Liban

Nahr el-Bared

Réfugiés du camp de Nahr-el-Bahred

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Le siège de Nahr el-Bared:
aux premières loges pour le bain de sang

Robert Fisk *

L’article de Robert Fisk date du 23 mai 2007. Il reflète bien le drame vécu par les réfugiés palestiniens Après une brève trêve, le 24 mai, les affrontements ont repris dans le camp de Nahr el Bared qui signifie «la Rivière du Froid» – se trouvant à une dizaine de kilomètres au nord de Tripoli. Ce camp a été établi en 1949, après l’expulsion des Palestiniens de leur terre en 1948.

Seymour Hersch, un chroniqueur réputé de l’hebdomadaire américain The New Yorker, insiste sur une dimension de la crise actuelle. Selon lui, le Vice-Président des Etats-Unis Dick Cheney ainsi qu’Elliot Abrams du Conseil de sécurité de la Maison Blanche aurait mis en place une coopération entre l’Arabie Saoudite, afin de financer le groupe militaire sunnite Fatah al-Islam, qui intervient, actuellement, depuis le camp de réfugiés. Le but: faire contrepoids au Hezbollah et reprendre la main après l’échec de la guerre conduite par Israël contre le Liban. Au fond une tactique analogue à celle menée, début des années 1980, en Afghanistan afin de lutter contre l’occupation soviétique et les régimes qu’elle «appuyait». Ce qui a facilité l’apparition de Al Qaida.

L’explication de Hersch repose sur une enquête sérieuse et une hypothèse: l’échec de la politique du Bush dans cette région est tel que des décisions «irrationnelles» - conduisant à un chaos accentué — sont prises. La lutte contre l’influence chiite conduirait l’administration états-unienne à des accords quasi privés avec le prince Bandar d’Arabie saoudite, tout pour mener contrebattre l’influence chiite (Iran, Irak…).

Tout le monde pointe le doigt vers la Syrie. Or, Hersch pose une question. Comment est-ce possible que le Syrie finance et arme un groupe salafiste (courant religieux lié à l’Arabie Saoudite) au moment où tout le monde l’accuse de soutenir le Hezbollah chiite, qui domine le Sud Liban. Cela lui semble peu crédible.

Ce qui est certain c’est qu’une fois plus aux antagonismes sociaux et politiques, ainsi que communautaires, qui déchirent le Liban, comme souvent dans son histoire, ce pays est une sorte de plate-forme où les «acteurs extérieurs» abaissent leurs cartes. Un prix énorme est payé par les populations les plus déshéritées, parmi lesquelles la population réfugiée palestinienne est certainement la plus reléguée, la plus démunie. (Red.)

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Il y a quelque chose d'obscène à observer le siège de Nahr el-Bared. Le vieux camp palestinien - qui abrite 30'000 âmes perdues qui ne rentreront jamais «chez elles» - profite de la lumière du soleil méditerranéen derrière une orangeraie. Des soldats de l'armée libanaise, qui ont repris leurs positions près la route principale du nord, passent leur temps dans leurs vieux véhicules de transport personnel, désœuvrés. Et nous – les représentants de la presse du monde – passons également notre temps paresseusement sur la terrasse d'un bloc d'appartements en construction, nous prélassant dans le petit jardin ou en buvant des tasses de thé brûlant à côté des antennes paraboliques où les titans de la télévision passent en grandes enjambées dans leurs combinaisons spatiales bleus et leurs casques.

Et puis arrive le claquement des coups de fusil et une volée de balles jaillit du camp. Un char de l'armée libanaise répond en tirant un obus, et nous sentons une faible vague de choc venant du camp. Combien de morts ? Nous ne le savons pas. Combien de blessés ? La Croix-Rouge ne peut pas encore entrer dans le camp pour enquêter. Nous assistons à nouveau à l'un des spectacles tragiques du Liban: le siège de Palestiniens.

Mais cette fois-ci, il y a des combattants musulmans sunnites dans le camp, et souvent ils tirent sur les soldats musulmans sunnites qui se trouvent dans un village musulman sunnite. C'est un collègue libanais qui semble avoir mis le doigt sur la plaie: «La Syrie est en train de montrer qu'au Liban, il n'est pas nécessaire que ce soient des chrétiens contre les musulmans ou des chiites contre des sunnites. Cela peut aussi être des sunnites contre des sunnites. Et l'armée libanaise ne peut pas envahir Nahr el-Bared. Cela irait beaucoup plus loin que ce que peut assumer ce gouvernement.»

