Débat
Henri Lefebvre
Quand la ville se perd dans la métamorphose planétaire
Henri Lefebvre *
Actuellement une part importante du débat sur les villes porte, on le comprend aisément sur la planète des bidonvilles. A ce propos on peut lire l'important ouvrage de Mike Davis, dont le titre en français est: Le pire des mondes possibles. De l'explosion urbaine au bidonville global (Edit. La Découverte 2006).
Néanmoins, aussi bien le «long» boom de la spéculation immobilière dans l'ensemble des pays impérialistes que les transformations, conjointes, du travail (forme et lieu où il est mis en oeuvre), de l'habitat ainsi que de la localisation des «centres d'achats» (les-travailleurs-consommateurs-se-déplaçant-pour-effectuer-une-sorte-de-travail-d'achat) débouchent sur des restructurations urbaines profondes dans les pays capitalistes développés. Il nous semble utile, à ce propos, de relire un texte d'Henri Lefebvre écrit en 1989, l'un des derniers avant son décès, qui donne des pistes sur le rapport entre l'urbain, les rapports de production et les (non) droits des salarié·e·s (Réd)
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On eut l'impression, voici quelques dizaines d'années, que l'urbain en tant que somme de pratiques productives et d'expériences historiques serait porteur de valeurs nouvelles et d'une civilisation autre. Ces espoirs s'effacent en même temps que les dernières illusions de la modernité. On ne pourrait plus écrire aujourd'hui avec lyrisme et cette sorte d'extase moderniste chère à Apollinaire:
«Soirs de Paris ivres du gin
Flambant de l'électricité
Les tramways feux verts sur l'échine
Musiquent au long des portées
De rails leur folie de machines...»
La critique de la ville moderne rejoindra tôt ou tard la critique de la vie quotidienne dans le monde actuel. Cependant, le bilan rencontre immédiatement quelques paradoxes. Le premier tient à ce que, plus la ville s'étend plus les relations sociales s'y dégradent. Elle a connu une croissance extraordinaire dans la plupart des pays développés depuis la fin du siècle dernier, suscitant bien des espérances. Mais, en réalité, la vie en ville n'a pas donné lieu à des relations sociales entièrement nouvelles.
Tout se passe comme si l'extension des anciennes villes et la constitution de nouvelles servaient d’abri et de refuge aux rapports de dépendance, de domination, d'exclusion et d'exploitation. En bref, le cadre de la quotidienneté a été quelque peu modifié ; les contenus n'en ont pas été transformés. Et l'on pourrait aller jusqu'à dire que la situation des citadins s'est aggravée en rapport, d'un côté, avec l'extension des formes urbaines et, d'un autre côté, avec l'éclatement des formes traditionnelles du travail productif. L'un va avec l'autre. L'apparition de nouvelles technologies aboutit simultanément à une autre organisation de la production et à une autre organisation de l'espace urbain qui réagissent l'une sur l'autre et s'aggravent réciproquement plus qu'elles ne s'améliorent.
Il y eut une époque où le centre des villes était actif et productif, donc populaire. De plus, la cité existait surtout par son centre. La dislocation de cette forme urbaine a commencé vers la fin du dernier siècle, aboutissant à la déportation de tout ce que la population comptait d'actif et de productif, vers des banlieues de plus en plus lointaines. On peut en incriminer la classe dominante ; mais il faut ajouter qu'elle a seulement utilisé avec habileté une tendance de l'urbain et une exigence des rapports de production. Était-il possible de maintenir des usines et des industries polluantes au sein des villes ?
Cependant le profit politique pour les dominants est clair: embourgeoisement des centres-villes, remplacement de cette centralité productive par un centre de décision et de services. Le centre urbain ne devient pas seulement un lieu de consommation, il prend en lui-même une valeur de consommation. Exportés ou plutôt déportés dans les banlieues, les producteurs reviennent en touristes vers le centre dont ils ont été dépossédés, expropriés. On voit aujourd'hui les populations périphériques réinvestir les centres urbains comme lieux de loisirs, de temps vide et inoccupé. Le phénomène urbain s'en trouve profondément modifié. Le centre historique a disparu comme tel. Il ne reste que, d'une part, les centres de décision et de pouvoir, et, de l'autre, des espaces factices et artificiels. Il est vrai que la ville persiste, mais dans un aspect muséifié et spectaculaire.
