Irak

 

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Le mythe du "progrès"

par Robert Fisk *

Ainsi donc, nous nous apprêtons à soutenir ce fameux mythe. Alors qu’on découvre des corps décapités le long du Tigre, que morgues et mortuaires se remplissent, que le nombre d’Américains tués dépasse de loin les 1.700 – et, rappelons-le, que des dizaines de milliers d'Irakiens ont eux aussi perdu la vie –, l’Europe et le reste du monde s’obstinent à soutenir le projet américain.

Le sommet de Bruxelles a été – et, naturellement, je cite notre grand ami, monsieur Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies – «un signe manifeste de ce que la communauté internationale est bien décidée à se dévouer [pour les Irakiens] dans la voie difficile qui les attend».

«Difficile»: Voilà bien un mot que vous pouvez répéter. Combien de combattants suicides ne se sont-ils déjà pas sacrifiés, à l’heure qu’il est, contre les Américians et leurs mercenaires, contre la nouvelle armée irakienne et les nouvelles forces de police irakiennes et leur recrues ? On cite le chiffre d’environ 420. A l’époque de la guerre du Hezbollah contre l’occupation israélienne du Liban, un poseur de bombe suicide par mois était considéré comme un phénomène.

Durant l’Intifada palestinienne, un par semaine constituait une surprise. Mais, en Irak, nous atteignons le chiffre de sept par jour. Le poseur suicide du Wal-Mart soulève les questions les plus inquiétantes quant à notre capacité à écraser l’insurrection.

Condoleezza Rice déclare qu’elle désire davantage d’ambassadeurs arabes à Bagdad. Tu parles ! Quand le roi Abdullah de Jordanie promet d’envoyer son homme en Irak «dès que la situation sera plus sûre», vous savez tout de suite que les Arabes ont compris la situation d’une façon qui n’est pas celle des Américains. Qui désire se faire appeler «feu l’ambassadeur» ? Qui désire mettre sa tête sur le billot à Bagdad ?

La réalité – défiant l’imagination des Américains et celle de leurs alliés se nourrissant d’illusions, et tragique pour les Irakiens mêmes –, c’est que l’Irak est un infernal désastre. Visitez n’importe quelle ambassade de l’Irak en Europe, adressez-vous à n’importe quel Irakien à Bagdad – à moins qu’il ne vive dans la sécurité douteuse de la «zone verte» entourée de palissades – et vous entendrez ce que ces gens ont à dire sur la violence, et force vous sera d’admettre que nous avons échoué.

Nous sommes censés devenir, comme l’ont prétendu hier les créateurs de mythes de Bruxelles, «un partenaire à part entière dans la naissance d’un nouvel Irak», afin de prouver que «le peuple de l’Irak a plein d’amis». Eh oui ! En effet. Sauf que la plupart des ces «amis» n’osent se rendre en Irak (à l’instar du putatif ambassadeur de Jordanie) par crainte de se faire décapiter.

Les journalistes américains qui, aujourd’hui, y vont de commentaires optimistes sur la guerre – ou sur «l’insurrection», comme nous nous obstinons encore à l’appeler –, voyagent soit en compagnie des forces américaines en Irak, soit pratiquent une forme de «journalisme hôtelier» à partir de leurs chambres d’hôtel étroitement gardées à Bagdad, se servant de leurs GSM pour s’adresser au peuple irakien vivant dans sa grande prison ou à ses mentors étrangers. Quelques journalistes américains s’aventurent encore à l’extérieur – puissent-ils emporter les récompenses qu’ils méritent (et de préférence pas au paradis) – mais la voix qui parle aujourd’hui de l’Irak, c’est celle de la très officielle administration et les commentaires sont rédigés par des hommes et des femmes qui espèrent avec ferveur ne devoir jamais mettre les pieds en Irak.

Les représentants de plus de 80 pays pressent le Premier ministre élu Ibrahim al-Jaafari de s’adresser aux sunnites – les mêmes sunnites qui anéantissent des vies américaines et irakiennes partout dans le pays et dans des proportions choquantes –, mais la ligne officielle, exprimée de façon si servile hier soir par la BBC, était que les «hautes instances diplomatiques» («hautes instances», voilà une expression que j’aime !) avaient «mis tout leur poids derrière les efforts américains pour créer un Irak démocratique». Ici, seul le mot «efforts» suggère la vérité.

La réalité, c’est que l’Irak est moins sûr que jamais, qu’aucun étranger n’ose parcourir ses routes principales, que rares sont ceux qui osent s’aventurer dans les rues de Bagdad. Et on vient nous dire que les choses vont mieux. Et nous nous obstinons à croire ces mensonges. Et nous nous obstinons à nous berlurer dans l’univers hollywoodien du Pentagone, de la Maison-Blanche, de Downing Street et, plus récemment, des Nations unies.

Si tous ces dignitaires, ces politicards bouffis de suffisance, ces diplomates qui n’ont d’importance que celle qu’ils se donnent étaient si sûrs que l’affaire irakienne se termine bien, pourquoi diable ne se sont-ils pas rencontrés à Bagdad, au lieu de le faire à Bruxelles ? Mais, bien sûr, nous connaissons tous la réponse.

* Robert Fisk est un des journalistes les plus au courant des développements au Moyen-Orient. Il a érit cet article pour le quotidien The Independent, dont il est un collaborateur régulier.

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