; comment et pourquoi non seulement le travail n'a pas disparu, mais ne cesse de croître dans ce monde cette armée de salarié·e·s (avec et sans emploi).
De lui j'ai reçu pendant la jeunesse et au cours de la vieillesse des mémorables leçons de politique et d'histoire, dont je n'ai pas encore décidé si je dois vraiment l'en remercier. Il avait aussi la passion de la pratique, qui est avant tout une manière de réfléchir et de discuter finalisée à l'action.
Il avait fait long temps de l'activité syndicale, il avait été parmi les premiers pendant la seconde moitié des années 1960 à discuter avec les ouvriers aux entrées des usines romaines ; il avait voulu partager les luttes des mineurs boliviens ; il avait été actif dans son cercle politique jusqu'au moment où l'âge et la santé le lui avaient permis.
Depuis quelques jours il était convaincu de vivre ces derniers jours, mais les autres autour de lui, la famille et les camarades, n'avaient pas partagé sa conviction. Lorsque la nouvelle de sa mort s'est diffusée, une amie commune m'a envoyé un sms sur le portable: « Il avait bien vu aussi cette fois ».
Livio Maitan était un homme d'un autre temps, mais la condition nécessaire à une re-fondation communiste. C'est en cela qu'il est aussi un homme du futur, parce qu'un nouveau mouvement ouvrier pourra difficilement être reconstruit, sans une génération qui répète (sous d'autres formes et dans d'autres manières) les dynamiques qui ont permis à l'ancien de naître.
Note biographique
Livio Maitan, né à Venise en 1923. Il a obtenu sa licence en lettres classiques à l'Université de Padoue. Après une militance dans le Parti socialiste, en 1947 il adhère à la Quatrième Internationale.
En 1948 il a fait partie de la direction du Front démocratique populaire (Fronte democratico popolare). À partir de cette année jusqu'à aujourd'hui, il a toujours fait partie de la direction de l'organisation internationale pour laquelle il a participé à la revue « Quarta Internazionale ». Il a collaboré à la rédaction de Inprecor, Il a participé à l'activité de la IVe Internationale pratiquement partout dans le monde. En 1950 il a fondé la revue Bandiera Rossa, qui a représenté en Italie l'activité des GCR (Groupes communistes révolutionnaires), qui se sont ensuite transformés en LCR au début des années 1980. En 1989 il a contribué à la dissolution de cette dernière organisation, afin de confluer dans Democrazia proletaria (Démocratie prolétaire) et avec cette dernière participer à la fondation du Partito della Rifondazione Comunista (Parti de la Refondation Communiste), dont il a été l'un des dirigeants. Collaborateur actif du quotidien Liberazioine (le quotidien de Rifondazione Comunista), en 2002 il a été parmi les plus convaincus partisans du dépassement, après 52 ans, de la revue Bandiera Rossa dans l'objectif de donner vie au nouveau projet éditorial ERRE.
* Lidia Cirillo est mambre de l'association Bandiera Rossa et membre du Parti de la Refondation Communiste (PRC). Membre oppositionnelle du PCI dans les années soixante à Naples ; elle a milité dès les années 1970 à Milan dans les rangs de la IVe Internationale. Elle a contribué de façon originale à l'élaboration d'une orientation féministe dans le courant marxiste-révolutionnaire.
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