L'urbain conçu et vécu comme pratique sociale est en voie de détérioration et peut-être de disparition.
Il s'y produit une dialectisation spécifique des rapports sociaux, et c’est un second paradoxe: centres et périphéries se supposent et s'opposent. Ce phénomène, qui a des racines lointaines et des précédents historiques célèbres, s'accentue, de nos jours, à tel point qu'il s'étend à la planète entière, par exemple dans les rapports Nord-Sud. D'où une question cruciale et qui déborde celle de l'urbain. S'agit-il de formes nouvelles qui surgissent ainsi dans le monde entier et qui s'imposent à la ville ? Ou bien s'agit-il, au contraire, d'un modèle urbain qui s'étendrait peu à peu à l'échelle mondiale ? Selon une troisième hypothèse, on assisterait aujourd'hui à des mutations, au cours d'une période transitoire, pendant laquelle l'urbain et le mondial se recoupent l'un l'autre et se perturbent réciproquement.
Poursuivons le bilan critique. Vers la fin du siècle dernier, la connaissance scientifique commença à s’occuper de la ville. La sociologie urbaine, comme discipline scientifique, s'inaugura en Allemagne, entre autres, avec Max Weber. Or cette science de la ville n’a pas tenu ses promesses. Elle a suscité ce qu'on appelle aujourd'hui «l’urbanisme», qui se résume en consignes très contraignantes pour la création architecturale et en informations très vagues pour les autorités et pour les gestionnaires. Malgré quelques efforts méritoires, l'urbanisme n'a pas accédé au statut d'une pensée de la ville. Et même, il s'est peu à peu rétréci jusqu'à devenir une sorte de catéchisme pour technocrates.
Comment et pourquoi tant de recherches et de mises en perspective n’ont-elles pas abouti à la réalisation d'une cité vivante et vivable ? Il est facile d'incriminer le capitalisme et le critère de rentabilité et de contrôle social. Cette réponse semble d'autant plus insuffisante que le monde socialiste connaît les mêmes difficultés et les mêmes échecs en la matière. Dès lors, ne faut-il pas interroger et mettre en question le mode de pensée occidental ? Après tant de siècles, chez nous la pensée dépend encore de ses origines terriennes. Elle n'est pas encore devenue complètement citadine et n'a su produire qu'une conception étroitement instrumentaliste de l'urbain. Cette conception règne depuis les Grecs et a fondé leur pensée. Pour eux, la cité est un instrument d'organisation politique et militaire. Elle devint au Moyen Age un cadre religieux pour accéder par la suite au statut d'instrument de reproduction de la force de travail, avec l'arrivée de la bourgeoisie industrielle. Seuls, jusqu'ici, les poètes ont compris la ville en tant que la demeure de l’Homme. C'est ainsi que peut s'expliquer un fait étonnant: le monde socialiste ne prend que lentement et tardivement conscience de l'immensité des questions urbaines ainsi que de leur caractère déterminant pour construire une société nouvelle. Ce qui constitue un autre paradoxe.
Cependant, de graves menaces pèsent sur la ville en général et sur chaque ville en particulier. Ces menaces s'aggravent de jour en jour. Les villes tombent sous la double dépendance de la technocratie et de la bureaucratie, en un mot des institutions. Or l'institutionnel est l'ennemi de la vie urbaine, dont il fige le devenir. Les villes nouvelles ne portent que trop visiblement les marques de la technocratie, marques indélébiles qui montrent l'impuissance de toutes les tentatives d'animation, que ce soit par l'innovation architecturale, par l'information, par l'animation culturelle ou la vie associative. Les municipalités, comme chacun peut le constater, s'organisent sur le modèle étatique; elles reproduisent en petit les habitudes de gestion et de domination de la haute bureaucratie d'État. Les citadins voient s’y amenuiser leurs droits théoriques de citoyen et la possibilité de les exercer pleinement. On parle beaucoup de décision et des pouvoirs de décision, alors que, en fait, ces pouvoirs restent aux mains des autorités. On parle encore plus de l'information et des techniques informationnelles à l'échelle municipale. Le câblage, par exemple, s'il donne un droit nouveau à consommer de l'information, ne donne aucun droit à en produire. Sinon sous la forme dérisoire de cette supercherie de la communication que l'on nomme «interactivité». Le consommateur de l'information n'en produit pas, et le citoyen reste séparé du producteur. Une fois de plus, on a changé les formes de la communication en milieu urbain mais non pas les contenus.