Et voilà justement le hic. Pour atteindre le Fatah al-Islam sunnite, l'armée doit entrer dans le camp. C'est ainsi que le groupe reste, aussi puissant que dimanche, lorsqu'il a mis en scène sa mini-révolution à Tripoli et a fini avec ses combattants morts qui se consumaient dans des blocs d'appartements en flammes, et 23 soldats et policiers tués dans les rues.

Oui, il est difficile de ne pas sentir les mains de la Syrie ces jours. Le gouvernement de Fouad Siniora, enfermé dans sa petite «zone verte» au centre de Beyrouth, est en train d'être vidé de son pouvoir. C'est de plus en plus l'armée qui gère le Liban, d'autant plus éprouvée qu'elle est aussi, comme le reste de la population du Liban, composée de Sunnites, de Chiites, de Maronites et de Druzes. Quelles fractures, quelles tensions encore plus fortes s'exerceront-elles sur ce petit pays, alors que Siniora plaide encore pour un Tribunal des Nations Unies pour juger ceux qui ont assassiné l'ex-premier Ministre Rafik Hariri en 2005 ?

Nous parcourons la liste des militaires tués. La plupart des noms semblent être sunnites. Et nous jetons un coup d'œil vers les nuages floconneux et vers la chaîne de montagnes où la frontière avec la Syrie se trouve à peine à 10 miles. Il n'est pas difficile d'atteindre Nahr el-Barad depuis la frontière, pas difficile de se ravitailler. La géographie a une signification politique depuis la hauteur de notre terrasse. Et juste au bout de la route, il y a le poste de frontière syrienne.

Les soldats sont polis et courtois avec les journalistes. Ce doit être l'un des rares pays au monde où les soldats traitent les journalistes comme de vieux amis, où ils leur permettent sans arrière-pensée d'émettre depuis devant leurs positions, empruntant leurs journaux, partageant des cigarettes, en discutant avec nous et en croyant que nous avons notre travail à faire. Mais nous nous demandons de plus en plus si nous ne sommes pas simplement en train de faire l'inventaire de la triste désintégration de ce pays. L'armée libanaise est dans les rues de Beyrouth pour défendre Siniora, dans les rues de Sidon pour prévenir des troubles sectaires, sur les rues du Sud Liban pour surveiller la frontière israélienne et maintenant, tout au Nord, pour assiéger les pauvres Palestiniens matraqués de Nahr el-Bared et les autres petits groupuscules dangereux qui reçoivent peut-être – et peut-être pas – leurs ordres de Damas.

Le voyage de retour à Beyrouth est maintenant jonché de postes de contrôle, et même la capitale est à nouveau devenue dangereuse. A Ashrafieh, à l'aube, l'explosion d'une bombe – qui a été entendue dans toute la ville – a tué une femme chrétienne. Il n'y a, bien entendu, pas de suspects. Il n'y en a jamais. Des affiches réclament encore la vérité sur l'assassinat de Hariri. D'autres exigent la vérité sur l'assassinat d'un précédent Premier ministre, Rashid Karame.

D'autres encore, juste en contrebas de notre petite terrasse, portent fièrement le portrait de Saddam Hussein. Ils proclament qu'il est le «Martyr de Al-Adha» en faisant allusion à la date de son exécution. Ainsi, même l'effondrement de l'Irak nous touche à présent tous ici, dans notre village sunnite, où le dictateur de l'Irak sunnite est honoré plutôt que haï.

Une rafale de roquettes a grondé au-dessus du camp avant crépuscule. Les soldats prennent à peine la peine de lever les yeux. Et à travers les orangeraies et les rues désertes de Nahr el-Bared, la mer écume et brille comme si nous étions tous en vacances, alors que cette nation tremble sous nos pieds. (Trad. A l’encontre)

* Robert Fisk est un journaliste mondialement connu. Il écrit dans le quotidien britannique The Independent. Il vit Beyrouth. L’article a été écrit à 22 mai 2007.

(25 mai 2007)

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