Autre menace: la planétarisation de l'urbain. Il s'étendra à l'espace entier au cours du prochain millénaire si rien ne vient contrôler ce mouvement. Cette extension mondiale ne va pas sans un grand risque d'homogénéisation de l'espace et de disparition des diversités. Or l'homogénéisation s'accompagne d'une fragmentation. L'espace se divise en parcelles qui s'achètent et se vendent. Leur prix dépend d'une hiérarchie. C'est ainsi que l'espace social, tout en s’homogénéisant, se fragmente en espaces de travail, de loisirs, de production matérielle, de services divers. Au cours de cette différenciation, autre paradoxe: les classes sociales se hiérarchisent en s'inscrivant dans l'espace, et cela de façon croissante, et non pas, comme on le prétend si souvent, de façon dépérissante. Bientôt, il ne restera plus à la surface de la Terre que des îles de production agricole et des déserts de béton. D'où l'importance des questions écologiques: il est exact d'affirmer que le cadre de vie et la qualité de l'environnement passent au rang des urgences et de la problématique politique. Dès qu'on accepte une telle analyse, les perspectives et l'action se modifient en profondeur. Il faut restituer la place éminente de formes bien connues mais quelque peu négligées, telles que la vie associative ou l'autogestion, qui prennent un autre contenu dès lors qu'elles s'appliquent à l'urbain. La question est alors de savoir si le mouvement social et politique peut se formuler et se réarticuler sur des problèmes ponctuels mais cependant concrets concernant toutes les dimensions de la vie quotidienne.
Au premier abord, la quotidienneté semble très simple. Elle est fortement marquée par le répétitif. Celui qui l'analyse en découvre bientôt la complexité et les multiples dimensions: physiologiques, biologiques, psychiques, morales, sociales, esthétiques, sexuelles, etc. Aucune de ces dimensions n'est fixée une fois pour toutes, et chacune d'elles peut faire l'objet de multiples revendications, cela dans la mesure où la vie quotidienne constitue le lieu le plus traversé par les contradictions de la pratique sociale. Ces contradictions elles-mêmes se découvrent peu à peu. Par exemple, entre le jeu et le sérieux, mais aussi entre l'usage et l'échange, le mercantile et le gratuit, le local et le mondial, etc. Dans la ville, notamment, le jeu et le sérieux tous deux présents sont opposés et mêlés; habiter, aller dans la rue, communiquer et parler, c'est à la fois sérieux et ludique.
Le citoyen et le citadin ont été dissociés. Etre citoyen, cela voulait dire séjourner longuement sur un territoire. Or, dans la ville moderne, le citadin est en mouvement perpétuel; il y circule; s'il se fixe, bientôt il se déprend du lieu ou cherche à s'en déprendre. De plus, dans la grande ville moderne, les rapports sociaux tendent à devenir internationaux. Non seulement en raison des phénomènes migratoires mais aussi, et surtout, en raison de la multiplicité des moyens techniques de communications, sans parier de la mondialisation du savoir. À partir de telles données, n'est-il pas nécessaire de reformuler les cadres de la citoyenneté ? Le citadin et le citoyen doivent se rencontrer sans pour autant se confondre. Le droit à la ville n'implique rien de moins qu'une conception révolutionnaire de la citoyenneté.
* Henri Lefebvre, une fois sa rupture avec le PCF (Parti communiste français) consommée, a pu développer une pensée créative dans divers domaines, entre autres celui de la ville. On peut citer à cet égard: Le droit à la ville (Anthropos, 1968), Du rural à l'urbain (Anthropos, 1970), La pensée marxiste et la ville (Casterman, 1972), Espace et politique (Anthropos 1973), La production de l'espace (Anthropos, 1974)..
(7 février 2007)
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